Woolf, T. E. Hulme, William James, et l'Invisible

Douglas Mao

Douglas Mao, Johns Hopkins University

Car comment auraient-ils pu se connaître? On se voit tous les jours, et ensuite, plus pendant six mois, ou pendant des années. C’était terriblement décevant, ils en tombaient d’accord, de si mal connaître les autres. Mais, disait-elle, assise dans l’omnibus qui remontait Shaftesbury Avenue, elle se sentait présente partout : pas « ici, ici, ici », (et elle tapotait le dossier de son siège), mais partout. Elle agitait la main, vers Shaftesbury Avenue. Elle était tout cela. Si bien que pour se connaître, ou pour connaître n’importe quoi, il fallait chercher les gens qui vous complétaient ; les endroits, même. Elle avait des affinités étranges avec des gens à qui elle n’avait jamais parlé, une femme dans la rue, un homme derrière un comptoir — ou même avec un arbre, une grange. Cela finissait par une théorie transcendantale qui, avec son horreur de la mort, lui permettait de croire, ou d’affirmer qu’elle croyait (malgré tout son scepticisme) qu’étant donné que nos apparitions (la partie de nous qui apparaît) sont éphémères par rapport à l’autre partie de nous, la partie invisible, qui est beaucoup plus étendue, l’invisible pourrait bien survivre, pourrait être conservée, d’une manière ou d’une autre pour aller s’attacher à telle ou telle personne, ou même venir hanter certains lieux après la mort… peut-être… peut-être1.

  1. Ainsi se propose l'une des plus longues spéculations de Clarissa Dalloway, telle que s'en souvient Peter Walsh dans Mrs. Dalloway. Il est manifeste que cette « théorie transcendantale » offre de nombreuses entrées possibles pour un colloque sur Woolf et la philosophie : en ce qu'elle renvoie vers nombre de philosophes à la fois en amont et en aval (Platon, Spinoza, peut-être Galen Strawson and Graham Harman), mais aussi en ce qu'elle entre en dialogue avec un certain nombre de ses contemporains les plus proches. De nombreux lecteurs de Woolf, dont moi-même, ont en effet analysé ce passage en le mettant en relation avec les idées de F.H. Bradley et G.E. Moore, sans parler de ces hommes de lettres aux orientations philosophiques que sont Walter Pater et T. S. Eliot. Ce qui entre particulièrement en résonnance avec les interrogations épistémologiques, ontologiques et éthiques de ces auteurs, c'est cette suggestion (récurrente dans l'oeuvre de Woolf, mais formulée ici en des termes singulièrement inoubliables) selon laquelle, si nos identités sont dans un certain sens forgées par nos perceptions, il se pourrait que deux personnes qui voient le même objet partagent quelque chose de l'identité de l'autre. Si l'on pense ainsi, comme l'indique Peter, nous pourrions connaître un certain mode limité de survie après la mort corporelle (à travers la texture des consciences de ceux qui ont vu les mêmes choses que nous) : mais alors la métaphysique et la théologie se réinvitent sur la scène.

  2. Dans l'argument qui suit, je m'attache à une question philosophique légèrement différente, et qui est aussi une question d'histoire littéraire, en prenant comme point de départ l'assertion suivante de Clarissa : « étant donné que nos apparitions (la partie de nous qui apparaît) sont éphémères par rapport à l’autre partie de nous, la partie invisible, qui est beaucoup plus étendue, l’invisible pourrait bien survivre ». En utilisant le mot « invisible », qui de plus est associé à l'article défini, Woolf ne faisait pas seulement allusion à ce qui peut être avéré, à savoir que ce qui se déroule en chacun de nous ne se limite pas à la dimension phénoménale de la rencontre avec les autres. Elle faisait également usage d'un terme qui s'est enrichi de multiples associations littéraires, philosophiques et théologiques tout au long de ce temps qui a précédé la publication de Mrs Dalloway. Depuis la Renaissance au moins, le terme désignait ce qui relevait du domaine du spirituel en tant que distinct de l'existence terrestre; il est devenu particulièrement populaire, semble-t-il, au dix-neuvième siècle, et permettait alors de lier ce qui est au-delà de l'appréhension des hommes à des questions proprement religieuses.

  3. Je commencerai par trois exemples collectés parmi la multitude de ceux que l’on peut trouver dans les textes écrits depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Le premier est de Thomas Carlyle, chez qui on peut sans difficulté trouver une des sources des usages du mot invisible que nous envisageons ici. Dans la conférence de 1840 qui débute On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History (1841), Carlyle affirme que « la donnée majeure » chez un homme ou une nation est sa religion, entendue non pas comme « la croyance religieuse qu’il professe » mais comme la manière […] dont il se sent spirituellement relié au Monde Invisible2 ». Dans Past and Present publié en 1843, Carlyle décrit le lien entre l’invisible et l’activité humaine dans les termes suivants :

Le plus souvent, nous en convenons pleinement avec les Moines d'autrefois, laborare est orare. De mille façons différentes, et du début jusqu’à la fin, le vrai Travail est Prière. Celui qui travaille, quel que soit son travail, donne forme aux Choses Invisibles ; chaque Travailleur est un humble Poète. L’idée qu'il conçoit, que cela soit celle de son plat de Delft — et c'est encore plus vrai s'il s'agit de son Poème épique — n’est jusqu’ici « vue », entrevue que par lui seul ; pour tous les autres, c’est une chose invisible, impossible ; pour la Nature même c’est une chose invisible, une chose qui jamais encore ne fut — tout à fait impossible, car c’est encore une non-chose, rien ! Les Puissances Invisibles doivent veiller sur cet homme : il travaille au sein de et pour l’Invisible. Si, hélas, il ne lève les yeux que vers les Puissances Visibles, il peut tout aussi bien s’arrêter là ; sa Non-chose ne produira jamais une Chose, mais une Tromperie, une chose Fausse — qu'il aurait mieux valu ne pas créer3.

