« Ce Da, ce là » : les noms-dits

Marie-Dominique Garnier

Université de Paris 8

  1. De cette bribe de texte signée (de plus d’une façon) Jacques Derrida, prélevée au second volume de La Bête et le Souverain1 s’échappe ce qui a tout l’air d’opérer à la façon d’un raccourci ou d’un flash-code : nano-poème,  plus petit dénominateur commun, prolégomène-théorème de poche, équation portative à deux inconnues, paire de corps coupés émettant chacun un signal en direction de chez -Da ou du côté de chez La-, selon le chemin choisi, Méséglise ou Guermantes.

Cheminer avec Heidegger

  1. Dans cette bribe de texte se laissent lire, d’une lecture pressée, pressante, avide ou partiale, deux segments de nom propre à la surface desquels entendre passer deux ombres en tandem, Derrida devant, Lacan derrière : -da, la-. Entendre et non pas voir, car la graphie n’accorde aucun crédit à cette hypothèse, pas plus que le contexte d’où provient la citation. Entendre et non pas voir, car ce texte publié sous le titre de « séminaire » n’avait pas pour vocation de devenir graphie. Dans ce « Là » que fait résonner l’extrait (cité plus loin) de La Bête et le Souverain, ne résonne aucune « lalangue ». L’adverbe (traduit de la particule allemande) est introduit, puis répété lors de chacune des démarches de traduction entreprises par un animal philosophe au pas lent, car prudent, à chaque fois que cet animal prudent traduit (et il ne cesse de traduire et d’être-en-traduction). « Là » porte ici l’accent grave qu’il doit avoir en tant qu’essai de traduction du « Da » heideggerien, qui une fois replacé dans le contexte de la citation en question renvoie à la fois au « da » de « Dahin » et au « da » de « Dasein ».

  2. Cette citation appartient à la quatrième séance de la dernière année de séminaire de Jacques Derrida, séminaire traversé par l’idée heideggerienne que l’animal (contrairement à l’homme) ne meurt pas — sur fond de douloureuse coïncidence avec l’annonce, en mars 2003, de la maladie, et de son verdict proche. Par delà la graphie divergente, par delà le contexte pédagogique et le contenu philosophique, comment ne pas entendre glisser dans « ce Da, ce là » le pas de deux d’un curieux couple, l’ombre d’un étrange tandem : deux noms, (qui fera la bête ? qui le souverain ?), posant chacun à leur façon la question de la « place ». Comme cet essai tentera de le montrer, il y va du même jeu de place impossible, intenable, entre d’une part les polarités de « bête » et de « souverain » qui tiennent lieu de cadre au séminaire, et d’autre part cette ellipse à double coeur (-da-la), cette paire de noms partiels appelés à entrer en traduction, c’est-à-dire en trahison. Derrida/Lacan : de « da » en « là », « da » ou « là », qui occupe quelle place ? Dans le biplace de ces noms partiels réduits à l’état de particules, comment ne pas lire une partie de l’étrange jeu de taquet joué par la déconstruction contre (tout contre, au plus près de) la psychanalyse ? Qui est « da » ? Qui joue « la » ? Comment ne pas percevoir les vitesses de déplacement de ce « da » (bête ou souverain) cherchant à contester, à trahir la place de « là-Lacan », à fausser le diapason de ce « la », et plus loin (dans la citation qui suit), à inquiéter la marque de fabrique LA, venue en majuscules se dresser à la surface de ce commentaire ?

  3. Les deux longs extraits du séminaire La Bête et le souverain analysés dans ce qui suit ont en commun de pointer en direction de ce devenir : du devenir-bête de Lacan, traité plus loin (non sans un certain coefficient de maltraitance) de « vison », devenu-vison(s), puis étrangement introduit dans un jeu de fort-da, ou un jeu de da-là, dans une scène où se mêlent séduction, homo-érotisme, et traversées des barrières dites du « genre » ?

