Des voix contre la violence : Virginia Woolf et Judith Butler

Elsa Högberg

Uppsala University

  1. « Suspendre la nécessité d’une identité de soi ou, plus particulièrement, d'une cohérence totale, semble à mes yeux, contrer une certaine violence éthique. Celle-ci exige que l’on affirme une identité de soi, qu’on la maintienne en permanence et qu’on demande la même chose aux autres1 ». Dans le travail qu’elle a mené sur l’éthique et la politique ces dix dernières années, Judith Butler exprime son désaccord avec un idéal psychologique d’autonomie subjective absolue qui, selon elle, est indissociablement lié à la défense américaine agressive de la souveraineté de l’état. Publié quelques années après le 11 septembre 2001, son essai Precarious Life : the Powers of Mourning and Violence affirme que l’acte de violence éthique qui consiste à revendiquer à tout prix la perspective du ‘je’ autonome provoque une violence réelle, aussi bien dans la sphère publique que privée. Critiquant vivement la politique extérieure militariste adoptée par le gouvernement américain après les attaques du 11 septembre, Butler s’interroge : comment peut-on briser le cercle vicieux de la violence et de la contre-attaque, et existe-t-il une façon plus viable de communiquer avec les autres2 ?

  2. Les œuvres de fiction de Virginia Woolf datant des années 1920 et 1930 soulèvent des questions similaires, en réponse à la montée de nationalismes extrêmes et à la dégradation des relations internationales qui ont plongé l’Europe dans une nouvelle guerre mondiale. Depuis qu’Alex Zwerdling a écrit Virginia Woolf and the Real World, et que des intellectuels tels que Jane Marcus et Mark Hussey ont mis en lumière le fait que l’œuvre de Woolf interroge ce que signifie « vivre dans une zone de guerre3 », les critiques se sont penchés sur les différentes façons dont les convictions pacifistes exprimées dans des textes tels que Three Guineas ont fondamentalement influencé l’écriture moderniste woolfienne de l’entre-deux-guerres. La lecture des œuvres de Woolf et des travaux récents de Butler nous montrent que Woolf dépeint la violence comme un problème éthique relevant de la subjectivité et de la représentation. Woolf et Butler considèrent toutes deux que le psychologique et l’intersubjectif constituent la base de la politique, et toutes deux cherchent à expliquer l’agression entre les nations en se concentrant sur les relations entre un « je » et un « tu/vous ». Selon Butler, un individu dont la perspective subjective est suspendue dans la rencontre avec un autre irréductible ne commettra pas d’actes de violence. L’introspection est la clé de l’éthique chez Butler. Regarder en soi, réfléchir sur le soi et la constitution du soi, permet non pas au sujet doué de conscience et de réflexion de la philosophie occidentale de s’affirmer vis-à-vis d’un monde d’objets, mais d’atteindre une dissociation lévinassienne de l'assertion de la première personne en reconnaissant l’existence de sujets à la psychologie complexe. Leurs visions du monde pourraient entrer en conflit avec ce « je » cohérent, et ainsi le saper. Par analogie, comme Butler l’écrit dans Precarious Life, « si la souveraineté nationale est menacée, cela ne veut pas dire qu’il faut chercher à la consolider à n’importe quel prix4 ». Butler soutient ainsi la nécessité éthique de reconnaître la vulnérabilité qui ne cesse de déstabiliser les entités autonomes du soi et de la nation.

  3. Woolf anticipe la pensée de Butler lorsque soulignant la capacité d’introspection et la représentation de l’intériorité elle avance l'idée que le sujet individuel et l’État-nation ne sont pas strictement autonomes. La théorie de Butler permet de considérer Woolf sous un nouveau jour : son intérêt moderniste pour l’intériorité et la complexité psychologique ne suggère pas que ses fictions les plus radicalement expérimentales soient détachées des questions sociopolitiques, comme on l’a souvent affirmé. Au contraire, cet intérêt est au centre du commentaire éthique et politique qui habite ses œuvres de l’entre-deux-guerres. Trois d’entre elles feront l’objet d’une étude dans notre article : Jacob’s Room, Mrs Dalloway et The Waves. Nous postulons que l’écriture expérimentale de Woolf dans ces romans « performe », dans le sens que Butler donne à ce terme, une interrogation sur les motivations psychologiques de la violence et de la guerre, et qu’elle conceptualise les relations éthiques et non-violentes entre les individus et les nations. Qui plus est, et il s’agit là d’un point crucial, comme l’a observé Jessica Berman, les textes modernistes de Woolf tissent de nombreux « liens  entre l’éthique/la politique/l’esthétique » que l’on « ne peut pas faire disparaître5 ». À travers leur forme et leur style innovants sur le plan esthétique, ces textes mettent en lumière les dangers d’une volonté de conserver à tout prix l’intégrité du « je » et imaginent également une façon alternative d’exister avec les autres.  

  4. Premier roman de Woolf à se détacher radicalement des conventions de la narration réaliste, Jacob’s Room traite de façon complexe de l’impact de la Première guerre mondiale sur l’imaginaire littéraire moderniste. Le roman présente le sentiment d’une crise de la connaissance et de la moralité qui a envahi la représentation moderniste après la guerre6, crise que Robert B. Pippin et Martin Halliwell ont récemment étudiée. Comme ils le montrent tous deux, la perte de la certitude et de la vérité problématisée par nombre d’auteurs et de penseurs d’après-guerre est également une perte des fondements moraux à la base de l’écriture réaliste. Dans le roman de Woolf, cette angoisse est représentée sous la forme d’une crise liée au statut du narrateur. Le roman insiste de façon persistante sur le fait que la narratrice est incapable d’exprimer la vie intérieure du protagoniste, qui illustre tout au long du roman ce qui ne peut être connu ou communiqué par l’écriture. Ainsi, la crise moderniste de la connaissance et de l’éthique mise en scène dans Jacob’s Room ne peut être dissociée d’une crise généralisée de la représentation. Woolf oppose visiblement la narration fragmentée et expérimentale de son roman à la continuité narrative et à l’omniscience réalistes. Comme l’écrit Rachel Hollander, Woolf « bataille [dans Jacob’s Room] avec la question du rôle assumé par le roman une fois que la croyance en une littérature capable de s’adresser dans un langage courant à un public connu – et ainsi potentiellement capable d’inspirer ou de renforcer des actes moralement responsables – a été mise à mal7 ». Hollander avance un argument fort lorsqu'elle suggére que Jacob’s Room interroge les conventions réalistes afin de poser cette question : qu’est-ce qui constitue une façon éthique d’exister avec les autres à une période où les certitudes morales sont perçues comme perdues, et quel serait le rôle éthique, s’il en existe un, de la fiction d’après-guerre ?

  5. Si Jacob’s Room interroge la capacité de l’écriture littéraire à communiquer des normes et des valeurs établies, il le fait en soulignant les présupposés problématiques liés à la maîtrise et au contrôle qui participent des représentations réalistes. Comme le remarque William Handley, l’omniscience réaliste est liée dans Jacob’s Room à un idéal d’autorité et d’autonomie individuelle représenté par Jacob, idéal qui rend possible la célébration nationaliste du militarisme en Grande-Bretagne durant la Première Guerre mondiale. Handley démontre que la subjectivité autonome est accentuée dans la fiction à travers la maîtrise qu’un narrateur omniscient exerce sur une narration cohérente, et que Woolf associe ce genre de contrôle à la notion épique de « complétude » et d’« autorité » qui servaient les fins patriarcales et nationalistes de la politique de guerre britannique8. La lecture que fait Handley de Jacob’s Room, est représentative d’une pensée plus globalement postmoderne chez les critiques spécialistes de Woolf, pensée héritée de Toril Moi depuis qu’elle a affirmé, dans Sexual/Textual Politics (1985), que la remise en question, chez Woolf, de la notion réaliste d’« identité du soi unifiée et intégrée9 » relevait d’un geste politique. À la suite de Sexual/Textual Politics, de nombreux critiques, tout particulièrement ceux qui s’inscrivaient dans une tradition issue du féminisme et de la déconstruction, ont exploré les implications politiques complexes de la métaphore woolfienne, dans A Room of One’s Own, de l’auteur jetant l’ombre de son « je » comme « un barreau sombre et droit10 » sur les pages de ses romans. Pour des critiques tels que Handley, Makiko Minow-Pinkney, Bonnie Kime Scott et Susan Stanford Friedman, son écriture accomplit une rupture radicale avec les conventions narratives du réalisme, et cette rupture permet de décentrer le sujet auto-affirmé qui personnifie l’agressivité et la possessivité qui, selon Woolf, mènent à la violence et à la guerre. Ces critiques ont contribué de façon cruciale aux études woolfiennes en démontrant que ses textes modernistes annoncent la théorie postmoderne, car ils sont conscients que l’auteur de fiction prend part ou résiste aux récits culturels à travers l’art même de l’écriture. Sous cet angle-là, le style fictionnel à la fois fragmenté et perturbateur de Jacob’s Room démasque les récits cohérents des discours patriotiques qui justifiaient la guerre, discours qui, selon Woolf, avaient pour complice la narration réaliste.