  1. Le second exemple provient de la seconde série de Legends and Lyrics (1861) par Adelaide Procter, l’un des poètes les plus populaires du dix-neuvième siècle. Dans le poème « Invisible », Procter (qui se convertit au catholicisme en 1851) commence en soutenant qu’ « il y a au Ciel et sur Terre bien plus que ce que nous/ Pouvons rêver, ou que la nature comprend ;/ Notre piètre philosophie ne nous enseigne pas/ Quelles cordes cachées sont touchées par des mains invisibles », et conclut,

Mais bien qu’un voile d’ombre tombe entre

Cette vie cachée, et ce que nous voyons et entendons

Vénérons le pouvoir de l’Invisible

Et apprenons qu’un monde de mystère est proche4.

  1. Mon troisième exemple est tiré d'un passage d'Erewhon, fiction utopique de Samuel Butler publiée en 1872, dans lequel le narrateur réfléchit à certaines coutumes en vigueur dans la société inconnue qu'il découvre dans les termes suivants:

C'est comme si le besoin d'une loi suprême, qui surplombe la loi du pays et parfois même entre en conflit avec elle, devait avoir une origine ancrée au plus profond de la nature humaine […] Lorsque l'homme comprit que […] le monde et tout ce qu'il comprend, y compris lui-même, est à la fois visible et invisible, il ressentit la nécessité d'avoir deux règles de vie, l'une pour la partie visible des choses, et l'autre pour la partie invisible. Pour ce qui est des lois qui touchent au monde visible, il demanda la sanction des pouvoirs visibles ; pour ce qui est de l'invisible (dont il ne connait rien si ce n'est son existence et sa puissance) il en appela au pouvoir invisible (dont, à nouveau, il ne connait rien si ce n'est son existence et sa puissance), une puissance qu'il désigne du nom de Dieu5.

  1. Carlyle insiste sur le fait que les hommes devraient faire se fondre le visible et l'invisible lorsqu'il créent des objets ; Procter nous enjoint de révérer un invisible dont nous ne sommes jamais éloignés ; Butler suggère que les hommes tiennent séparées les notions du visible et de l'invisible lorsqu'ils conçoivent les règles qui président à leur vie. A les considérer ensemble, ces passages nous en disent long sur la façon dont le dix-neuvième siècle articulait la foi et le doute, le savoir et l'expérience, la théorie et la pratique, l' humain et le divin. Ce qui nous importe plus, toutefois, ici, c' est cet « invisible » tel que l'évoquent ces auteurs, à savoir comme désignant un monde de puissances insaisissables mais qui ne sont séparées du monde dans lequel nous vivons que par une partition très fine, une dimension non pas lointaine mais au contraire extrêmement proche, et voilée à nos yeux non pas parce qu'elle échappe par essence à notre vue, mais parce que nos yeux sont faibles. Dans ces dernières lignes remarquables de « La Plante sensitive » (1820), Shelley avait écrit dans un registre plus platonicien :

Pour l'amour, et la beauté, et le délice

Il n'y a ni mort, ni changement : leur puissance

Excède nos organes, qui ne souffrent

Nulle lumière, étant eux-mêmes obscurs.

  1. Que les organes humains soient faibles est une conviction qui a été renforcée tant par la science que par la théologie jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle ; on la trouve au cœur même du mot « unseen », mais non pas dans le mot « invisible »6, bien que peu de ceux qui en ont fait usage après Carlyle aient cherché à associer cette faiblesse à un manquement moral.

  2. Il est très vraisemblable qu'à un moment ou à un autre Virginia Woolf ait croisé dans ses lectures les passages de Carlyle, Procter et Butler; Past and Present et Erewhon étaient des œuvres, pour ainsi dire, trop canoniques pour échapper à sa lecture, et la bibliothèque de Leonard et Virginia Woolf comptait un exemplaire de la seconde série des Legends and Lyrics de Procter7. Il est incontestable, de toute façon, que l'acception que ces passages donnent au mot « invisible » ait été connue de Woolf, puisque deux essais parus dans The Second Common Reader en témoignent. L'un « Aurora Leigh » est, comme le suggère son titre, une relecture du long poème d'Elizabeth Browning soixante-quinze ans après sa publication. Woolf consacre une grande partie de son essai (qui parut d'abord dans la Yale Review en 1931) à l'intrigue du premier livre du poème, et raconte comment Aurora doit aller vivre chez une tante qui ne donne pas à la jeune femme la nourriture intellectuelle que son esprit impatient réclame. Car, résume Woolf,

la tante aimait qu'une femme soit féminine. Le soir, elle faisait du point de croix et, se trompant au moment de choisir le fil de soie, elle broda un jour une bergère avec des yeux roses. Sous la torture de cette éducation qui leur est réservée, s'exclama la fougueuse Aurora, certaines femmes sont mortes ; d'autres s'étiolent ; quelques-unes qui « vivent en compagnie de l'invisible » survivent et ont le pas modeste et sont polies avec leurs cousins et écoutent le vicaire et servent le thé. Aurora avait la chance d'avoir une petite chambre. Elle était décorée de papiers peints verts, d'un tapis vert, d'un lit aux rideaux verts, comme pour être assortis avec le vert insipide de la campagne anglaise8.

  1. Dans le texte de Browning le passage en question est le suivant :

Elle avouait

Aimer la femme qui sait rester femme,

Et les anglaises, elle remerciait Dieu et soupirait,

(Certains soupirent ainsi en rendant grâce)

 Sont des modèles pour l’univers. Enfin

 J’appris à faire le point croisé parce qu’elle n’aimait pas

 A me voir passer la soirée les mains vides

 A ne rien faire. C’était quelque chose

 Que ma bergère (les saints pastoraux soient loués!)

Se languissant d'amour avec ses yeux roses

Assortis à ses petits souliers

Lorsque je me trompais de soie.

Sa tête ne portait pas le poids de ce chapeau rond

Si semblable à une carapace de tortue

Qui causa la mort du poète tragique.

[…]

         Certaines âmes faibles

Succombent à pareil traitement.

D’autres languissent

Sous une lumière blême et inodore ; la mienne résista.