  4. A l’ouverture de la séance du 29 janvier 2003 placée sous le sceau du « ce da, ce là » par lequel cette lecture commence, Jacques Derrida entreprend de résumer le parcours en suivant une topologie des plus étranges, qui, dit-il, prend position « au carrefour de trois chemins » (BS 145). La séance, précise Derrida, sera consacrée à trois textes, extraits de Robinson Crusoe, auxquels viendront s’ajouter deux textes de Heidegger portant d’une part sur le Dasein, d’autre part sur le terme Walten, terme importé de L’Introduction à la métaphysique. Pourtant, en lisant-écoutant de près ce commentaire, un quatrième chemin (annoncé dans le mot de « carrefour ») se dessine, bien qu’en apparence guère invité ou plutôt à la fois évité et inévité : un chemin analytique, qui entre dans le commentaire de Derrida en poussant une porte heideggerienne. Ce quatrième chemin, par lequel il faut passer, et d’une certaine façon il faut y aller par quatre chemins pour essayer de longer à la fois l’écriture analytique et la déconstruction, ce quatrième chemin est celui qu’on pourrait appeler non pas le chemin de l’invité mais celui de l’évité ou de « l’inévité », en appliquant cette fois le terme à Lacan et non plus à Derrida, lequel faisait une apparition sous le masque de l’invité/inévité dans le court dialogue avec René Major sur lequel s’achève La Carte postale, dans un texte intitulé « Du Tout »2. Dans La Bête et le Souverain, Lacan occupe à la fois le poste de l’évité (son nom n’apparaissant que bien plus tard et n’étant nulle part mentionné, sinon en sous-main, dans cette séance) et de l’inévité : il y surgit, pourrait-on dire, en tant qu’objet graphique partiel, avant d’apparaître plus loin en pleine lumière, longuement cité à comparaître dans le séminaire de l’avant-dernière séance datée du 12 mars 2003.  Ces deux textes appellent à un double ralentissement du pas, à partir du très court passage « ce da, ce là » d’une part,  et d’autre part à partir des longs paragraphes retors de ce que l’on pourrait appeler les « méchances » de la déconstruction : coups de griffes lancés d’un philosophe en direction de Lacan, qui paradoxalement ici se retrouve endosser la peau de l’animal, devient-animal sous la plume (venimeuse, crochue, et en plus d’un sens « gifted ») de Jacques Derrida. Dans cette avant-dernière séance de mars 2003, Lacan ne trouve place dans le commentaire que pour y être remis dans le rang, replacé par Derrida parmi ceux qui refusent de donner la parole à l’animal – autrement dit placé en situation de « congruence  profonde »  (BS 349) avec Heidegger, rangé parmi ceux qui réservent le langage à l’homme et distinguent par conséquent le signifiant humain du (je cite Derrida)  « code ou du signal animal » (BS 342).

  5. Or, dans ces deux textes, jamais « l’animal » ne s’est autant mis à parler, à parler dans un code qui longe et perturbe la limite entre psychanalyse et déconstruction – j’entends par « animal », ici, ce qui parle (sans la parler) une langue mi-dite, la langue du « ce da-ce la », langue non pas symptomatique ou symptomale, mais infra-langue partielle faite d’anamorphoses et de voisinages a-signifiants. Si la déconstruction a tant cherché (et réussi) à brouiller la limite entre langage humain et code animal, quel effet reçoit-elle en retour depuis ce qu’il faudrait appeler son bord (mais par où passe-t-il ?), depuis le bord psychanalytique ? Lorsque Derrida introduit (ici, et dans d’autres textes) ce qu’il appelle le « code psychanalytique », plaçant implicitement la psychanalyse en position « bête », à la place de la « bête » sans accès à d’autre langage que codé, comment ce « code » opère-t-il en retour ? Où est la bête, où est le souverain ? à quelles places ? Da ou là ? Et si la bête jouait à se glisser partout, jouait à déloger le souverain à coup de « reins » ? J’y viendrai, un peu plus tard – diverses parties de corps montrant leur dose dans le second texte soumis à la lecture.

  6. Au détour du séminaire consacré à Defoe et à Heidegger dont provient la citation qui me sert ici de titre et de point de départ, « ce da, ce là », entre très vite, sinon la figure de Lacan, du moins celle de « la » psychanalyse, au détour de ce qui semblait être initialement un simple exercice de traduction et un commentaire patient de Die Grundbegriffe der Metaphysik (Welt, Endlichkeit, Einsamkeit), autrement dit du texte de Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique (mais il importe, comme le fait Derrida, de maintenir le bruissement germanophone du texte, ces « Grundbegriffe » armés de grognements et de griffes parlant plus immédiatement la langue mutique qui s’échange entre les deux camps, le camp de Lacan-(Heidegger), et le camp ou décampement-Derrida). Le passage qui suit, et son devenir-majuscule (de « là » à LA) pose les limites (ouvertes) d’un certain terrain de jeu, lieu de rencontre possible-impossible entre déconstruction (da) et psychanalyse (là) :