  6. Aussi utiles qu'aient été ces lectures postmodernes qui  mettent en avant le lien souligné par Woolf entre d’un côté la subjectivité autonome et l’écriture réaliste et, de l’autre, les formes politiques de la violence, toutefois on peut choisir de déplacer l’accent mis sur la déstabilisation du « je » pour le mettre sur la configuration des rencontres entre un « je » et un « tu/vous », et ainsi retracer l'élaboration d'une éthique non-violente dans sa fiction d’entre-deux-guerres, éthique que l’on peut appréhender en ayant recours à la théorie de Butler. Pour cette dernière, la construction de récits cohérents et continus entretient l’autonomie subjective et, par conséquent, la violence impulsive infligée aux autres. Ainsi, dans Jacob’s Room, l’incapacité de la narratrice à connaître et décrire la vie intime de Jacob démontre que la perspective omnisciente d’un narrateur réaliste est problématique, car elle entretient le genre de violence éthique théorisée par Butler. Pourtant, comme nous l’affirmons, le fait que Woolf rejette les méthodes réalistes ne lui permet pas uniquement d’arriver à une dislocation du « je » masculin critiqué dans A Room of One’s Own. De cette critique émerge une notion de l'individu sujet comme un être capable de relations éthiques et non-violentes. Considérés sous l’angle théorique des récents travaux de Butler, les textes de Woolf ne mettent pas tant en œuvre une politique postmoderne de subversion qu’ils ne développent des stratégies esthétiques visant à reconfigurer l’individualité, et écrire sur la vie psychique individuelle tient une place centrale dans son esthétique expérimentale.

  7. Dans ses essais datant des années 1920, la conviction de Woolf selon laquelle la fiction devrait représenter la complexité psychologique émerge de son mécontentement vis-à-vis de l’écriture réaliste de l’époque. Ce qu’elle trouve problématique dans l’attention portée aux détails externes, et non pas intimes ou psychologiques, dans les romans d’Arnold Bennett et H. G. Wells tient à l’affirmation faite par ces auteurs qu’ils maîtrisent l’art d’écrire les personnages de fiction sans prendre en compte les difficultés impliquées dans la représentation de l’intériorité. Cette querelle avec les édouardiens est mise en scène dans Jacob’s Room sous la forme d'une interrogation présente dans « Character in Fiction » (1924) : comment peut-on représenter de façon adéquate et convaincante l’intériorité, la vie de l’esprit ? Woolf aborde ce problème en complexifiant le rôle du narrateur dans le roman. Submergée par la présence indéchiffrable de celui dont elle s’attache à raconter la vie, la narratrice entretient avec Jacob une relation qui prend fréquemment la forme de la relation d’un personnage à un autre. C'est comme si elle se tenait dans ce wagon dans lequel les narrateurs de « Character in Fiction » et « An Unwritten Novel » (1921) deviennent compagnons de voyage des individus dont ils cherchent à déchiffrer la vie intime complexe. Cependant, comme le narrateur de « Character in Fiction », qui est confronté à l’énigmatique Mrs Brown, la narratrice de la nouvelle précédente est incapable de voir plus loin que les « Marques de réticence » sur le visage de sa compagne de voyage11 (Shorter Fiction 112). Le roman consacré à Minnie Marsh ne sera jamais écrit, tout comme la vie intérieure de Mrs Brown continuera d’échapper à la personne qui l’observe. En questionnant la position du narrateur, les textes tels que « An Unwritten Novel » et « Character in Fiction » suggèrent que, pour le romancier, créer des personnages « réels, authentiques et convaincants » est une tâche obligatoirement complexe car la vie intérieure de ceux que l’on rencontre ne peut être connue ou décrite12.

  8. Pour Woolf, imaginer l’intériorité d’un autre nous permet de reconnaître cet autre en tant qu’individu à la psychologie complexe, dont le point de vue subjectif ne peut être réduit à celui de l’observateur. Dans chacun des textes cités plus haut, Woolf renverse la relation verticale hiérarchique entre narrateur et personnage, observateur et observé (une relation qui structure le roman réaliste) et la transforme en une rencontre individuelle en face à face, entre deux individus. Ainsi, elle imagine un nouveau rôle pour l’auteur de fiction. Émergeant en tant que sujets conscients que d’autres perspectives et visions du monde coexistent avec leur propre point de vue et le complexifient, les narrateurs de « An Unwritten Novel », « Character in Fiction » et Jacob’s Room sont également des figures de l’auteur qui renoncent à la position assertive du narrateur réaliste. Contrairement à l’omniscience réaliste, ces textes mettent en scène la perte d’un contrôle narratif qui est directement reliée à la reconfiguration woolfienne de l’individualité. Sur ce point, la pensée de Woolf anticipe celle de Butler. Basée sur la philosophie éthique d’Emmanuel Lévinas, la théorie de Butler se concentre sur la proposition suivante avancée par ce dernier : les limites d’une vision du monde d’un sujet sont révélées au moment de la rencontre avec un autre individu dont l’altérité est « irréductible à la mêmeté13 ». D’après Butler  s’adresser à l’autre, c'est poser une question : 'Qui es-tu ?' Cette question suppose qu’il y a bien un autre devant nous que nous ne connaissons pas et que nous ne pouvons pas totalement appréhender14 ». Ainsi, la question de l’autre est finalement une remise en question du soi. Butler perçoit ce moment, durant lequel la présence indéchiffrable de l’autre déstabilise la perspective du soi individuel, comme un moment éthique de reconnaissance. Sa théorie tient une place centrale dans ma lecture de Woolf, et de Jacob’s Room tout spécialement, car elle situe le lien éthique dans l’incapacité d’un individu à connaître l’autre. En effet, Jacob’s Room atteste de la possibilité de reconstruire les liens éthiques à partir de l’idée, partagée par l’auteur et le lecteur, qu’un individu n’accède que de façon limitée et partielle à la vie intérieure d’un autre sujet15.

  9. La narratrice tente en vain de connaître et décrire la vie intérieure de Jacob, et ses efforts infructueux apparaissent dans le roman sous la forme d’un accès refusé  à la chambre de de Jacob. À la manière d’un personnage longeant les murs extérieurs des bâtiments, elle abandonne le point de vue omniscient accordé au narrateur réaliste. Alors que les descriptions de la chambre de Jacob semblent imiter l’omniscience réaliste et l’observation détaillée de l’environnement (« La chambre de Jacob était dotée d’une table ronde et deux chaises basses. Des drapeaux jaunes dépassaient d’un pot placé sur le manteau de cheminée16 », la narratrice comprend que ces détails impersonnels ne lui révèleront rien de la vie intérieure de Jacob. Le lecteur est confronté tout au long du roman à des remarques telles que « Il existe en nous quelque chose d’absolu qui méprise la caractérisation » et « Cela ne sert à rien d’essayer de résumer les gens17 », et le narrateur de « Character in Fiction » lui adresse cette question : « Puis-je me permettre de conclure en vous invitant à ne pas oublier les devoirs et responsabilités qui sont les vôtres, en tant que partenaires dans l’écriture de ces livres, compagnons dans le wagon de train, compagnons de voyage de Mrs Brown ?18 » Dans Jacob’s Room, de telles réflexions lévinassiennes mettent à mal la continuité du récit en cours, ce qui implique le lecteur dans ce que Woolf appelle les « devoirs et responsabilités » de la production littéraire19. Si écrire de la fiction est semblable à un wagon dans lequel l’auteur et le lecteur sont compagnons de voyage, Woolf tient les deux pour « responsables » du fait que les efforts de l’auteur géorgien pour « capturer » Mrs Brown ne touchent jamais vraiment leur but20. En d’autres termes, là où la critique des conventions réalistes exprimée par le roman démontre une crise des certitudes épistémologiques et morales, cette crise se transforme en une vision affirmative exprimant un besoin de respecter l’intégrité de perspectives différentes. Dans sa déstabilisation du « je » omnipotent et auto-suffisant, Jacob’s Room met en place un nouveau socle éthique pour la lecture et l’écriture de fiction.

  10. Le lien établi dans Jacob’s Room entre la représentation de l’intériorité et les engagements politiques et éthiques est repris et amplifié dans Mrs Dalloway : l’intérêt que Woolf manifeste pour l’introspection et la complexité psychologique permet à une critique sociale d’avoir lieu. Ce n’est pas par hasard si Woolf cherche à « critiquer le système social, & à le montrer à l’œuvre » dans un roman qui trouve sa focalisation dans les « belles grottes21 » des vies intérieures de ses personnages. En créant des personnages à la psyché complexe, elle entreprend dans ce roman l’exploration des « coins sombres de la psychologie » mise en avant dans « Modern Fiction22 ». Lorsque Zwerdling, dans Virginia Woolf and the Real World, a voulu sauver Woolf d’une tradition critique qui voyait dans son œuvre une écriture introspective et donc déconnectée de la réalité socio-politique de son époque, il a mis en lumière les relations complexes dans son œuvre fictionnelle entre le monde de l’esprit et le monde extérieur. Zwerdling défend l’engagement social et politique de Woolf en s’appuyant néanmoins sur une distinction entre un intérêt pour l’intériorité et ce qu’il nomme « le monde réel » de la société et de la politique. Si cette distinction est restée en grande partie incontestée, nous avançons, quant à nous, que l’écriture woolfienne de l’intériorité s’oppose à un « système social » fondé sur un idéal d’autonomie subjective absolue.