Je vivais en compagnie de l’Invisible, et tirais

La nourriture et la chaleur élémentaires

De la nature, comme la terre sent même de nuit le soleil

Ou comme le nouveau-né tête avec assurance dans l’obscurité.

Je gardais ainsi, dans le monde, la vie qui m’avait été donnée,

Et préservais la vie intérieure, ce vaste espace

Logeant le cœur et les poumons, la volonté et l’intellect

Que ne pouvaient violer les conventions. O Dieu,

Béni sois tu pour cette grâce venue de toi9 !

  1. Aurora ne dit pas qu’elle a des liens avec l'invisible mais plutôt qu’elle est en compagnie de l’invisible ; en changeant la formulation, Woolf préserve le sens de la phrase de Browning mais perd quelque chose du trait d’esprit de l’original, puisque le vers de Browning semble établir un contraste entre la tante, qui est après tout une relation dans le Visible, et les puissances invisibles qui permettent à l’âme d’ Aurora de supporter ses tourments.

  2. On trouve une autre mention importante de l’invisible dans le livre 2 d’Aurora Leigh, après que le cousin d’Aurora, Romney Leigh, a adressé sa demande en mariage en des termes chevaleresques et condescendants. Puisqu’Aurora en tant que femme, sera incapable de produire la meilleure des œuvres littéraires, et ne pourra donc pas répondre à ses propres exigences, Romney lui dit qu’elle ferait mieux de renoncer à son rêve de devenir poète et de l’épouser, afin de l’assister dans ses tâches de réforme sociale. Aurora se saisit de l’occasion non seulement pour refuser l’offre de Romney et objecter à son point de vue sur les capacités des femmes mais aussi pour insister sur le fait que même si l’œuvre de réforme sociale a une certaine noblesse, elle ne peut néanmoins suffire à élever l’humanité :

Effacez de la terre les sillons du Mien et du Tien,

Que le pré s’ouvre, que tous jouent aux boules,

Et que chacun prenne son tour! …Qu’espérez-vous donc

Si les mortels ne dépassent pas de la tête

Chacune de leurs richesses? Qu’espérez-vous donc

Si l’artiste ne maintient pas ouvert l’accès

Des voies qui lient le visible à l’invisible

Et si rompant vos meilleures conventions

Avec ce bien qu’il proclame et imagine,

Et que Dieu le charge de proclamer,

Il ne révèle pas ce qui dépasse

A la fois la parole et l’imagination ? Un homme affamé

Est supérieur à un animal repu : nous ne troquerons pas

Le beau, Monsieur, contre un peu d’orge10.

  1. Dans ce passage, comme chez Carlyle, pour qu’une poiesis fasse sens, il faut qu’elle entretienne un certain commerce avec l’invisible, quel que soit l’invisible précisément. Partageant avec Romney la conviction, tout à fait carlylienne, que le travail est central dans une existence digne de ce nom (« J’ai ma vocation, moi aussi — une œuvre à accomplir […] une œuvre des plus sérieuses, des plus utiles11»), Aurora conviendrait certainement avec l’auteur de Past and Present que celui qui crée « travaille au sein de et pour l’Invisible » et que « s’il ne lève les yeux que vers les Puissances Visibles, il pourrait tout aussi bien s’arrêter là. »

  2. Que pensait Woolf des positions d’Aurora et de Browning sur ces questions ? Plus tard, nous nous intéresserons à un passage dans lequel Woolf exprime un accord implicite avec le principe selon lequel l’artiste doit garder ouvertes les voies entre le visible et l’invisible. Mais pour l’instant, il nous faut remarquer que Woolf se démarque des positions de Browning de deux façons au moins. Il y a tout d’abord les guillemets qui encadrent « liens avec l’invisible », par le biais desquels Woolf non seulement signale le statut de la citation mais se place aussi à une certaine distance des convictions quelque peu pittoresques d’Aurora. Ce qui est suggéré c’est qu’alors que les ladies du dix-neuvième, intellectuellement sous-alimentées, pouvaient avoir trouvé soutien dans leurs liens avec l’invisible, en particulier lorsqu’elles étaient jeunes et placées sous la férule de tantes philistines, il n’était pas certain que de tels liens aient la même valeur chez une femme moderne, qui pouvait exercer son intelligence plus librement. La ponctuation des guillemets est en droite ligne avec le ton de l’essai dans son ensemble, puisque Woolf à la fois célèbre l’énergie de Browning et regrette les limites que son statut social lui imposait.

  3. En effet, la deuxième manière dont Woolf prend ses distances avec la vision de l’invisible par Browning est à mettre en rapport avec l’argument plus général de l’essai selon lequel les circonstances propres à la vie de la poétesse ne consonaient pas de façon harmonieuse avec ses talents. Selon Woolf, Browning était la plus talentueuse dans la peinture sociale, qu'elle évoquait à traits sûrs, mais comme elle a passé la plus grande partie de son existence loin de toute vie sociale, elle a été amenée à écrire dans un registre plus intellectuel qui n'était pas le sien :

Quels avaient été les effets néfastes de sa vie sur son art? On ne peut pas nier qu'ils aient été nombreux. Car il est clair que l'esprit qui trouvait son expression naturelle dans ce poème, rapide et chaotique, consacré à des hommes et des femmes réels n'était pas l'esprit qui savait tirer profit de la solitude. Un esprit lyrique, érudit, méticuleux aurait pu mettre l'isolement et la solitude à profit pour perfectionner ses talents. [...] Mais l'esprit d'Elizabeth Barrett était vif et séculier et satirique. Ce n'était pas une érudite12.

  1. Browning excellait à représenter le monde social, en d’autres termes ; mais représenter ce qui surgit dans la solitude, y compris les réverbérations de l’invisible, ce n’était pas son métier13. Si bien que pour Woolf, il y avait une certaine ironie à ce que Browning recommande de maintenir ouvertes les voies entre l’invisible et le visible. On pouvait imaginer Woolf disant, d’accord, mais l’invisible de Browning n’est pas un invisible dont on ait tellement envie d’entendre parler.