Voilà donc ce qu’est le monde, à savoir le tout en tant que nous sommes ce chemin en chemin vers lui, mais vers lui en tant que le chemin s’y trace, s’y fraie, s’y ouvre, s’y inscrit. Je lis ou traduis ou paraphrase : « Vers là [il vient de nommer le monde : qu’est-ce que le monde ? Réponse], [vers là, Dahin], vers cet être entier (zum Sein im Ganzen) – voilà vers quoi nous sommes poussés (getrieben) dans notre nostalgie. » Donc quand il dit « vers là  (Dahin) », et en apposition, vers l’être dans son entier (« zum Sein im Ganzen »), voilà vers quoi nous sommes poussés dans notre nostalgie, ce (le monde vers lequel nous pousse la nostalgie et qui va définir notre être), ce du Dahin, il sera indispensable pour penser ce là, le da du Da-sein, qui désigne ou décrit aussi bien un mouvement de transcendance qu’une situation immobile, ou Da du Dasein dont Heidegger dira beaucoup plus tard qu’il faut le penser comme le Da, le là-bas du Sein avant de le penser communément comme l’existence. Ce Da, ce là, est la dimension de ce qui oriente et met en mouvement notre être comme être au monde. Nostalgiquement. La poussée ou la pulsion nostalgique est ce qui en somme, loin de nous pousser vers ceci ou cela, Ithaque ou l’Angleterre, c’est ce qui nous pousse vers tout, vers le monde en tant que l’entier. Heidegger poursuit : « Notre être est cet être-poussé [la poussée ou la pulsion de cet être-poussé : Unser Sein ist diese Getriebenheit]. »

[…] Puisque cette Getriebenheit détermine aussi le monde comme ce vers quoi cette poussée d’une nostalgie essentielle et originaire nous pousse, elle n’est pas une pulsion ou une poussée parmi d’autres. Tout vient d’elle ou revient à elle, à la pousse, à la poussée de ce Trieb, de cette pulsion. C’est elle qui nous met en chemin, sinon en route (car la route une fois frayée, ouverte, rompue, via rupta, n’est qu’une espèce de chemin, comme la méthode n’est qu’une espèce de hodos), c’est le Trieb qui nous met en chemin et nous tient en chemin. Mais comme c’est un mouvement, un processus, une tendance, une force plutôt qu’une chose, un processus sans sujet ni objet déterminé, avant tout sujet ou tout objet déterminé, avant tout étant, avant tout qui et tout quoi, le mot même, la forme nominale ou nominalisée du vocable (Trieb, Getriebenheit) est problématique, et il faut la lire comme telle. On en dira de même de LA pulsion ou de LA poussée et même de la force. Ça pousse, mais là où ça pousse, il n’y a encore ni pulsion ni poussée, ni pouls, ni être-poussé ni être-poussant.

Trieb, ici, n’appartient pas encore à tel régime ou à tel code psychanalytique, d’ailleurs lui-même très ambigu et surdéterminable entre la charge énergétique d’une poussée qui a son lieu à la fois dans l’âme, la psuchê, et dans le corps comme organisme3. (BS 155-157)

  1. Je commencerai par tenter de lire le corps à corps, la lutte littérale et micro-textuelle entre ces deux particules « da » et « là » employées une vingtaine de fois en l’espace de deux pages, particules que je lis aussi comme des bribes de noms propres mi-dits, ouï-dits, échangés au fil d’un texte conduisant au terme du chemin vers ces deux majuscules, LA. En fin de texte viennent en effet se graver comme en relief, promises à une lecture tactile et quasi a-signifiante, ces lettres majuscules, lettres « voyantes » et pourtant passées inaperçues, LA,  étrange trahison et traduction du « là » initial. Comme si. Comme si au fil de cet étrange corpus deux corps entraient en une série de déplacements/remplacements, un « là » (Derrida) cherchant à faire taire les lettres données comme « problématiques » d’un LA (Lacan). C’est d’ailleurs sur cette syllabe même que s’ouvre la séance inaugurale du premier volume du séminaire en 2001 :

La…. Le

Je rappelle le titre proposé pour le séminaire de cette année : la bête et le souverain. La. Le 4.

  1. Ce passage articulé autour de deux particules (« da », « là », et leur traduction/trahison par « LA » et « la ») conduit droit (par un cheminement sans rupture) au texte de l’avant-dernière séance, c’est-à-dire à ce pénultième moment du séminaire dans lequel Jacques Lacan est cette fois longuement cité, ainsi qu’un passage du Séminaire V – un séminaire venant en hanter ou en doubler un autre. Dans ce second passage (cité plus loin) entre-sort « la bête », une bête, un petit animal que Derrida convoque sous le prétexte qu’il manquait tout simplement à son tableau, le vison. Or ce vison ne demande qu’à être provisoirement capturé ou caressé. Outre une allusion à peine masquée aux riches manteaux de fourrure animale que peut s’offrir la gent analyste, on lira dans ce vison un curieux « animot » instable, transgenre, masculin-féminisant : non seulement la bête (marte, fouine ou furet) dont on se fait des peaux, dont on fait la peau, mais aussi l’animot dont on se glisse sous la peau, dont on cherche à endosser la peau même. De ce texte émergera cette phrase-affre, cette griffure signée Derrida : « Lacan parle vison » (BS 343).  