  11. Comme on l’a souvent fait remarquer, les autorités médicales satirisées dans le roman insistent sur le fait qu’il est nécessaire pour Septimus, le soldat en état de choc, de faire preuve de self-control et de retenue. Le comportement des médecins que Woolf dépeint critique de façon générale l’idéal intrusif de self-control au sein d’une tradition médicale qu’elle connaissait intimement23. Elaine Showalter fait une remarque importante lorsqu’elle suggère que Woolf associe les expressions d’intense émotion chez Septimus à l’acte instropectif24. Les médecins demandent régulièrement à Septimus de « s’intéresser à autre chose qu’à lui-même » et de « penser aussi peu à lui-même que possible25 ». Être en bonne santé, comme Holmes le dit à son patient, « relève surtout de notre propre contrôle. Investissez-vous tout entier dans des intérêts extérieurs ; choisissez-vous un hobby26 ». Bradshaw et Holmes demandent à Septimus de s’intéresser de façon supposément objective à « des choses extérieures » au lieu d’explorer sa vie intérieure, et ceci met en œuvre un idéal de sang-froid et de rationalité stricte. Dans certains passages, Woolf montre la façon dont l’institution médicale de son époque percevait l’introspection comme une menace pour le soi rationnel, car regarder vers l’intérieur implique un recours à l’instinct et aux émotions. Ici comme ailleurs, Woolf lie ce qui est psychologique à ce qui est social et politique. Dans la mesure où Woolf a voulu « critiquer le système social, et le montrer à l'œuvre27 » dans Mrs Dalloway, son roman réussit à montrer la façon dont la norme psychologique de self-control fonctionnait également dans la Grande-Bretagne d’après-guerre à un niveau publique et politique. Alex Zwerdling et Christine Froula, dans leurs études respectives de Mrs Dalloway, se sont tous deux intéressés à la façon dont Woolf percevait par intuition que, durant les années d’entre-deux-guerres politiquement mouvementées, l’idéal de self-control servait à renforcer l’identité nationale. Le souvenir de la guerre récente, la désintégration rapide de l’Empire britannique, les tensions entre les nations à la suite du Traité de Versailles et l’émergence de formations totalitaires en Europe ont mis à mal la Grande-Bretagne en tant que nation dans les années 1920. Zwerdling observe qu’une société qui identifie la maîtrise de soi à la santé mentale repose sur « une main de fer dans un gant de velours28 », et selon la lecture psychanalytique que Froula fait du roman, Mrs Dalloway «met en accusation les nationalismes d’après-guerre qui, tout en livrant une bataille imaginaire contre des menaces extérieures qui mettent en péril à la paix et la sécurité, engendrent en réalité des ennemis, des dominateurs, et la guerre par une violence intérieure passée sous silence29 ». Comme Froula le souligne dans Virginia Woolf and the Bloomsbury Avant-Garde, Woolf partage le point de vue de Maynard Keynes sur le Traité de Versailles qui serait la manifestation, de la part des Alliés, d'un nationalisme agressif qui a engendré une première guerre et en provoquerait une seconde30.

  12. Zwerdling et Froula soulignent tous les deux que Woolf était consciente du fait qu’on ne pouvait dissocier, durant l’entre-deux-guerres, le psychologique et l’intime de la sphère publique et politique. Mrs Dalloway véhicule cette idée en démontrant que dans une société nationaliste, la répression des instincts et des émotions forme le processus psychique qui rend possible l’oppression, la coercition et la violence. Cependant, les doutes émis par Woolf envers le self-control et la retenue vont plus loin qu’une simple critique du sujet autonome et de l’ordre social qu’il maintient en place : en interrogeant l’idéal de Bradshaw de devenir « le maître de » soi-même et de ses actions, elle exprime ses notions d’intersubjectivité et d’éthique. La théorie de Butler sur la violence éthique a un lien direct et pertinent avec le roman de Woolf, car elle considère la subjectivité autonome sous l’angle des relations intersubjectives. Quatre-vingts ans avant le texte Precarious Life de Butler, qui a mis en lumière les liens qui unissent une norme psychologique de self-control strict et le militarisme américain, Woolf démontre dans Mrs Dalloway que cette norme est à la base du nationalisme britannique de l’entre-deux-guerres. Le roman anticipe également l’œuvre de Butler en soulignant que la violence politique des nationalismes agressifs ne peut être détachée d’une violence éthique infligée par un individu sur un autre. Selon Butler, « exiger que nous fassions preuve d’un soi cohérent en permanence31 » pousse le sujet auto-suffisant à imposer sa vision du monde, ses normes et ses valeurs aux  autres. Inversement, toujours selon Butler, il est possible de combattre la violence éthique et réelle en suspendant cette assertion de la première personne. Comme nous allons le démontrer, la pratique esthétique de Woolf dans Mrs Dalloway s'oppose aux formes de violence définies par Butler et  donne ainsi une portée éthique et politique à la production littéraire expérimentale des années qui ont suivi la Première Guerre mondiale.

  13. Dans Mrs Dalloway, les processus intersubjectifs de violence éthique sont décrits de façon particulièrement éloquente dans les entretiens entre Septimus et ses médecins, dont l’idéal psychologique entretient un processus coercitif de socialisation. Pour le Dr Holmes et Sir William Bradshaw, personnages inspirés de praticiens tels que George Savage et Silas Mitchell, le médecin en charge sert de modèle au patient en signalant le manque de contrôle de ce dernier32. Cette opinion est traitée de façon satirique dans Mrs Dalloway lorsque le narrateur décrit la manière dont les patients de Sir William, au moment de « recevoir la marque de sa volonté », sont obligés de le regarder « faire, pour eux, un exercice curieux avec ses bras, qu’il balançait dans les airs, ramenait vivement sur ses hanches, pour démontrer (si le patient était obtus) que Sir William était le maître de ses propres actions, ce qui n’était pas le cas du patient33 ». Dans la rhétorique normalisante de Bradshaw, réprimer les émotions intenses et éviter l’introspection fait de soi le « maître de [ses] propres actions ». L’idéal de self-control, qui est au cœur de ce que Bradshaw appelle « mesure », est une norme sociale dans le sens où il établit une distinction entre la santé mentale et la folie, entre ceux que l’on inclut et ceux que l’on exclut d’une communauté sociale : « Vénérant la mesure, Sir William prospérait non seulement à un niveau personnel mais faisait également prospérer l’Angleterre, mettait à l’écart ses fous, interdisait l’accouchement, sanctionnait le désespoir, empêchait les inadaptés de propager leurs idées jusqu’à ce qu’ils partagent, eux aussi, son sens de la mesure34 ». Bradshaw est décrit ici comme un représentant de la tradition patriarcale et patriotique critiquée dans A Room of One’s Own et Three Guineas, où Woolf présente de façon polémique les autorités éducatives, légales et militaires comme une entité qui forme ce qu’elle appelle dans son journal un « système social35 ». La critique sociale de Mrs Dalloway s’exprime à travers l’observation fine de Woolf des dynamiques de rencontres intersubjectives durant lesquelles privilégier le contrôle de soi pousse l’individu à infliger une violence éthique à l’autre. D’après la définition de Butler, la violence éthique consiste en l’échec d’une reconnaissance de l’autre en tant que sujet à la psyché complexe, dont les positions et l’horizon normatif peuvent différer de ceux appartenant au « je » qui perçoit. Ainsi, le mépris de Bradshaw pour l’intériorité de son patient place Septimus à l’extérieur d’une société qui se définit à travers la figure normative du « maître » qui contrôle ses propres pensées et actions.

  14. Le roman présente l'inintérêt pour la vie intérieure (de soi-même et des autres) comme une cause de violence réelle. La conception de Bradshaw d'un sujet  strictement autonome et en position de maîtrise fait problème et ne peut être dissociée de son agressivité à peine voilée. Mrs Dalloway anticipe ainsi l’observation faite par Butler : l’agressivité et la violence découlent de cette « exigence que nous fassions preuve d’un soi cohérent en permanence et demandions que les autres fassent de même36 ». Septimus fait les remarques suivantes à propos de la tradition médicale représentée par Bradshaw et Holmes : « Ils écument le désert. Ils s’envolent en criant dans les étendues sauvages. On emploie les supplices du chevalet et de l’écrase-pouce37 ». Les métaphores utilisées par Septimus (l’oiseau de proie, les instruments de torture) suggèrent que l’agressivité instinctive et la coercition violente font partie intégrante de la « mesure » de l’idéal psychologique de ses médecins. La narratrice de A Room of One’s Own a recours à une image similaire lorsqu’elle décrit les professeurs masculins qui détiennent « l’argent et le pouvoir, mais au prix d’abriter en leur sein un aigle, un vautour… l’instinct de possession, la rage d’acquérir38 ». En associant les figures de statut social important à des oiseaux de proie, ces passages évoquent les théories psychanalytiques de l’agressivité qui étaient largement répandues au moment de l’écriture et de la publication de Mrs Dalloway. Lyndsey Stonebridge écrit au sujet de l'essai Civilisation and its Discontents (1929) de Freud, qui s’appuie sur sa théorie de la pulsion de mort dans Beyond the Pleasure Principle (1920), que l’aspect « scandaleux » de son œuvre ultérieure « est illustré par l’image [freudienne] du surmoi qui ne se contente pas de réprimer les désirs meurtriers, mais se nourrit de ces désirs et reproduit leur férocité avec la même violence que celle qu’il s’emploie à interdire39 ». La théorie de l’agressivité primaire avancée par Mélanie Klein adopte la notion freudienne de pulsion de mort, et Stonebridge démontre l’influence de l’œuvre de Klein sur de nombreux écrits britanniques des années 1920 et 1930, qui voient dans l'instinct agressif le déclencheur de la violence et de la guerre. L'approche psychanalytique des instincts violents de l’individu comme intrinsèquement liés à la violence politique et publique structure les images woolfiennes des figures de l'Establishment en oiseaux de proie. William Bradshaw personnifie la civilisation ainsi que son malaise.