  2. Il se trouve que l’autre référence à l’invisible dans The Second Common Reader provient d’un article sur la rivale de Browning qui comme elle pouvait prétendre au titre de poétesse victorienne la plus célèbre (malgré la popularité d’Adelaide Procter). Lorsqu’elle ébauche la biographie de Christina Rossetti dans « I Am Christina Rossetti », publié pour la première fois en 1930, Woolf note qu’à un âge précoce, « quelque chose de sombre et dur, comme un noyau, s’était déjà formé au plus profond de Rossetti14 ». Qu’est-ce que cette chose sombre, dure ?

C'était la religion bien sûr. Même quand elle était encore enfant, la question du lien de son âme à Dieu l'absorbait toute entière, et continuerait de la préoccuper tout au long de sa vie. Elle semble avoir vécu, à en croire les faits extérieurs, les soixante quatre années de sa vie à Hallam Street et Endsleigh Gardens et Torrington Square, mais en fait elle vivait dans une région curieuse, où l'esprit s'élance vers un Dieu invisible — dans son cas, un Dieu sombre, inflexible — un Dieu qui décrétait que tous les plaisirs du monde Lui étaient haïssables15.

  1. Celui qui lit un peu rapidement peut se demander pourquoi Woolf se donne la peine d’utiliser le mot « invisible » dans ce passage. Comme il n’y a aucune raison de penser que Dieu ait été plus directement accessible à Rossetti qu’à d’autres croyants, l’adjectif paraît gratuit, si ce n’est peut-être qu’il ajoute une certaine nuance à la caractérisation de la foi de Rossetti. Mais à la lumière des textes de Butler, Procter, Carlyle et Browning, on s’aperçoit que « unseen » renvoie à une concrétion de connotations évoquant des puissances inaccessibles à notre connaissance mais proches de nous, et à la possibilité que le sentiment religieux commence là où la certitude du savoir prend fin. De plus, comme dans son résumé d'Aurora Leigh, Woolf semble invoquer l’invisible ici pour marquer une distance entre ses propres positions et celles de son sujet. Le dieu hostile au plaisir de Rossetti, de même que la compagnie de l’invisible d'Aurora Leigh peuvent avoir représenté un objet d’intérêt pour Woolf, mais certainement pas l’objet d’un culte partagé.

  2. Ce point est d’importance pour nous, en particulier parce que l’usage que fait Woolf de « l’invisible » dans l’article sur Rossetti est très proche d’une autre occurrence du mot dans Mrs Dalloway. Dans les premières pages du roman, Rezia Smith se souvient du Dr Holmes qui lui recommandait d’encourager son mari à se mêler à la vie autour de lui ; dans Regent’s Park elle s’y applique et lui demande par trois fois de s’intéresser à un groupe de garçons qui s'apprêtent à jouer au cricket. Septimus entend l’injonction, mais ne comprend pas qu’elle vient de sa femme, ni d’ailleurs de quelqu’origine que ce soit dans le monde visible :

« Regarde », l’implora-t-elle, en montrant du doigt une petite troupe de jeunes garçons qui transportaient des piquets de cricket et l’un d’eux trainait des pieds, pivotait sur ses talons et trainait des pieds, comme s’il faisait un numéro de clown au music-hall.

« Regarde ! », l’implora-t-elle, car le Dr Holmes avait dit que c’était bon pour lui de s’intéresser à la vie quotidienne, d’aller au music-hall, de jouer au cricket — c’était le sport idéal, avait dit le Dr Holmes, un excellent sport de plein air, exactement ce qu’il fallait à son mari.

  1.  «Regarde ! » répéta-t-elle.

Regarde, lui commandait l’invisible, la voix qui communiquait avec lui, lui Septimus, le plus grand parmi les hommes, récemment arraché à la vie pour entrer dans la mort, Seigneur venu restaurer le monde, gisant à plat comme une courtepointe, comme une couche de neige frappée seulement par le soleil, à jamais indestructible, souffrant à jamais, bouc émissaire, éternelle victime expiatoire, mais non, il ne voulait pas, gémissait-il, rejetant d’un geste de la main cette souffrance éternelle, cette éternelle solitude16.

  1. Comme Rossetti, Septimus entend les ordres d'une puissance invisible qui l'élit pour son culte ; et comme Rossetti, Septimus est quelqu'un dont Woolf ne peut pas partager l'approche du divin. Woolf n'est pas sans être sensible à la situation de Septimus — dont la folie, comme on le sait, faisait écho à la sienne propre — mais pour elle qui était athée, Septimus était tout autant la proie d'hallucinations, au sens propre, que ne l'était Rossetti. Il n'y a pas de Dieu invisible qui soit hostile au plaisir, pas de puissance invisible qui appelle Septimus à renouveler la société.

  2. Mais s'il en est ainsi, comment alors comprendre la spéculation de Clarissa Dalloway sur « l’autre partie de nous, la partie invisible, qui est beaucoup plus étendue » ? Pour tenter d'avancer une réponse, nous pouvons nous tourner vers un passage à la fin d'un essai de Woolf consacré à un autre auteur. Dans « The Novels of E. M. Forster, » publié pour la première fois dans The Atlantic en 1927, Woolf écrit à propos de son ami, et romancier comme elle,

sa vision est singulière et son message insaisissable. Il ne s'intéresse pas vraiment aux institutions […] Ce qui l'intéresse c'est la vie intérieure ; son message est adressé à l'âme. « Seule la vie intérieure présente un miroir à l'infini ; seuls les échanges entre les êtres laissent pressentir une dimension de la personne au-delà de notre vision quotidienne ». Il ne s'agit pas pour nous de construire avec la brique et le mortier, mais d'entremêler le visible et l'invisible. Nous devons apprendre à construire « ce pont arc-en-ciel qui devrait faire se rejoindre en nous la prose et la passion. Sans cela, nous sommes des fragments dépourvus de sens, mi-moines, mi-bêtes ». Cette foi en la vie intérieure comme la seule chose qui compte, en l'âme qui est éternelle, parcourt toute son œuvre17.