Positions de (la) déconstruction

  1. Recommençons. C’est en passant par le mot de « position » qu’il est possible de recommencer, la question intitulée « psychanalyse et déconstruction » pouvant être comprise comme sous-entendant une hiérarchie, un dispositif de pole-position. A partir de la brève juxtaposition de deux mi-noms (da/là) dont il est possible de suivre localement le pas de deux dans le volume deux de La bête et le souverain, jusqu’à la scène de Lacan-en-vison, cet essai pose la question de savoir qui est devant qui, question déjà posée par La carte postale, revenant à lire (mais dans quel sens) une scène figurale : Derrida derrière Lacan. Lacan devant. A la fois devant, en termes de position, et « devant » au sens de redevable. Dans sa lutte avec/contre « LA » alias Lacan, dans la lutte avec « La », Derrida laisse entrer une scène trans/érotique qu l’on pourrait décrire en termes obliques, en termes queer : Derrida derrière Lacan, et Lacan-en-vison, Lacan-venu-(anti-Vénus) en-fourrure.

  2. On se souvient de la phrase de Jacques Lacan accusant Derrida de vol de propriété intellectuelle ou de braconnage, lors d’un dîner à New York en octobre 1966, cette phrase que rapporte Élisabeth Roudinesco: « vous ne supportez pas que j’aie déjà dit ce que vous avez envie de dire5 ». Il y va de la place, toujours, quarante ans plus tard, à la fois dans le texte cité plus haut, et dans le second passage que l’on pourrait appeler la scène du Lacan-en-fourrure, citée plus bas. Ce qui s’inscrit au départ dans la forme adverbiale « ce Da, ce là », et se répète dix de fois en l’espace d’une page, relève d’une lutte graphique ou micro-graphique qui engage toute la question de la préséance, de la redevance, d’une discipline envers l’autre. la psychanalyse une lutte non pas dialectique mais diacritique.  Derrida formule deux fois le couple adverbial « ce Da, ce là », mais, on l’aura remarqué à la lecture, ces deux coups frappés le sont avec une différence, un léger différentiel. Le « là » du Dahin, dit-il, est indispensable « pour penser ce , le da du Da-sein ». Deux lignes plus loin, lorsque la formule revient, l’ordre de ses parties a subi une inversion : « ce , ce Da » est désormais « ce Da, ce  », par effet d’entorse :  il y va non pas d’un simple effet de chiasme ou de chassé-croisé dans ce qui serait un ballet réglé, mais bien d’une lutte, d’un mouvement de luxation : luxation du nom propre, Da-Derrida venant en première position par rapport à ce qui serait, dans le non-dit des noms dits, le « là » de Lacan (« là », appelé à devenir dans le second texte commenté ici un « la », une place, plus ou moins vide, à prendre). Une demi-page plus loin, c’est au tour de « là » de subir une distorsion graphique, et de s’écrire non plus « là » accent grave, mais LA en doubles capitales (« on en dira de même de LA pulsion ou de LA poussée … » BS 156). Derrida commente le terme heideggerien de poussée ou « getrieben », mot que Derrida entreprend de déconstruire en argumentant qu’il n’appartient pas encore à ce qu’il nomme le « code psychanalytique », code, ajoute-t-il, « très ambigu ». Au fil de ce commentaire de Heidegger se met en place en sourdine (mais de façon lisible) une critique de la psychanalyse en tant que savoir ou pratique arrimée à un « vocable » dont la forme nominale est « problématique », car, pour paraphraser Derrida, il n’y a pas de LA. Impossible de dire LA. Ce « LA » inscrit en majuscule fait autrement dit symptôme ou éruption partielle à fleur de texte devenu peau irritable. Griffé ou greffé en double capitales, il vient inscrire un discours critique, exemple même de ce à quoi il ne faut pas céder. Lors de la séance, comme le précise une note précieuse des éditeurs scientifiques du volume, Derrida a pris la peine d’ajouter qu’il hésite « à traduire [Trieb] par la force (…) : c’est un forçage, un forcement, un efforcement, ce n’est pas une force au sens substantiel6 ». Etrange entrée en scène, dans cette note de bas de page, d’un double devenir-impersonnel éminemment deleuzien, qui amène dans son sillage une scène à deux corps, partiellement érotique, avec « forçage ».  Derrida cite ensuite le Freud de Trois essais sur la théorie sexuelle, la pulsion, Trieb, fait figure de concept-seuil, occupant une frontière problématique entre le psychique et le corporel, ce qui lui permet d’ajouter : « le fait que Freud situe la pulsion sur la frontière entre le psychique et le somatique, cela même interdit d’en circonscrire le domaine dans un seul champ ».