  15. Que Woolf ait lu ou non les œuvres contemporaines de Freud et Klein dans les années 192040, ses romans de l’entre-deux-guerres confirment l’opinion suivante : le désir agressif individuel de se montrer violent envers les autres constitue une menace constante à la civilisation. Cependant, alors que selon Freud il n'est possible de résister à la violence et de sauver la civilisation que par le refoulement de la pulsion de mort, Woolf inverse cette logique. Parmi ses romans, Mrs Dalloway insiste particulièrement sur le processus de répression psychique opérant de la même manière que ce que Butler appelle violence éthique : la « consolidation » ou le « recentrage » du « je » autonome. Si, comme Andrew John Miller le suggère, Woolf s’est retrouvée au sein d’un ordre social soumis à la menace d’une guerre perpétuelle, elle décrit le lien intrinsèque qui unit la civilisation et son malaise en adoptant un angle différent de celui de Freud. Pour Woolf, ce sont les attentes sociales qu’il faut blâmer, et non l’instinct naturel ; l’individu devient capable d’une violence éthique et réelle lorsqu’il est façonné par la norme de self-control absolu, ou d'autonomie subjective, pour reprendre le terme de Butler. Sur ce point, les travaux récents de Butler permettent de faire une lecture plus adéquate de l’œuvre fictionnelle woolfienne que les écrits psychanalytiques de Freud et Klein. Comme elle mêle psychanalyse et éthique afin d’expliquer l’agressivité dont le « je » cohérent est capable, mais aussi  afin d'élaborer une conception de l’individualité comme autre que subjectivité autonome, la théorie de Butler nous éclaire sur la façon dont, certes, les romans de Woolf dramatisent souvent les rencontres agressives, mais également sur la façon dont ils explorent la psychologie des relations non-violentes. Anticipant les développements futurs de la pensée psychanalytique, Woolf suggère qu'il est possible d'éviter de la violence en ayant recours non pas à la répression, mais à la suspension de la perspective à la première personne41.

  16. Dans Mrs Dalloway, l’écriture de Woolf oppose à l’idéal de self-control absolu de Sir William une catégorie du social plus inclusive. Nous proposons le point suivant : ce roman annonce l’argument avancé par Butler selon lequel la reconnaissance sociale et la non-violence ne sont possibles qu’entre des individus qui ne cherchent pas constamment et à n’importe quel prix à affirmer leur perspective subjective. En prenant en compte les processus inconscients qui dépassent la maîtrise de la réflexion rationnelle, le roman développe une notion du sujet individuel comme un être qui n’est pas strictement autonome. Sur ce point, Woolf fait de l’éthique une question esthétique : la violence éthique de l’affirmation de soi et du nationalisme est mise à mal dans Mrs Dalloway au niveau de la forme et du style. Alors que le roman démontre que l'opposition à une société nationaliste pourrait s'exprimer par une critique de l’autonomie subjective absolue, il montre également qu’une telle critique peut s’exprimer à travers les stratégies stylistiques mises en place par l’auteur de fiction, comme le remarque Rebecca Walkowitz. Selon cette dernière, Woolf était certaine « que les normes sociales sont inscrites dans les traditions du style littéraire, et que le style littéraire est inscrit dans la politique de la culture nationale », et elle « cherchait à inventer des modèles de critique sociale qui résisteraient à toute codification sociale42 ». Dans la mesure où Mrs Dalloway élabore une critique textuelle de la violence, cette critique est formulée, de façon performative, par le langage poétique et métaphorique du roman. Les premières pages de A Room of One’s Own nous offrent un aperçu de la façon dont ce langage fonctionne lorsqu’elles distinguent la narratrice woolfienne (et Woolf elle-même) de l’auteur fictionnel, Mr A., dont le « je » domine l’écriture telle « une barre sombre et noire » lacanienne :

Voilà donc où je me trouvais… assise sur les bords d’une rivière il y a de cela une semaine ou deux, par un beau temps d’automne, perdue dans ma réflexion… Cette réflexion… avait jeté le fil de ma pensée dans le courant. Il ondulait, minute après minute, de-ci de-là dans les reflets et les algues, laissant l’eau le soulever et le couler, jusqu’à ce que – vous connaissez ce léger à-coup – la conglomération soudaine d’une idée se fasse au bout de ce fil : et ensuite, la ramener avec précaution, et la déployer doucement43 ?

  1. Le passage dramatise l’idée d’introspection, l’acte de regarder en soi, comme un geste introspectif qui remet en question le « je » conscient de l’auteur. La métaphore de la pêche permet de mettre en évidence ce geste. Regarder dans les profondeurs (de l’esprit), capturer une pensée, la « ramener vers soi » et la « déployer » : toutes ces images illustrent un procédé qui ne pourrait pas être décrit littéralement, de manière précise, car il échappe à la réflexion consciente. L’écriture woolfienne s’oppose ici aux « valeurs masculines44 » militaristes et patriotiques en affirmant les « lieux sombres de la psychologie45 » : la dimension inconsciente de la psyché, celle qui défie le soi strictement rationnel. A Room of One’s Own commence ainsi par établir une poétique critique qui prend comme point de départ l’« affirmation [moderniste] qu’une partie de la vie psychique humaine – que James appelait “le soi caché” et que Virginia Woolf décrivait sous la forme des “profondeurs cachées” de la psyché – échappe à notre savoir conscient46 ».

  2. Dans Mrs Dalloway, également, Woolf configure l’écriture métaphorique comme une façon de suspendre le soi cohérent et, ainsi, les normes et valeurs de l’ordre social dans lequel ce soi est inscrit. C’est le mode de critique sociale que Butler théorise ; un individu qui subit une perte momentanée de la perspective à la première personne peut atteindre une position critique vis-à-vis des normes qui le constituent en tant que sujet. Pour Butler, le démantèlement de l’autonomie subjective révèle la persistance d’un type de relation primaire. Nous continuons à être formés, selon Butler, par les relations présubjectives et fluides dans lesquelles « je » ne peut pas être entièrement différencié de « tu/vous ». Elle théorise une affinité fondamentale entre ce mode de relation primaire et l’impératif éthique qui consiste à refuser la violence. Dans Mrs Dalloway, l’écriture woolfienne met en scène, ou performe, le point de vue de Butler sur le « je » qui ne peut pas parler de « mon inconscient », puisque notre attachement primaire aux autres « est un domaine au sein duquel la grammaire du sujet ne peut tenir . […] La conscience et le langage ne peuvent pas nous permettre d’atteindre une maîtrise totale de ces relations primaires de dépendance et d’impressionnabilité qui nous construisent et nous constituent de façon persistante et obscure47 ». Réfléchissant à ce sentiment qu'elle a de « ne pas connaître les gens ; de ne pas être connue », Clarissa Dalloway est néanmoins consciente des « étranges affinités qu’elle [a] avec les gens à qui elle n’[a] jamais parlé48 ». Il semble que Clarissa appréhende les relations qui composent de façon inconsciente le soi : « puisque nos apparitions, cette partie de nous qui apparaît, sont éphémères par rapport à cette autre, la partie invisible de nous, qui est beaucoup plus étendue, l’invisible pourrait survivre, être retrouvée d’une manière ou d'une autre comme attachée à telle ou telle personne49 » (130). La transformation métaphorique effectuée par Woolf d’un état intérieur abstrait en quelque chose de concret, qui peut « être étendu » et « être attaché », fait référence à une dimension psychique qui résiste à une description littérale. L’image du soi qui s'étend ramène à un passage précédent :

d’une manière ou d’une autre, dans les rues de Londres, le flux et reflux des choses, ici, là, elle survivait, Peter survivait, l'un vivait en l’autre, elle faisant partie, elle en était certaine, des arbres chez elle ; de la maison là-bas… partie des gens qu’elle n’avait jamais rencontrés ; se déployer comme de la brume… mais elle s'étendait si loin, sa vie, elle-même50.