  1. Adaptant à ses propres fins deux lignes tirées de Howards End, Woolf fait de Forster le porte-parole d'une conception selon laquelle le chemin qui mène vers l'au-delà de l'appréhension sensorielle passe d'une certaine façon par l'échange intersubjectif. Dans cette description, l'invisible est presque à l'opposé de l'invisible selon Septimus, Rossetti et Browning, puisqu'au lieu d'inciter à se détourner des autres, les liens aux autres lui sont au contraire nécessaires. L'invisible de Septimus détourne son attention de Rezia et des enfants qui s'apprêtent à jouer au cricket : le Dieu invisible de Rossetti lui dit que les plaisirs de ce monde sont haïssables; la vie d'Aurora Leigh en compagnie de l'invisible lui sert de recours désespéré contre l'esprit obtus d'une tante dans ce monde visible. Mais ce n'est pas le cas de l'invisible selon Forster, qui ouvre sur l'infini dont le miroir est la vie intérieure, sur cette « dimension de la personne au-delà de notre vision ordinaire » que l'on devine à travers les échanges en ce monde qui est le nôtre.

  2. Si l'on garde à l'esprit les passages tirés de Mrs Dalloway et des essais de Woolf sur Browning, Rossetti, et Forster, on peut alors se rendre compte que Woolf nous présente deux lectures assez différentes de l'invisible, qu'elle en rejette une et prête plus de crédit à l'autre. Dans le premier cas, l'invisible se caractérise par une certaine distance à l'égard des hommes et s'oppose à la relation intersubjective ; dans le deuxième, il y a au contraire continuité entre l'invisible et les hommes, et il est associé à des moments où les hommes sont en lien les uns avec les autres. Il s'agit alors non seulement de l'invisible tel que l'entend Forster, selon Woolf, mais aussi tel que l'entend Clarissa Dalloway, qui imagine « cette partie invisible de nous-mêmes » comme persistant dans les âmes et les esprits des autres.

  3. Et de fait l'idée que Clarissa ressentirait les choses ainsi se trouve confirmée par une occurrence du mot « invisible » que n'avons pas encore retenue. Dans les premières pages du roman, alors qu'elle regarde des vitrines, Clarissa pense :

Mais souvent ce corps qu’elle habitait (elle s’arrêta pour regarder un tableau hollandais), ce corps, malgré tout ce qu’il savait faire, lui paraissait inexistant — totalement inexistant. Elle avait le sentiment fort bizarre d’être invisible ; pas vue, pas connue ; le problème n’étant plus maintenant de se marier, d’avoir des enfants, on était là, à avancer dans Bond Street, au milieu des passants en une étonnante procession assez solennelle, et on était Mrs Dalloway ; même plus Clarissa, non, on était Mrs Richard Dalloway18.

  1. La pensée matinale de Clarissa dans ce passage présente des affinités notoires avec la « théorie transcendantale » dont Peter se souviendra plus tard dans la journée. Elle n'imagine pas ici de façon explicite que les vivants la « conserveraient » après sa mort mais elle envisage une autre dissolution du moi par le biais de laquelle elle fait un avec ses compagnons. La trajectoire d'un récit de vie ouvert encore à des événements majeurs tels que le mariage et la naissance d'enfants, est alors remplacée par une autre sorte de progression, plutôt rituelle que téléologique, de même qu'un type de relations avec les autres est remplacé par un autre qui d'une certaine façon les rend plus proches encore. Clarissa s'imagine échappant à la perception de ceux qui l'entourent mais faisant un avec eux au sein d'une même communauté, moins marquée de traits individuels qu'elle ne l'était auparavant sans pour autant être complètement absorbée dans la masse. Etre invisible ici, ce n'est pas vivre dans une autre dimension, quelque proche qu'elle soit, mais partager le monde des autres sur un plan plus immanent que le fait de rester visible ne le permettrait.

  2. La préférence de Woolf pour un invisible accueillant des liens humains plutôt qu'une altérité radicale est de plus confirmée par ce passage célèbre dans « Une esquisse du passé » où elle décrit «le ravissement » qu'elle éprouve lorsqu’il lui arrive « en écrivant d’avoir l’impression de découvrir ce qui va ensemble » :

A partir de cela j’atteins à ce que j’appellerai une philosophie ; en tout cas c’est une idée que je ne perds jamais de vue, que derrière la ouate se cache un dessin ; que nous — je veux dire tous les êtres humains — y sommes rattachés ; que le monde entier est une œuvre d’art ; que nous participons à l’œuvre d’art. Hamlet ou un quatuor de Beethoven constituent la vérité sur cette énorme masse qu’on appelle le monde. Mais il n’existe pas de Shakespeare, pas de Beethoven ; certainement et une fois pour toutes, Dieu n’existe pas. Nous sommes les mots ; nous sommes la musique ; nous sommes la chose en soi. Et c’est ce que je vois quand je reçois un choc19.

  1. Bien que le mot « invisible » n'apparaisse pas ici, ce passage contient peut-être la formulation la plus tranchée que Woolf ait jamais couchée sur le papier quant à la nature de ses propres « liens avec l'invisible ». Il y a, dit-elle, un dessin derrière les choses qui peut être suggéré par les œuvres  d'art individuelles, mais ce dessin auquel d'ordinaire on ne prête pas attention ne peut pas être compris en termes purement transcendantaux; c'est un dessin d'une immanence radicale au sein de cette œuvre d'art totale que nous appelons le monde. Et ce dessin n'est pas séparé des hommes. Au contraire, « Nous sommes la chose en soi ».