Noms-dits

  1. Ce texte parle en d’autres termes une mi-langue parasite, griffée d’ « animots » et d’animosité, mi-langue dans laquelle ce qui importe est affaire de coup, de position, de griffe et de signature à même la « peau » a-signifiante du texte et de ses non-dits, c’est-à-dire de ses noms-dits. On lira en particulier la déclaration d’impossibilité de Derrida (l’impossibilité de circonscrire le domaine de la « Trieb » dans « un seul champ ») comme une prise/déprise de nom propre, cette fois celui de Lacan : un « seul champ » est une des traductions littérales du nom propre de Lacan, parfois écrit Lacamp (ou le « champ » au proche voisinage du « champ » freudien).

  2. Les déplacements onomastiques que constituent la danse des particules en « là » et en « da », ainsi que l’étrange greffe capitale de l’article LA aussitôt démoli comme n’ayant pas sa place (substantivante) ici, renvoient, de manière implicite, à des effets d’écriture-signature similaires à l’œuvre dans La Carte postale, en particulier dans « Spéculer – sur Freud »,  et à la problématique de la postériorité du s, du p, du s/p, de Socrate et de Platon, entre autres déplacements. Il y s’agit de questionner l’antériorité et le devancement de « LA-» par « -Da », de montrer les limites essentialisantes d’un principe de nominalisation en « LA » (en Lacan, ou bien en LA psychanalyse). Il y s’agit en d’autres termes de faire en sorte qu’une syllabe caudale prise à un nom d’animal (qui plus tard sera à lire comme « animâle »), de faire en sorte que ce bout de « -da » agité et remuant, translatant-traduisant, prélevé sur l’animal-Derrida, soit capable de courir si vite qu’il en vienne à devancer son devancier, et de se positionner devant le LA, qui par conséquent lui est redevable et souffre d’un effet-retard. L’écriture de « Spéculer sur Freud » est par ailleurs elle-aussi traversée de mots qui laissent parler, à couvert, le nom propre de Lacan, à travers une série insistante de « lacets » et « d’entrelacs », dont je ne citerai qu’un exemple, dans lequel lire, à propos des irrésolutions et des sur-places de Freud dans Au-delà du Principe de plaisir, ceci : « les bords de l’ensemble ne sont alors ni fermés ni ouverts. Leur trait se divise et des entrelacs ne se défont plus7 »  – ou comment entrelacer, comment nouer le nom de Lacan à l’écriture même, à la dentelle (pleine de dents) de la déconstruction. Une note en fin de phrase, peut-être ajoutée lors de la relecture et comme pour garder à bonne distance ce mot d’« entrelacs », précise : « d’autres essais à paraître analysent cette figure sous le nom de « double invagination chiasmatique des bords ».

  3. Je reviens au mot « code », qui matérialise un des entrelacs entre psychanalyse et déconstruction dans La Bête et le Souverain. Ce mot de code appartient à la fois à l’endroit et à l’envers de La Bête et le Souverain, à la fois à la pesanteur d’une discursivité réductrice qui viserait à faire de l’analyse une simple herméneutique, un décodage de vérités refoulées, et à une mi-langue animale qu’il s’agit au contraire de délier, de libérer, de faire parler, pendre ou courir.

  4. On pourra dès lors avancer l’idée que c’est ce que fait, précisément, dans le dos de Derrida-souverain, le dos de Lacan-la bête, dans le second texte cité à comparaître dans cet essai. Le nom de Lacan, dont le « LA » fait glas, dont la syllabe initiale est semée, égrenée, déployée à travers les marges lisibles plus que visibles du territoire derridien, ne cesse d’imprimer à celui-ci des forces adverses, des poussées déhiscentes, comme les exemples cités ci-après s’efforcent de le montrer.

Lacan en fourrure

  1. Lacan fait son entrée dans le volume lors du séminaire du 12 mars 2003, dans un texte qui s’annonce comme animé par, je cite, « notre ancien et vertigineux souci du pardon » (BS 323) – affirmation en dépit de laquelle le nom de Lacan est indirectement cité, de façon critique et négative. Deux longs extraits du Livre V du Séminaire, Les Formations de l’inconscient, sont introduits, dans lesquels le concept de cadre, le parergon derridien, intervient afin de mimer, de suppléer à la grandeur négative dont parle la pensée de Lacan., comme en défaut de concept. Lacan est invité ou « inévité » d’abord de façon anonyme, puis sur le mode interrogatif. Le premier passage où Lacan apparaît a pour contexte la lecture qu’il fait de Robinson Crusoë, en particulier celle des traces de pas sur le sable du l’île, ce qui le conduit à opposer trace de pas et signifiant :