  1. Comparons ce passage à l’expérience faite par Septimus de son soi infini :

Mais ils faisaient signe ; les feuilles étaient vivantes ; les arbres étaient vivants. Et les feuilles, reliées par des millions de fibres à son propre corps, assis là, l’éventaient de haut en bas ; quand une branche s’étirait, lui aussi énonçait cette affirmation. Les moineaux qui voletaient, montaient et retombaient dans des fontaines ébréchées faisaient partie de ce dessin; le blanc et le bleu, rayés de branches noires51.

  1. À travers la métaphore partagée du soi se diffusant à l’infini, la brume ou le dessin fusionnant inextricablement avec les arbres, les branches et d’autres objets solides, Woolf souligne un état partagé (la réceptivité psychotique de Septimus et l’appréhension de Clarissa d’une fluidité primaire qui persiste dans les relations intersubjectives) qui relie deux personnages qui ne se sont jamais rencontrés. C’est un fait bien connu que Woolf désirait présenter Septimus comme le « double » de Clarissa. En ayant recours à des métaphores communes afin de relier Clarissa et Septimus, Woolf affirme la fusion du soi et de l’autre dans ce que Clarissa appelle la « partie invisible » de la psyché. Woolf développe ainsi une esthétique qui reconnaît les relations primaires qui continuent de complexifier toute division stricte entre « je » et « tu/vous ». À travers sa représentation des « belles grottes» de l’intériorité, Mrs Dalloway s’oppose à la violence éthique et réelle entretenue par un mépris systématique de la complexité de chaque individu en tant que sujet.

  2. L’exploration woolfienne de la complexité psychologique atteint son point culminant dans The Waves, son roman le plus poétique, qui a longtemps été perçu comme détaché de toute réalité sociale et politique. Même Zwerdling omet The Waves dans son argumentation lorsqu’il cherche à contester la vision persistante d’une Virginia Woolf tenant le rôle de « la prêtresse emmurée dans le temple de l’art – vouée à lui, solitaire, déconnectée de la vie de son époque52 ». Pour Zwerdling, Woolf se montre « solitaire » et « déconnectée » lorsqu’elle regarde vers l’intérieur et non vers l’extérieur, et il considère The Waves comme l’apogée de ce qu’il appelle son « étude approfondie et intense de la vie psychique individuelle », comme un roman qui pourrait conforter l’idée d’une Virginia Woolf romancière qui cherche à « cartographier le labyrinthe complexe de l’inconscient53 ». D’après lui, comparé à l’engagement politique exprimé dans Three Guineas, il manque « une base réaliste54 » à The Waves. Jane Marcus critique vivement cette hypothèse dans son essai « Britannia Rules The Waves », dans lequel elle conçoit The Waves comme « un symbole culturel des années 1930 […] faisant partie intégrante du discours sur […] le fascisme, la guerre et l’impérialisme auquel l’œuvre participait55 ». Depuis l’essai de Marcus, des critiques telles que Cathy Phillips et Jessica Berman ont soutenu de façon convaincante que The Waves formule une critique du nationalisme, de l’impérialisme et des mouvements fascistes qui à l’époque gagnaient du terrain en Europe56. Pour ces critiques, le roman de Woolf exprime une réponse opportune à un climat politique inquiétant. Le parti fasciste de Mussolini règne sur l’Italie à partir de 1922 et, comme le remarque Berman, l’émergence du fascisme en Grande-Bretagne est contemporaine de l’élaboration de The Waves57. Tout comme Berman, nous soutenons que The Waves peut et devrait être lu comme une contestation des nationalismes agressifs qui gagnaient du terrain au moment de l’écriture du roman. Contrairement à Zwerdling et à sa vision du roman, nous avançons que certaines des questions clés de la violence et du pacifisme dont il parle dans sa lecture de Three Guineas sont également problématisées dans The Waves. La politique du roman, d’après nous, opère précisément à travers son intérêt pour ce que Zwerdling appelle « l’élaboration d’une cartographie du labyrinthe complexe de la conscience » et, de façon cruciale, à travers l’utilisation woolfienne du soliloque théâtral. Une dizaine d’années avant la publication de Three Guineas, Woolf exprimait dans The Waves à travers des moyens esthétiques les convictions qui nourrissaient son opposition au militarisme agressif et à la violence58.

  3. Dans Three Guineas, Woolf remarque qu’une nouvelle guerre est inévitable du fait des « positions fausses et irréelles » de l’Angleterre et de l’Allemagne59. Ce qu’elle appelle « positions » désigne les limites idéologiques et les frontières géographiques qui définissent un État-Nation, et elle relie la défense agressive de ces limites aux doctrines nationalistes, militaristes et impérialistes qui se sont exprimées de façon extrême à travers le fascisme. Pour Woolf, la guerre se résume à une protection dépourvue de sens des frontières entre les nations dont les dirigeants, « tels des enfants, sont bien décidés à inscrire les marques à la craie sur le sol de la Terre60 ». Comme le suggère l’image de l’enfant qui dessine, Woolf considérait que la défense des frontières nationales trouvait ses origines dans le processus de formation du soi et, comme nous l’avons vu, le soi cohérent est dépeint dans ses œuvres comme une entité précaire. Dans Modernism and the Crisis of Sovereignty, Andrew John Miller considère que Three Guineas fait écho à cette crise de la souveraineté politique, personnelle et nationale qui prenait de l'ampleur dans l'entre-deux-guerres et que l’écriture moderniste représente. Miller voit dans l’Europe d’alors « une situation géopolitique qui fragilisait de plus en plus les frontières nationales61». En Grande-Bretagne, la redéfinition massive des frontières nationales après la Première Guerre mondiale a donné l'impression que les « frontières [étaient] instables » et a accentué « l'angoisse face aux menaces à la fois intérieures et extérieures dirigées contre la patrie62 ». Miller démontre que cette crise a incité Woolf et d’autres auteurs modernistes à adopter une position « franchement postnationale » et questionner la souveraineté nationale et les identités nationales63. Tout en nous appuyant sur le travail de Miller, nous mettons ici l'accent sur l’analyse woolfienne du soi comme entité autonome. Nous avons affirmé que ses œuvres de fiction datant de l’époque de l’entre-deux-guerres interrogent les conséquences sociales et éthiques qu'implique une volonté d’affirmer à tout prix ce « je » autonome qui est dénoncé dans A Room of One’s Own64. Vers le milieu des années 1920, alors qu’elle rédige Mrs Dalloway, Woolf met en garde contre un idéal social de self-control strict qui entraîne inévitablement des formes de violence éthique et réelle. Cette mise en garde apparaît dans un passage non inclus dans la version finale de Three Guineas, où la violence sur laquelle repose le patriarcat, le nationalisme et le fascisme est liée à un besoin d’« écrire en permanence sur le je65 ».

  4. Judith Butler propose également un modèle psychologique qui lie la formation du sujet à la formation de communautés sociales et politiques. Butler développe « une éthique non violente » basée sur « une vulnérabilité première face aux autres, une vulnérabilité que l’on ne peut pas faire disparaître volontairement sans cesser alors d’être humain66 ». Parce qu’être exposé aux autres et dépendre d’eux précèdent la formation du sujet en tant que sujet autonome, chaque individu est lié aux autres, et ces liens complexifient toute conception du « je » comme irrévocablement séparé du « tu/vous ». Il n'y a pas de raison que l'expérience de la vulnérabilité, écrit-elle, « mène directement à la violence et à la vengeance » : « si la souveraineté nationale est mise à mal, ceci ne veut pas dire qu’elle doit être consolidée à tout prix67 ». Pour Butler, reconnaître son exposition continue aux autres avant de faire en sorte de protéger l’autonomie subjective et la souveraineté nationale est une prise de position éthique et pacifiste, et les relations éthiques entre les individus préparent le terrain pour une politique non violente. Ces aspects de la pensée de Butler mettent en lumière une éthique non violente dans The Waves. Selon nous, le roman anticipe l’antinationalisme et l’antifascisme de Three Guineas lorsqu’il décrit la démarcation défensive de limites autour du soi comme une cause directe d’agression et de violence. Si le roman reste son étude la plus poussée en ce qui concerne la formation du soi et la formation des relations « soi/autrui », il fait également de ces processus la base de la politique. Les relations intersubjectives sont représentées dans The Waves en termes de limites, lesquelles sont tour à tour maintenues, transgressées et dissoutes. Le roman met en relation l’autonomie absolue du soi et l’agression ou la guerre, en même temps qu’il dépeint ce soi comme une entité frêle sujette à un mouvement continu de « destruction et de reconstitution », pour reprendre les termes de Bernard68. Woolf expose dans The Waves la fragilité des constructions du soi et de la nation, et elle suggère qu’une conscience de cette fragilité pourrait constituer la base de relations non-violentes.