  2. Il ne fait aucun doute que depuis sa publication ce crédo a suscité maintes émotions chez les lecteurs de Woolf; il n'est pas besoin de commentaire critique pour apprécier l'économie avec laquelle il articule une cosmogonie, ou le magnétisme de la vision qu'il suscite. Néanmoins il me semble que pour mesurer pleinement l'audace de cet énoncé, il nous faut y entendre l'affirmation d'un point de vue que Woolf avait commencé à élaborer bien des années auparavant (certainement au moment où elle écrivait Mrs Dalloway), et la prise de position que cela représentait dans un certain débat parmi les intellectuels du début du vingtième siècle. On y débattait non seulement de la vérité de la croyance religieuse comme telle, mais aussi, de manière plus subtile, de la proposition selon laquelle, si certaines choses dans le monde échappent à notre appréhension, ce doit alors être le fait de puissances qui ne peuvent en aucune façon être embrassées par les hommes. Il me semble que Woolf rejette ce raisonnement avec une vigueur stupéfiante. « Time passes » et de nombreuses autres fictions montrent que Woolf était profondément séduite par l'idée d'un monde naturel qui existerait en dehors du champ de l'expérience humaine, un monde déserté par les contraintes de la perception, ou libéré d'elles. Mais, dans l'ensemble, elle n'était pas mue par la croyance en des ordres surnaturels qui seraient radicalement distincts de l'ordre humain, pas attirée par des visions de puissances suprasensibles dont la parenté avec les hommes se limiterait à quelque vague notion du vouloir, et encore moins par des absolus qui persisteraient sans être infléchis par les besoins des hommes.

  3. En cela, Woolf s'oppose à tout un courant de pensée qui fut très important dans le développement des premiers temps du haut modernisme, et qui pourrait avoir retenu son attention, en particulier par le biais de T. S. Eliot, parmi d'autres. Comme cela a été amplement démontré par Ronald Schuchard et d'autres critiques, une des influences majeures chez Eliot fut le poète, critique, et philosophe non-professionnel T.E Hulme, à qui Eliot doit les termes d'une attaque dite classique contre le Romantisme, alors même que Wyndham Lewis lui doit la justification de sa préférence pour l'abstraction pure et dure à une mimésis tempérée. Résolu à combattre comme erronée la conception (prévalant depuis la Renaissance) qui fait de l'homme la mesure de toute chose, Hulme argumentait, dans une série de méditations (publiées sous le titre de « A Notebook » dans la revue the New Age de Décembre 1915 à Février 1916) dans les termes suivants :

il y a une différence absolue et non relative, entre l'humanisme [...] et l'esprit religieux. Le divin, ce n'est pas l'expression la plus intense de la vie. Cela implique même d'une certaine façon un élément contraire à la vie. […] La différence apparaît de la façon la plus frappante en art. A la Renaissance, de nombreux tableaux traitaient de sujets religieux mais il n'y avait pas d'art religieux à proprement parler. Toutes les émotions exprimées sont parfaitement humaines. Ceux qui pensent que l'émotion religieuse est la forme la plus élevée des émotions qui relèvent de la pensée humaniste pourront dire de ces tableaux que c'est un art religieux mais ils auront tort. Quand l'intensité du sentiment religieux trouve son expression appropriée en art, alors le résultat est différent. Une telle expression n'a pas pour origine le plaisir de la vie, mais le sens de valeurs absolues, qui sont tout à fait indépendantes de l'expérience de la vie. Le dégoût à l'égard du trivial et des traits accidentels des formes du vivant, la recherche d'une austérité, d'une stabilité et d'une permanence monumentales, d'une perfection et d'une rigidité que l'expérience de la vie ne saurait avoir, amènent à recourir à des formes que l'on peut presque appeler géométriques20.

  1. La dernière partie de la citation peut être reliée directement à la polémique de Lewis en faveur d'un art rigide et extérieur par opposition à un art fluide et bergsonien ; mais ce qui nous retient davantage ici c'est le désir chez Hulme « de garder constamment à l'esprit la véritable nature de la discontinuité absolue entre le domaine de la vie et celui de la religion et de tenir séparés ces domaines qui dans la réalité sont séparés21 ». Dans un commentaire de 1924 pour la revue the Criterion, Eliot dira de Hulme qu'il était

le précurseur d'une nouvelle façon de penser, qui devrait être la façon de penser du vingtième siècle, s'il est vrai qu'un siècle se définisse par une façon de pensée qui lui soit propre. Hulme est classique, réactionnaire, et révolutionnaire ; il est aux antipodes de l'esprit éclectique, tolérant, et démocratique de la fin du siècle dernier22.

  1. Le commentaire publié dans the Criterion avait été écrit à l'occasion de la publication posthume d'un ensemble d'écrits de Hulme sous le titre Speculations, qui comprenait « A Notebook » dont le nouveau titre était « Humanism and the Religious Attitude ». Dans l'esprit d'Eliot la citation ci-dessus valait pour éloge — de même que les citations suivantes quand cinq ans plus tard dans « Second Thoughts on Humanism », il écrivait que Hulme  « avait découvert par lui-même qu'il y avait un absolu que l'Homme ne pourrait jamais atteindre23 », ou quand, dans son introduction à une édition des Pensées de Pascal en 1931, il notait qu' « une théorie moderne et majeure de la discontinuité, suggérée en partie par Pascal, est esquissée dans le recueil de fragments par T. E. Hulme intitulé Speculations24 ».

  2. Bien sûr, Hulme n'a pas été le seul à faire passer ces idées auprès d'Eliot ; tout aussi déterminante a été l'influence du professeur d'Eliot à Harvard, Irving Babbitt, et de réactionnaires français comme Charles Maurras, qui, comme l'écrit Schuchard, « a alimenté dans le même temps les lectures d'Eliot et de Hulme » au début des années 1910. L'approche de Hulme a toutefois le mérite d'articuler de façon rigoureuse, et au sein d'un milieu intellectuel anglais, l'opposition entre « l'humanisme et le sentiment religieux » qui sera à l'origine de la conversion d'Eliot en 1927 et de ses écrits sur la religion et la société par la suite. Dans les années 30, Eliot n'évoquera l'abîme qui sépare l'ordre humain de l'absolu avec la même emphase dramatique que Hulme, mais la conscience de cette séparation informe manifestement la façon dont il conçoit le rôle nécessaire de l'Eglise dans les affaires humaines. Dans une émission de radio de 1937 intitulée « L'Eglise, la Communauté et l'Etat » qu'il publia comme appendice à « L'Idée d'une société chrétienne »(1939), par exemple, Eliot souligne qu'« entre l'Eglise et le Monde il n'y a aucun modus vivendi permanent possible ». Car

comme la morale chrétienne repose sur des croyances fixes qui ne peuvent pas changer, elle est aussi par essence immuable : alors que les croyances et par conséquent les valeurs morales du monde séculier peuvent changer d'un individu à un autre, ou d'une génération à une autre, ou d'une nation à une autre25.