Une trace est une empreinte, ce n’est pas un signifiant […] L’empreinte du pied de Vendredi que Robinson découvre au cours de sa promenade dans l’île, n’est pas un signifiant. En revanche, à supposer que lui, Robinson, pour une raison quelconque, efface cette trace, là s’introduit nettement la dimension du signifiant […] le signifiant est un creux.  (BS 329)8

  1. C’est en creux également que Lacan est introduit sous la plume de Derrida, dont le commentaire semble vouer le nom même de Lacan à une disparition, à un jeu d’effacement discursif. Je cite la phrase qui précède l’extrait, puis celle qui le suit immédiatement: « Vous pourrez reconnaître vite et sans mal l’auteur de ces phrases […] Pourquoi est-ce que je cite ici ces phrases de Lacan ? (BS 329) : réponse, que je résume rapidement : parce que, pour Derrida, Lacan commet plusieurs erreurs, comme celle de considérer que l’empreinte du pied est bien celle de Vendredi, et celle aussi qui consiste à croire, comme le fait Heidegger, que l’animal est sans signifiant. Un déplacement important survient plus loin, après un long détour via Heidegger, détour après lequel Derrida revient sur ses traces et semble effacer ce qu’il a dit précédemment, en redonnant voix, cette fois, à Lacan, en faisant entendre sa voix même. Derrida cite et commente la seconde partie de la citation, où Lacan écrit :

Si le signifiant est ainsi un creux, c’est en tant qu’il témoigne d’une présence passée. Inversement, dans ce qui est signifiant, dans le signifiant pleinement développé qu’est la parole, il y a toujours un passage, c’est-à-dire quelque chose qui est au-delà de chacun des éléments qui sont articulés, et qui sont de leur nature fugaces, évanouissants9. (BS 329)

  1. Ce que Derrida commente ainsi:

Que veut dire ici pleinement développé ? Est-ce qu’il y a du signifiant non pleinement développé, encore virtuel, esquissé, dans une sorte d’échelle téléologique des vivants où certes l’animal aurait du signifiant – contrairement à ce que Lacan dit obstinément ailleurs --, mais du signifiant non pleinement développé, pauvrement développé, sans mot et sans voix, si bien que la distinction ne serait plus tranchante entre signifiant et non-signifiant, il ne pourrait plus être question d’émergence du signifiant humain, mais seulement de degrés dans le développement de signifiants plus ou moins développés […] »?  (BS 343-344)

  1. C’est à la suite de ce commentaire, dans la foulée de ce commentaire dans lequel Derrida redonne partiellement voix à Lacan tout en soulevant des contradictions dans sa pensée, que l’animal fait son entrée dans le texte. Un vison, ou plus exactement un animal dé-articulé, sans article, « vison », vient soudain traverser la page à toute vitesse, substantif incertain puisque sans marque de détermination – et par conséquent aussi bien verbe que nom. C’est à la suite de ce commentaire placé sous le signe d’une réouverture des négociations et d’une forme de déconstruction à l’œuvre chez Lacan même qu’entrent, du même pas, Lacan-l’animal et Lacan-l’animot, sous ce signe commun du vison, sous la bannière de cette étranger phrase : « Lacan parle “vison” » (BS 343).

  2. C’est à partir de cette phrase et sous le déclenchement de son « code » ou régime linguistique qu’est introduite, courant sur plus de trois pages, une très longue citation que Derrida tire (BS 346-349) du Séminaire V de Jacques Lacan10, citation dans laquelle Lacan mentionne (avec humour) l’effet produit par le langage humain sur les visons en captivité qui, dit-il, « dépérissent et ne donnent que d’assez médiocres produits aux pelletiers si on ne leur fait pas la conversation » (BS 347). Ce texte est l’occasion pour Derrida, une fois de plus, de faire une scène à Lacan. Il s’agit cette fois-ci d’une scène de ménage, ou d’une scène de ménagerie, en deux temps. D’abord le temps de l’écriture, par laquelle libre cours est donné au mot « vison » de faire son animot, de devenir-limitrophe, de traverser la frontière entre nom et verbe, vison/viser. Replacé dans le contexte du paragraphe, l’animot joue : « Nous n’avons pas encore vu, ici, de vison. Lacan parle “vison” et il a une sorte de vision de vison dans le passage qui m’intéresse aujourd’hui » (BS 343).