  5. Tout au long du roman, la nudité apparaît comme une métaphore de la vulnérabilité. Rhoda est persuadée qu’elle est « la plus jeune, la plus nue d’entre vous tous », et cette conviction fait écho à la réflexion de Louis (« Vous êtes tous protégés. Je suis nu69 ») quelques pages plus tôt. Cette métaphore partagée suggère que la mise à nu déstabilisante qu’ils subissent est une situation délicate commune. Selon Butler, « la condition de vulnérabilité première » qui continue de nous former émane d’« une impuissance première » et d’« une passivité qui précède le sujet70 ». A contrario, la formation d’un « je » autonome est décrit dans The Waves comme un processus qui endurcit, et qui implique que l’on doive devenir insensible pour devenir individu. Ce processus trouve une mise en scène des plus frappantes dans la description des oiseaux dans les interludes. Insensibles, agissant par pur instinct, les oiseaux fonctionnent comme la métaphore d’une subjectivité autonome et d’une violence brutale : « leurs têtes se tournaient de ci ; de là ; éveillés, à l’affût ; intensément conscients…. Puis l’un d’entre eux, s’élançant avec majesté, se posant avec précision, embrocha le corps mou, monstrueux du ver sans défense, picora encore et encore71 ». L’image de l'oiseau et de l'escargot se fond de façon menaçante dans le monde humain des soliloques lorsque Bernard compare ses amis à des oiseaux brisant « leurs escargots sur des pierres…. durs, avides, sans remords72 ». Cette métaphore rappelle cette idée avancée par Bernard selon laquelle le soi cohérent est une « carapace dure qui entoure l’âme73 ». Si l’« âme » est l’esprit réceptif exposé et sans protection, tel un escargot sans coquille, alors la « carapace [figurative] . . . sur laquelle les sensations frappent en vain de leur bec74 » sert de métaphore au « je » enclin à se montrer violent avec les autres.

  6. La consolidation de la subjectivité autonome est également associée dans le roman aux formations sociales agressives et aux actions irréfléchies dénoncées dans Three Guineas. Dans un interlude ultérieur, l’attaque prend la forme de l’action synchronisée de nombreux oiseaux : « ils s’abattirent dans les airs, le bec sec, sans pitié, abruptes. […] Ils repérèrent un escargot et cognèrent sa carapace contre un caillou75 ». La cruauté des oiseaux évoque des passages de Three Guineas où Woolf oppose avec provocation la lettre (échange entre deux individus) au «  conglomérat de gens qui créent les sociétés », ce qui d’après elle « libère la part la plus égoïste et violente, et la moins rationnelle et humaine des individus ». Toujours selon ses mots, les sociétés sont des « conspirations » qui « font se gonfler [en l'homme] un mâle monstrueux, qui parle trop fort, qui cogne fort, bien décidé dans un entêtement infantile à tracer sur le sol des frontières à la craie76 ». Dans cette polémique, Woolf n’attribue pas la description des sociétés comme « conspirations » agressives et nationalistes uniquement à l’état fasciste. Au lieu de cela, elle suggère que si l’état fasciste est bien l’exemple de la forme la plus extrême de conspiration, quelque chose dans l’organisation des individus en sociétés (que ce soit en Italie, Allemagne ou Grande-Bretagne) rend le fascisme possible77.

  7. Ainsi, dans Three Guineas, Woolf imagine l’intersubjectif, les relations entre un « je » et un « tu/vous », comme un espace dans lequel les individus peuvent devenir autre chose que des sujets autonomes. Cet argument est développé dans The Waves, où la formation d’une « carapace dure » est présentée comme une réponse à la déstabilisation de la subjectivité autonome par la présence d’un autre être irréductible. Le moment de déstabilisation arrive sous la forme de ce que Bernard appelle « le choc de la vague qui retombe » ; il s’agit de l’« humiliation » de se retrouver « complètement pris au dépourvu » par le « coup » que la présence interrogatrice d’un autre sujet envoie au soi cohérent78 ». Alors que Bernard cherche des expressions capables d’expliquer la présence déstabilisante d’un autre « je » — « Il n’existe aucune panacée (laissez-moi remarquer) face au choc de la rencontre79 » —, Woolf développe dans The Waves un éventail d’images qui suggère cette « destruction » du soi ; c’est un « coup de poing », un « coup de couteau80 », la destruction de quelque chose d’entier, le « choc » d’une vague qui se brise.

  8. Toutes ces images expriment ce que Butler appelle un bouleversement de la perspective à la première personne, c’est-à-dire, la façon pénible dont « nous sommes ‘défaits’ les uns par les autres81 ». Être « défait », c’est être forcé d’adopter un état de passivité totale, comme le comprend Bernard lors d’une visite chez le coiffeur :

Je penchai la tête en arrière et on m’enveloppa dans un drap. Des miroirs se dressaient en face de moi dans lesquels je pouvais voir mon corps immobilisé et les gens qui défilaient ; s’arrêtant, regardant, et reprenant leur chemin, indifférents. Le coiffeur mit ses ciseaux en action. Je me sentais impuissant à arrêter les oscillations de l’acier froid. C’est ainsi qu’on nous coupe et qu’on nous fauche, dis-je82.

  1. Son impuissance paralysante à agir est décrite ici comme une expérience extrêmement physique ; avec ses bras immobilisés et le métal des ciseaux du coiffeur contre sa tête, Bernard est littéralement entre les mains d’un autre. Les « oscillations de l’acier froid » suggèrent la menace d’une violence potentielle face à laquelle il est « impuissant », incapable de se protéger. L’image de ses bras « immobilisés » par le drap relève également de la métaphore d’un affaiblissement de son « je » au moment où il se voit à la fois en tant que reflet dans le miroir et objet du regard indifférent des passants. Woolf décrit dans ce passage le genre de vulnérabilité théorisé par Butler. La scène chez le coiffeur se lit comme une dramatisation de l’argument avancé par Butler : « le corps implique la mortalité, la vulnérabilité, la puissance d’agir : la peau et la chair nous exposent au regard des autres, mais également au toucher, ainsi qu’à la violence, et les corps nous font courir le risque de devenir nous aussi l’actant et l’instrument de toutes ces formes d'expérience83 ».

  2. Dans Precarious Life, Butler distingue deux façons d’appréhender l’expérience déstabilisante d’être menacé par la violence, expérience qui, selon elle, est liée à la perte de l’autonomie subjective. « Consolider le point de vue à la première personne » lors d’un « recentrement » du sujet, c’est assumer une position défensive afin de répondre par la violence si besoin84. D’un autre côté, reconnaître notre vulnérabilité corporelle comme une condition de notre formation que nous ne pouvons pas « décider de faire disparaître » est une prise de position éthique et une façon de résister à la violence85. Dans The Waves, Woolf propose des alternatives en réponse à ce que Rhoda et Louis appellent « la nudité » et à ce que Bernard expérimente comme une passivité paralysante. La première est un « recentrement », pour utiliser le terme de Butler, du « je » autonome. Alors qu’il signe son nom : « I, and again I, and again I », Louis se perçoit comme « compact » et « rassemblé86 ». Une autre façon, plus douloureuse, de répondre à la vulnérabilité est problématisée à travers le personnage de Rhoda. Rhoda perçoit les rencontres avec les autres comme des « chocs intermittents, aussi soudains que les bonds d’un tigre87 » et reste exposée et particulièrement sensible. C’est un état de désintégration totale dans lequel on ne peut prendre aucune position subjective. Rhoda, comme Bernard, n’arrive pas à s’identifier à son propre reflet dans le miroir : « C’est mon visage… dans le miroir derrière l’épaule de Susan…. Mais je vais plonger derrière elle pour le cacher, car je ne suis pas là. Je n’ai pas de visage88 ». Rhoda est incapable de « consolider le point de vue à la première personne », ce qui implique une passivité absolue qui rend tout acte violent impossible. Comme l’illustre le suicide de Rhoda, cependant, une passivité permanente et non momentanée rend également la survie intenable. L’un des soliloques de Rhoda distingue sa nudité des « carapaces » dures que les autres développent de leur côté : « [Jinny et Susan] disent, Oui ; elles disent, Non ; elles abattent leurs poings bruyamment sur la table. Mais je doute ; je tremble,… peur…de faire ne serait-ce qu’une phrase 89». Dans The Waves, le mouvement du poing qui frappe quelque chose avec violence illustre le mélange de la subjectivité autonome et de l’acte d’envoyer des « coups » figuratifs qui réduisent les autres à l’état d’objets imaginaires. Lorsque Bernard décrit la perte de son moi autonome, il parle de ce moi comme d’une personne incapable de lutter, verbalement et physiquement : « Il n’opposa aucune résistance. Il n’essaya pas de formuler quelque chose. Sa main ne forma pas un poing90 ». Si The Waves, comme nous le soutenons ici, est un des textes centraux dans lesquels Woolf met en scène sa critique de la violence, alors le roman élabore un mode d’individualité qui reconnaît et  inclut la sensibilité extrême de Rhoda. Woolf postule ainsi une éthique de la vulnérabilité qu’elle oppose à la rhétorique fasciste de l’insensibilité et de la violence.