  1. « Ce qui est bien », ajoute Eliot quelques pages plus loin « relève toujours de l'expédient et de la contingence spatiale ou temporelle, dépend d'un degré de culture, ou du tempérament d'un peuple. Mais l'Eglise peut énoncer ce qui est toujours et partout mal. Et sans cette assurance sur les principes premiers qu'il incombe à l'Eglise de répéter inlassablement, le Monde confondra toujours le bien avec l'expédient26 ».

  2. Dans le contexte de tels propos, dire de Woolf qu'elle était, de façon générale, une humaniste, ne se limite pas à une simple banalité. Dans la mesure où elle se plaçait dans le droit fil de la position qu'elle prête à Forster, pour qui « la vie intérieure […] tend le miroir de l'infini » et pour qui « seul l'échange entre les hommes laisse deviner une dimension de la personne au-delà de notre vision quotidienne », Woolf s'inscrivait précisément en faux contre ces propositions métaphysiques que Hulme épousait et qu'Eliot adoptait lorsqu'il imaginait un ordre chrétien. Dans une lettre bien connue adressée à Vanessa Bell en 1927 à la suite de la conversion d'Eliot, Woolf réagit comme suit :

Puis j'ai eu un entretien des plus honteux et éprouvants avec ce cher pauvre Tom Eliot, que l'on peut tous à partir d'aujourd'hui considérer comme mort. Il est devenu anglo-catholique, croit en Dieu et en l'immortalité, et va à l'église. J'étais véritablement choquée. Un cadavre me semblerait plus crédible qu'il ne l'est. Je veux dire, il y a quelque chose d'obscène dans la présence de quelqu'un assis au coin du feu et croyant en Dieu27.

  1. Certains verront dans ces mots un exemple d'intolérance chez un esprit libéral digne d'un manuel scolaire. Pourtant le ton de ce bref passage laisse entendre un sentiment de désarroi de la part de Woolf qu'on ne peut exorciser ni en le rejetant au titre de commérages, ni en y voyant un rituel protecteur de la tribu Stephen ; une conviction sérieuse s'y trouve exprimée, à savoir qu'à l'ailleurs de la croyance religieuse s'oppose l'ici de l'échange entre les êtres. On notera, dans le même ordre d'idée, que la rhétorique de Woolf marque par trois fois la séparation entre le nouvel Eliot et la vie immédiate (on peut le considérer comme mort; il semble moins crédible qu'un cadavre; la croyance en Dieu est obscène lorsqu'elle se fait présence vive auprès du foyer domestique), comme dans une sorte de contrapasso à sa préférence pour le distant et l'inhumain au lieu de l'immédiat et de l'humain. Pour Forster, tel que le décrit Woolf, c'est la conviction que la vie intérieure et l'échange entre les êtres sont des priorités qui est à l'origine du « l'entremêlement du visible et de l'invisible » ; entre cette position et celle de Hulme et Eliot, il semblerait qu'il n'y ait pas, chez Woolf, de modus-vivendi permanent possible.

  2. Je voudrais terminer l'étude d'une certaine place de Woolf parmi les philosophes telle que je la définis en faisant remarquer que si sa position sur l'invisible s'oppose radicalement à celle de Hulme, elle présente des points de convergence intéressants avec celle d'un autre commentateur, au tournant du siècle, de ce que Hulme appelle « le sentiment religieux », à savoir William James. Woolf n'exprima rien d'explicite à propos de James dans ses écrits (pas plus qu'à propos de Hulme), et bien que du fait qu'il soit l'auteur de l'expression « courant de conscience » le nom de James apparaisse souvent dans les études des techniques narratives de Woolf, les critiques se sont pour la plupart abstenu d'examiner les liens entre ces deux auteurs28. On peut entamer l'exploration de ce terrain négligé en observant que dans le texte le plus complet dans lequel il s'essaie à comprendre la croyance religieuse, (à savoir Les Formes multiples de l'expérience religieuse, publié pour la première fois en 1902), James a beaucoup à dire sur l'invisible, et va jusqu'à y faire référence pour définir la religion. La troisième des conférences composant le volume commence ainsi :

On pourrait caractériser ainsi la pensée religieuse : c’est la croyance qu’il existe un ordre de choses invisible, auquel notre bien suprême est de nous adapter harmonieusement. Je voudrais, dans ce chapitre, étudier, du point de vue psychologique, cette attitude remarquable de l’esprit : croire à la réalité d’un objet qu’on ne peut pas voir29.

  1.  

  2. Dans les pages qui suivent, James développe sa réflexion sur le pouvoir qu'exercent sur nous des réalités qui ne sont que vaguement appréhendées par l'esprit : « il arrive en effet que l’objet de notre croyance revêt pour nous une telle réalité que cette conviction transfigure toute notre vie, bien que cet objet paraisse échapper presque entièrement aux prises de notre esprit30 » ; « tous ceux qui font autorité en fait d’expériences mystiques, à quelque religion qu’ils appartiennent, affirment que l’absence de toute image sensible est la condition sine qua non de l’oraison parfaite et de la contemplation des vérités suprêmes31 ». A partir de là, James s'attache à définir l'expérience religieuse par comparaison avec d'autres phénomènes mentaux auxquels la psychologie moderne s'intéresse : lorsque par exemple elle étudie dans quelle mesure les témoignages de conversion ou d'intuition mystique relatés à la première personne s'apparentent à la suggestion post-hypnotique et à d'autres formes de comportement tombant sous la catégorie générale de ce que Frédéric Myers, le fondateur de la Société de recherche psychique appelle « automatisme32 ». James affirme que « le progrès le plus considérable » en psychologie depuis qu'il a commencé à étudier « cette science » a été

la découverte qui date de 1886 et qu’on peut résumer ainsi : il existe au moins chez certains sujets, un certain nombre de souvenirs, d’idées et de sentiments tout à fait en dehors de la conscience ordinaire, et même de sa périphérie, qui cependant doivent être comptés comme des faits conscients, et qui se manifestent au dehors par des signes irrécusables33.