  3. Deuxième temps : une fois dépassé le « stade » du jeu et ses effets de miroir, de dissémination et de porosité autour et à partir du signifiant vison, se met en place un étrange texte, un développement dont le code libère « de l’animal », de l’animal analytique. Une fois dépassée le stade critique du mot « vison », une fois allégée sa charge optique et phénoménologique (et notamment son voisinage avec la « visée », l’intentionalité, et les horizons qu’elles impliquent), une tout autre voix se fait entendre, une « voix » muette-parlante que l’on pourrait désigner du néologisme de « parluette » : une voix-tue, voix-de-vison en semi-captivité.  La (pauvre) bête prend la parole par le biais d’un dialecte venant affecter, infecter, parasiter le « style » écrit signé Derrida. La voix (toujours déjà écrite)-Derrida bascule dans la parole, dans la vocalité du séminaire-en-cours et par conséquent non écrit, et troque la digression philosophique contre l’agression, l’agressivité directe, elle-même retournable (à la façon d’une peau) en son contraire et sur le « champ » :

Je m’en vas lire et commenter ce long passage autour des animaux domestiques, du dressage, des réflexes conditionnés, des animaux de luxe et surtout des animaux de lucre (« lucre » est le mot de Lacan à propos du vison […]). (BS 345)

  1. Le  « je m’en vas » est assorti d’une note éditoriale qui précise « tel dans le tapuscrit »11. Mais si Derrida patoise ici, c’est avec quelque chose de précis en tête : son analyse fait un détour par le Littré, qui conduit droit, à partir du mot vison, à un cheminement anal, en direction, via diverses poussées étymologiques, de la  « vesse » et de ses bas-fonds anatomiques :

[…] pet, vent qui sort du corps avec ou sans bruit mais toujours en puant. […] On appelle « vesse de loup » ou « pet de loup » un champignon qui répand de mauvaises odeurs. La France d’en haut de Raffarin devrait être découragée par l’association à la puanteur du nom de ce petit mammifère carnivore, le vison, et surtout nord-américain, recherché par les riches d’en haut et commercialisé pour ses fourrures (lire et commenter Lacan)12. (BS 346).

  1. Le « je vas » initial est à lire comme un effet de registre par lequel Derrida se positionne à l’opposé de Lacan, à même le terroir, au ras du sol : faire le choix de parler-peuple, ou de parler-campagne, c’est résister aux effets de fourrure et d’analyse de la France d’en haut. Jouer l’anal contre l’analyse. Parler-paysan, parler-terroir, de sorte que « la » déconstruction puisse faire venir à elle ses peuples à venir, laissant à Lacan sa cour et ses parures. Il est intéressant que l’Amérique du nord soit ici mentionnée, premier sol en 1966 de la rencontre Derrida/Lacan, sol sur lequel ce dernier avait essuyé des difficultés à se faire comprendre lorsqu’il tentait d’y faire en anglais la « conversation ». Derrida ajoute une morsure supplémentaire en reprochant à Lacan de ne pas parler du signifiant vison, et de ne parler que de la chose (BS 346). A contrario, les exemples et variantes du Littré correspondant aux proliférations de mot « vison » sont passés au peigne fin par Derrida, qui cite non seulement l’expression « vison-visu », entrevue dans La Fontaine, mais va jusqu’à inclure un certain M. de la Trousse que cite Madame de Sévigné, ce Monsieur de la Trousse qui « en voulait à la maison vison-visu, la maison d’en face, en vis à vis » (BS 346).

  2. « Vison-visu » pourrait tenir lieu ici de un mot de la fin, positionnant dans un face à face sans issue deux discours, analyse contre déconstruction, figures posées en chiennes de faïence, jumelles sacrificielles figées dans une rivalité infertile. Mais ce serait manquer l’une et l’autre, et accorder au « visu » et à la vision trop d’importance. Et ce serait ne tenir aucun compte de l’étrange « M. de la Trousse », que le texte de Derrida prend la peine d’inviter, et dont le nom propre, pourtant très loin de ce dont il est question ici, permet cependant, par un curieux de détour qui raccourcit, de parcourir du chemin (selon ce mode paradoxalement « éloignant » qui seul permet, en langue heideggerienne, l’approche, la marche d’approche). Monsieur « de la Trousse », en tant que nom propre, commente indirectement la scène, l’empoignade à laquelle se livre, non sans violence, cette lecture de Lacan par Derrida. Trousser. Il s’agit ici de trousser. De prendre par derrière. Sans demander le consentement et sans conversation. Cette scène de « vison » trousse, d’une façon obscène, détourné, aveuglante. Littré : « trousser une femme, se dit dans un sens obscène ». « Trousser » vient du latin torquere, tordre – mot qui par conséquent se prête à toutes les tournures, les biais, les prises à partie. Derrida avait pris la peine de préciser, juste avant de recourir à l’étymologie latine du vison et de sa vis étymologique sans fin (vissio, vissire, vesser), que ce signifiant est associé au vêtement riche et « de préférence féminin » (BS 346) – ce qui nous reconduit à LAcan.