  3. Cette conception de l’individualité est inséparable de   l’utilisation que Woolf fait du soliloque théâtral. Les soliloques woolfiens imitent la dynamique théâtrale du discours adressé, lorsqu’un acteur s’adresse aux spectateurs depuis la scène. Le roman est construit comme un récit qui s’adresse au lecteur à travers le dernier soliloque de Bernard, qui commence ainsi : « Résumer à présent. […] Vous expliquer à présent le sens de ma vie91 ». Bernard, l’auteur, raconte une histoire qui est aussi incomplète et sujette à bouleversement que le récit défini par Butler. Dans la théorie de Butler, un individu fait appel à un autre individu pour faire un portrait de lui-même/d’elle-même. Parce que cela implique de s’exposer à la présence d’un autre sujet, raconter devient un processus de « remise en question personnelle » ; cela « implique de se mettre en danger92 ». Comme chez Butler, le récit de Bernard s’adresse à un « tu/vous » dont la présence remet en question son « je » cohérent. Bernard lui-même conçoit sa vie comme quelque chose de complet et d’autonome qui peut être révélé par le récit : « Je la briserais comme on briserait une grappe de raisin ». Dès qu’il s’adresse à son interlocuteur, cependant, il comprend que la vision qu’il a de sa vie comme un tout cohérent est une « illusion93 ». Son récit fonctionne selon la théorie de Butler, dans le sens où il possède une dimension performative : raconter l’histoire de sa vie est un processus dans lequel son « je » autonome est remis en question. En ce sens, le soliloque théâtral de Woolf devient le lieu d’une introspection et d’une remise en question personnelle performatives. Selon Butler, se raconter produit une « forme brisée de communication » qui met en lumière « les limites de la mise en mots94 ». Lorsque « le fil de mon histoire se défait », écrit-elle, je « revis un abandon et une dépendance qui est bouleversante95 ». Cet abandon implique une dépendance physique première à l'égard de ceux qui prennent soin de moi. Ma vie est mêlée à celle de ceux dont je dépends, et cette position première, dans laquelle « la limite n’a pas encore été instaurée, la limite entre cet autre et ce ‘je’ », est « une scène […] à laquelle nous revenons96 ».

  4. Comme le sujet de Butler, Bernard comprend petit à petit que la « carapace » qu’il a essayé de former ne peut pas le protéger d’un rapport au monde  qu'il avait connu auparavant et qui persiste encore. Alors qu’il parle, il comprend que sa vie ne peut être racontée sous la forme d’une entité complète et auto-suffisante, car elle est mêlée à la vie des autres. Faisant face à son interlocuteur, Bernard se rappelle la scène, pour utiliser le terme de Butler, de sa formation en tant que soi distinct. La scène date des premières années de l’enfance, et évoque sa nourrice qui lève son éponge au dessus de la tête de Bernard et l’arrose d’eau chaude97. Autrefois entre les mains de sa nourrice et physiquement dépendant de ses soins, Bernard n’a jamais développé le « je » autonome qu’il compare à une « carapace » impénétrable. Il comprend, après le dîner, qu’il n’a jamais été entièrement distinct de ses cinq amis, qui sont tous devenus des individus distincts étant enfants :

Et maintenant je demande : « Qui suis-je ? » Je viens de parler de Bernard, Neville, Jinny, Susan, Rhoda et Louis. Suis-je toutes ces personnes ? Suis-je unique et distinct ? Je ne sais pas. […] Je ne trouve aucun obstacle qui nous sépare. Il n’existe aucune séparation entre eux et moi. Alors que je parlais j’ai senti « Je suis vous ». Cette différence à laquelle nous accordons tant d’importance, cette identité que nous chérissons avec tant de ferveur, était abolie98.

  1. L’histoire de Bernard rend alors possible son retour à cette condition première où la limite entre le soi et l’autre n’a pas encore été établie. Comme le sujet de Butler qui est en formation constante, Bernard revit en continu des moments durant lesquels il lui est impossible de se différencier d’autres sois représentés. Butler écrit : « Nous sommes “défaits” les uns par les autres. Si nous ne le sommes pas, il nous manque quelque chose99 ». Cependant, elle souligne également qu’il y a une dimension constructive et affirmative à être « défait » : « le but ici n’est pas de célébrer une certaine idée de l’incohérence, mais seulement de souligner que notre “incohérence” établit un moyen par lequel nous nous construisons dans la relation à l'autre100 ».Voilà comment le point de vue de Bernard remodèle son soi et sa narration, qui émergent tous deux, alors qu’il reprend son récit, comme des entités non statiques : « Ainsi quand j’en viens à modeler ici sur cette table entre mes mains l’histoire de ma vie et vous la présente comme une chose achevée, je dois me remémorer des choses lointaines, enfouies, au plus profond de cette vie-là ou de celle-ci au point de faire partie d'elle101 ». Alors qu’il essaie à nouveau de « résumer », Bernard comprend que son récit ne peut être « achevé » que s’il y intègre la manière dont il est continûment exposé aux autres, ainsi que les affinités qu’il partage avec eux.

  2. Tout au long de The Waves, les sois des personnages sont représentés à la fois comme distincts et fluides également à un niveau formel à travers l’utilisation woolfienne du monologue théâtral. Chaque soliloque forme une unité reposant sur l’identité d’un nouveau sujet énonciateur, et pourtant les monologues ne sont pas des entités indépendantes et autonomes. Comme le note Susan Gorsky, ils sont en grande partie construits à travers les images et les métaphores qui reviennent en dépit des procédés rhétoriques qui les désignent comme distincts. L’interdépendance structurelle des soliloques suggère un mode d’individualité qui diffère de la subjectivité autonome. Si Woolf utilise « un réseau d’images » pour identifier chaque personnage et donner aux soliloques « une impression de style individuel102 », le fait que les personnages partagent les mêmes phrases, images et métaphores crée un effet d’unité qui passe outre les divisions, une unité similaire à l’incapacité de Bernard à distinguer le « je » du « vous ». C’est une façon pour le récit de The Waves de dépeindre une relation pré-subjective aux autres non seulement en tant que force subversive qui ébranle le soi, mais également, et plus important encore, en tant que condition préalable aux relations éthiques et non violentes. En ayant recours à la forme du monologue théâtral, Woolf s’oppose à la violence en montrant les différentes façons dont « nos vies sont profondément impliquées dans la vie des autres103 », comme l’écrit Butler. Dans ce roman, sa poétique développe des aspects clés des arguments pacifistes mis en avant dans Three Guineas en opposant l’autonomie subjective et l’action agressive et irréfléchie à une forme d’individualité qui reconnaît la passivité, la nudité et l’extrême sensibilité. The Waves met ainsi en lumière la corrélation entre éthique et esthétique qui structure l’écriture expérimentale woolfienne de l’entre-deux-guerres. En rendant le lecteur conscient, grâce à des outils esthétiques, de perspectives distinctes qui dépendent des autres de manière contingente et sont sujettes à une dissolution momentanée, Woolf se livre dans ses romans (de Jacob’s Room à The Waves) à une puissante remise en question des relations causales entre l'autonomie subjective et la violence.

 

Traduit par Audrey Coussy

Bibliographie

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1 J. Butler, Giving and Account of Oneself, 42. Toutes les citations tirées d’œuvres rédigées en anglais ont été traduites par nos soins. [NdT]

2 Dans Precarious Life, J. Butler soutient qu’une réponse non violente et plus viable au niveau mondial aurait pu être de reconnaître, et non de renier, l’existence d’un état de vulnérabilité nationale, et de suspendre l'assertion de la première personne qui entretient le « rêve d’omnipotence » (9) américain.

3 M. Hussey, Virginia Woolf and War, 1.

4 J. Butler, Precarious Life, xii.

5 J. Berman, « Ethical Folds », 170.

6 R. Hollander, de son côté, remarque que « dans Jacob’s Room, [Woolf] décrit et met en scène la crise de la connaissance et de l’éthique qui a suivi la Grande Guerre », « Novel Ethics: Alterity and Form in Jacob's Room », 42.

7 Ibid., 61

8 W. R. Handley, « War and the Politics of Narration in Jacob's Room », 112-113, 115-116.

9 T. Moi, Sexual/Textual Politics, 17.

10 V. Woolf, A Room of One's Own, 115.

11 V. Woolf, Shorter Fiction, 112.

12 V. Woolf, Selected Essays, 43, 38.

13 J. Butler, Giving an Account of Oneself, 27.

14 Ibid., 31.

15  Mon interprétation ici va dans le sens de celle de R. Hollander. Dans son étude sur l’altérité et la forme dans Jacob’s Room, Hollander s’appuie sur le modèle éthique de Lévinas pour explorer « la façon dont Woolf s’attelle à la question de l’altérité absolue — des limites de la connaissance ». R. Hollander affirme qu'à travers l’intérêt qu’elle porte aux limites du « savoir », Woolf « souligne le caractère inaccessible d’une compréhension profonde de la conscience de l’autre », « Novel Ethics: Alterity and Form in Jacob's Room », 44.

16 V. Woolf, Jacob's Room, 31.

17 Ibid., 126, 135.

18 V. Woolf, Selected Essays, 53.

19  Pour des lectures lévinassiennes de l’œuvre woolfienne, voir R. Hollander, A. Jonsson et T. Monson.

20 V. Woolf, Selected Essays, 36-37.

21 V. Woolf, Mrs Dalloway, 248, 263.

22 V. Woolf, Collected Essays, 108.

23 Voir Thomas C. Caramagno, E. Showalter et H. Lee pour des descriptions des façons dont l’expérience personnelle de Woolf de médecins autoritaires et de traitements inefficaces a influencé sa représentation de Sir William Bradshaw et du Dr Holmes dans Mrs Dalloway. C. Caramagno souligne que pour la tradition médicale datant du xixe siècle à laquelle appartenaient les médecins de Woolf, la maladie maniaco-dépressive était considérée comme une maladie névrotique dont les manifestations d’« émotivité excessive » devaient être traitées par « l’auto-discipline » (The Flight of the Mind, 14). E. Showalter, dans son étude de la perception du traumatisme de guerre dans la Grande-Bretagne d’après-guerre, met l’accent sur l’idéal victorien d’auto-discipline qui a inspiré les façons de traiter les « soldats hystériques qui manifestaient des émotions ou peurs efféminées » (The Female Malady, 167-70).

24 E. Showalter, The Female Malady, 192-193.

25 V. Woolf, Mrs Dalloway, 18, 83.

26 Ibid., 78.

27 Ibid., 248

28 V. Woolf, Mrs Dalloway, 75.

29 C. Froula, « Postwar Elegy », 139.

30 Pour une étude de Keynes, Freud, V. Woolf et L. Woolf en tant que penseurs avant-gardistes aspirant à une civilisation internationale paisible, voir le chapitre 1 de Virginia Woolf and the Bloomsbury Avant-Garde (Froula).

31 J. Butler, Giving an Account of Oneself, 42.

32 Caramagno dit la chose suivante du médecin de Woolf, George Savage, dont l’approche médicale se base sur celle de Silas Mitchell : « Savage, comme Mitchell, évaluait le progrès de ses patients selon leur soumission à sa vision conservatrice de la réalité : on demandait au patient d’abandonner son contrôle au médecin, de suivre ses instructions sans poser de question. Savage associait la santé mentale avec la conformité sociale, c’est pourquoi il dénigrait la valeur du soi et ignorait la façon dont sa patiente vivait sa maladie », The Flight of the Mind, 16.

33 V. Woolf, Mrs Dalloway, 86.

34 Ibid, 84.

35 Comme le fait remarquer H. Lee, Woolf présente dans Mrs Dalloway « une lecture politique, anticipant Foucault, de la conspiration qui unit la manipulation des structures sociales, le contrôle restrictif des malades mentaux et l’auto-préservation de la tradition patriarcale » (Virginia Woolf, 193). Contrairement à la biographie de Quentin Bell consacrée à Woolf, celle de Lee souligne les moyens que ses œuvres fictionnelles emploient pour transformer son expérience personnelle en une politique textuelle. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Folie », Lee affirme qu’« il ne fait aucun doute que la position politique de Woolf, sa résistance intellectuelle à la tyrannie et aux conventions découle en grande partie de son expérience en tant que patiente » (Virginia Woolf, 184).

36 J. Butler, Giving an Account of Oneself, 42.

37 V. Woolf, Mrs Dalloway, 83.

38 V. Woolf, A Room of One's Own, 44-45.

39 L. Stonebridge, The Destructive Element, 7.

40 Comme l’indique E. Abel dans Virginia Woolf and the Fictions of Psychoanalysis, Woolf affirmait de ne pas avoir vraiment lu Freud avant 1939. Le livre d’E. Abel reste l’étude la plus complète sur Woolf et la psychanalyse. Voir The Destructive Element : British Psychoanalysis and Modernism d’E. Abel et L. Stonebridge pour une lecture de Woolf qui s’appuie sur l’œuvre de Mélanie Klein.

41 Cette idée selon laquelle une suspension de la subjectivité autonome rend possible une éthique qui s’oppose à la violence et/ou l’objectification est développée dans de récents travaux tels que For More than One Voice : Toward a Philosophy of Vocal Expression (2005) d’Adriana Cavarero, Sharing the World (2008) de Luce Irigaray, et Intimate Revolt (2002) et The Sense and Non-Sense of Revolt (2000) de Julia Kristeva.

42 R. Walkowitz, Cosmopolitan Style, 84, 80. Voir également la lecture déconstructioniste de Mrs Dalloway proposée par P. Mason, qui explore l’intérêt que le roman porte aux « processus étroitement liés d’écriture, de lecture, d’interprétation et de résistance », « The Terror and the Ecstasy », 164. .

43 V. Woolf, A Room of One's Own, 5.

44 Ibid, 118

45 V. Woolf, Collected Essays, 108.

46 M. S. Micale, The Mind of Modernism, 9. Voir la collection établie par M. S. Micale, The Mind of Modernism, pour des exemples récents de « l’énorme virage vers l’intérieur » qui a formé l’émergence de la psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse ainsi que de l’écriture moderniste des débuts à une époque où les frontières entre les disciplines étaient moins distinctes qu’aujourd’hui.

47 J. Butler, Giving an Account of Oneself, 78, 58.

48 V. Woolf, Mrs Dalloway, 129.

49 Ibid., 130.

50 Ibid., 8.

51 Ibid., 19.

52 A. Zwerdling, V. Woolf and the Real World, 9.

53 Ibid., 9-10.

54 Ibid., 12.

55 J. Marcus, « Britannia Rules The Waves », 77.

56 Voir par exemple Modernist Fiction, Cosmopolitanism and the Politics of Community de P.  McGee, C. J. Phillips et J. Berman.

57 Dans sa lecture des notions de la communauté dans les romans de Woolf, J. Berman contraste la pratique esthétique de Woolf dans The Waves et la rhétorique de l’action, de la décision et de la résolution avancée par le Nouveau Parti d’Oswald Mosley, qui est devenu partie intégrante de l’Union Britannique des Fascistes, fondée en 1931 par Mosley (Modernist Fiction, 114-56). Voir C. Froula pour un exemple des réponses critiques faites par Woolf et d’autres membres du Bloomsbury Group à l’émergence du fascisme (Bloomsbury Avant-Garde, 1-32). C. Froula, cependant, n'évoque pas The Waves dans ce contexte.

58 Ce n’est que récemment que des critiques ont remarqué que The Waves questionne politiquement la violence et l’agression. Voir tout particulièrement J. Marcus, C.J. Phillips et J. Berman.

59 V. Woolf, Three Guineas, 131.

60 Ibid., 121.

61 A.J. Miller, Modernism and the Crisis of Sovereignty, xi.

62 Ibid. viii.

63 Ibid. xxi

64 V. Woolf, A Room of One's Own, 115.

65 V. Woolf écrit, dans ce passage omis, sur la figure du dictateur, l’homme hyper-masculin critiqué tout au long de Three Guineas : « Il est devenu égocentrique ; toujours à écrire sur le je ; à tel point égotiste que pour calmer les accès de son égotisme, il fait en sorte que tout un sexe soit voué à son service. Le divertissement des héros. La place de la femme est à la maison. Elle doit se consacrer au divertissement des héros. Qu’est-ce donc que cela, si ce n’est le cri du foie bouffi d’une oie ? » (tapuscrit ultérieur de Three Guineas, Collection Berg, cité dans Zwerdling, Real World 263).

66 J. Butler, Precarious Life, xvii, xiv.

67 Ibid., xii.

68 V. Woolf, The Waves, 207.

69 Ibid, 79, 72.

70 J. Butler, Precarious Life, 31-32, Giving an Account of Oneself, 77.

71 V Woolf, The Waves, 54-55.

72 Ibid., 190.

73 Ibid., 22.

74 Ibid., 196.

75 Ibid., 82.

76 V. Woolf, Three Guineas, 120-21.

77 Comme H. Lee l’a démontré, cette affirmation a rencontré de vives critiques de la part de la famille et des amis de Woolf (691-2). Dans un récent essai, Quentin Bell souligne les faiblesses dans l’argumentation de Woolf selon laquelle « les hommes, contrairement aux femmes, en fait se délectent de la guerre » alors que « l'homme pacifiste est rare » (« A Room of One’s Own and Three Guineas » 15-6).

78 V. Woolf, The Waves, 224, 183, 195, 225.

79 Ibid., 161.

80 Ibid, 66.

81 J. Butler, Precarious Life, 23.

82 V. Woolf, The Waves, 215.

83 J. Butler, Precarious Life, 26.

84 Ibid., 6-7.

85 Ibid., 29.

86 V. Woolf, The Waves, 127.

87 Ibid., 47.

88 Ibid., 30-31.

89 Ibid., 79-80.

90 Ibid., 218.

91 Ibid., 183.

92 J. Butler, Giving an Account of Oneself, 23.

93 V. Woolf, The Waves, 183.

94 J. Butler, Giving an Account of Oneself, 57-58.

95 Ibid., 58, 68.

96 Ibid., 70-71, 81.

97 V. Woolf, The Waves, 221-222.

98 Ibid., 222.

99 J. Butler, Precarious Life, 23.

100 J. Butler, Giving an Account of Oneself, 64.

101 V. Woolf, The Waves, 222.

102 S. Gorsky, « The Central Shadow », 44.

103  J. Butler, Precarious Life, 7.



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