  3. En cherchant « la » femme, ou sans la chercher, il deviendrait alors possible de relever dans ce texte les éléments d’une lecture rapprochée, aimante-menaçante, faisant entrer Lacan et Derrida dans un jeu de « la » et de « da », jeu de traversée des genres, des corps, des disciplines, jeu de force et de forçage de la bête par le souverain, ou l’inverse.

  4.  Un « vison » (arboré par Lacan) entre ici en déconstruction, passe du côté du loup, puis de la meute entière, puis du pet de loup, c’est-à-dire du champignon. L’animal parle un genre de langue d’en bas à fleur de laquelle entendre circuler quelque chose qui n’est pas de l’ordre du signifiant pleinement développé. Dans ce long texte de Lacan que Derrida ne commente que partiellement, à propos du vison et de son conditionnement, s’entend (dès 1957) un mot qui ne sera à nouveau audible que bien plus tard, au seuil de la déconstruction, à l’ouverture de Marges de la philosophie, à savoir le mot « tympaniser »:

Tous ces petit signaux électriques, ces petites sonnettes, clochettes dont on tympanise les pauvres animaux pour arriver à leur faire sécréter aux ordres leurs diverses productions physiologiques, leurs sucs gastriques, ce sont tout de même bien des signifiants et rien d’autre13.

  1. Derrida ne commente pas, non plus, la fin du texte de Lacan, dans lequel se trouve reformulée la structure signifiante en tant qu’ « espace typologique, pour ne pas dire typographique, qui fait justement de la substitution sa loi. Le numérotage des places donne la structure fondamentale d’un système signifiant comme tel14 ». Son propre texte n’est-il pas traversé, travaillé d’effets de numérotage de places ? Ne se met-il pas à parler une curieuse langue-code, moins logos que série de « sécrétions » ? En reposant la question du numérotage des places qu’évoquait Lacan en 1957 (certes sous l’influence de la linguistique saussurienne), ne peut-on lire l’étrange jeu de places qui se joue entre Lacan et Derrida comme une parade entre deux lanceurs de signaux. En suivant l’étrange jeu de lacet, d’entrelacs ou de lasso qui relie par exemple les trois lettres du « RSI » ou de l’hérésie selon Lacan, on obtient, une fois dénouées, trois autres lettres très semblables, et envoyables à une certaine destination que l’on pourrait re-désigner du nom de la place-de-Derrida. Ces lettres sont adressées à la place, au lieu de Derrida : à sa place. Depuis sa place, il les remet en ordre, depuis la banlieue : à Ris-Orangis. A son adresse, à RIS. Cette langue-là parle non pas la dialectique, mais une sorte de dialecte animal — langue du  « ce da, ce là » et des noms-dits.

Bibliographie

  • Derrida, Jacques. La Bête et le souverain : 1 : 2001-2002. Paris : Galilée, 2008.

  • Derrida, Jacques. La Bête et le souverain : 2 : 2002-2003. Paris : Galilée, 2010.

  • Derrida, Jacques. La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà. Paris : Flammarion, 1980.

  • Lacan, Jacques, Le Séminaire V. Les Formations de l’inconscient : 1957-1958. Éd. Jacques-Alain Miller. Paris : Seuil, 1998.

  • Roudinesco, Élisabeth. Histoire de la psychanalyse en France : II : 1925-1985. Paris : Fayard, 1994.

1 J. Derrida, Séminaire La Bête et le souverain : II, 155. Les citations suivantes de ce même volume portent dans le corps du texte la référence BS suivie du numéro de page.

2 J. Derrida, « Du Tout », La Carte postale, 527-549.

3 Je souligne. Les nombreuses notes éditoriales de cette séance du séminaire ne sont pas données ici.

4 J. Derrida, Séminaire La Bête et le souverain : 1, 19.

5 É. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France : II, 417.

6 Séminaire La Bête et le souverain : 2, note  4, 156.

7 J. Derrida, La Carte postale, 417. Je souligne.

8 J. Lacan, Le Séminaire V, 342-343.

9 J. Lacan, Ibid., 343.

10 J. Lacan, Ibid., 339-341.

11 J. Derrida, La Bête et le souverain : II, note 2, 345.

12 Je souligne. Une note éditoriale non citée ici rappelle le contexte politique de la France contemporaine et attribue à Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, l’origine de l’expression « la France d’en bas », détournée par J. Derrida.

13 J. Lacan, Le Séminaire V, 340.

14 J. Lacan, ibid., 340.



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