Cette conscience subliminale, comme l’a baptisée Myers, nous aide à mieux comprendre certains phénomènes de la vie religieuse 34.

  1. Devrait-on alors comprendre l’invisible seulement comme effet de la psychologie humaine ? Pas vraiment — à moins que l’on entende psychologie dans un sens très large. Dans la conclusion de son ouvrage Les multiples formes de l’expérience religieuse, James résume ses découvertes en observant que toutes les religions se caractérisent en premier par « le sentiment qu’il y a en nous quelque chose qui va mal » et, deuxièmement que « nous sommes sauvés de ce mal en entrant en rapport avec les puissances supérieures35 ». Dans l’expérience religieuse, l’individu reconnaît en lui une partie supérieure, plus noble, qui est libérée de ce sentiment du mal et

arrive à se rendre compte que ce moi supérieur fait partie de quelque chose de plus grand que lui, mais de même nature ; quelque chose qui agit dans l’univers en dehors de lui, qui peut lui venir en aide, et s’offre à lui comme un refuge suprême quand son être inférieur a fait naufrage36.

  1. Selon James, l'invisible n'est pas limité par l'individu ; c'est quelque chose de plus grand. Cependant cette dimension est dans la continuité de la partie supérieure du moi, et de même nature qu'elle.

  2. A la suite de cette spéculation, James revient sur la proposition posant l'existence d'un « moi subconscient », que la science affirme avec de plus en plus d'assurance, et écrit :

mon hypothèse est donc celle-ci : quel qu’il puisse être au-delà des limites de l’être individuel qui est en rapport avec lui dans l’expérience religieuse, le « plus grand » fait partie, en-deçà de ces limites, de la vie subconsciente37.

  1. De plus, « ce monde invisible […] n’est pas seulement idéal ». Communier avec lui n'est pas sans effets sur « le moi fini », qui s'accompagnent de changements de comportement et, puisque nous ne pouvons « refuser le nom de réalité à ce qui produit des effets au sein d’une autre réalité », nous n'avons aucune excuse pour laisser « les philosophes [dire] que le monde invisible est irréel38 ». Selon James, donc :

La fonction religieuse pleinement développée ne se contente pas de projeter une nouvelle lumière sur des réalités déjà données, comme ferait une nouvelle passion, comme ferait l’amour. Elle est bien cela tout d’abord, mais elle est aussi quelque chose de plus, l’affirmation de nouvelles réalités. L’univers que nous présente la pensée religieuse n’est pas seulement l’univers matériel dont l’aspect aurait changé ; il possède en outre une constitution distincte d’où résultent des événements différents, exigeant de nous une autre conduite39.

  1. Dans un sens donc, la vision de James est très proche de celle de Hulme. Pour se voir dotée d'une signification qui lui soit propre, la religion doit ouvrir à une véritable altérité : interpréter le monde à la lumière de l'invisible va de pair avec la croyance en un cosmos qui contient plus que ce dont le matérialisme fait état. Dans le même temps, cependant, James se refuse à séparer cette sphère de l'ordre de l'humain et de la vie ; dans le court postcriptum à la suite de la conclusion, James suggère que dans « la communion par la prière l’homme ressent un principe spirituel, qui en un sens fait partie de lui-même, et qui cependant en est distinct40 ».

  2. Selon Hulme le « divin n'est pas la vie sous sa forme la plus intense » mais comporte un élément qui est presque «contraire à la vie »: selon James, il y a toujours une continuité entre ce qui est de l'ordre du « plus grand » et l'esprit, une sorte de modulation de l'un par l'autre par le biais du subconscient. Dans un texte publié dans le TLS en 1929, Eliot dira de la théorie de Hulme qu'elle affirme « de fait qu'il y a un fossé entre la psychologie et l'éthique ; et que toute réconciliation entre la religion et la science est inopérante car il n'y a pas de différences communes qui puissent être réconciliées41 ». La position de James est précisément l'antithèse de celle-ci : comme l'écrit G. William Barnard, « James est convaincu que l'opposition entre la psychologie et la théologie peut être dépassée par la médiation du concept de « moi subliminal42 ».

  3. Formuler les choses ainsi ne se limite pas à dire que James ressemble à Woolf en ce qu'il diffère de Hulme. On ne peut pas nier les différences entre les points de vue de Woolf et de James, bien sûr : pour Woolf, « certainement et une fois pour toutes, Dieu n'existe pas », alors que James lui laisse hésite et n'exclut pas l'idée de Dieu ; pour Woolf il y a « derrière la ouate » de la vie quotidienne un dessin plutôt que cette force effective et pragmatique qui retient l'attention de James. Les deux auteurs cependant se rejoignent dans leur façon de penser un invisible relié à l'ordre humain, qui n'est pas sans rappeler l'invisible conçu comme proximité d'une altérité chez Carlyle, Procter et Browning. C'est peut-être à cause de cette proximité même que Hulme et Eliot évitent le mot « unseen », en dépit de sa capacité manifeste à suggérer cette imperfection humaine dont tous les deux font le centre de leur pensée philosophique et sociale. En tout cas, le contraste qu'apporte le point de vue de Hulme nous éclaire quant à la manière dont les différents discours sur l'invisible (tels qu'on les trouve chez Carlyle, Procter, Browning et James) ont pu permettre à Woolf de concevoir un au-delà qui ne quitterait pas le monde d'hommes et de femmes bien réels pour tendre vers un suprasensible qui soit indissolublement lié aux phénomènes psychologiques et à l'expérience de la perception. Selon James, citant Myers, l'invisible fait un avec « une partie du moi [qui] reste toujours inexprimée43 ». Ou bien encore, comme Woolf le formulera, quelque vingt ans plus tard : « nos apparitions (la partie de nous qui apparaît) sont éphémères par rapport à l’autre partie de nous, la partie invisible, qui est beaucoup plus étendue44 ».

 

Traduit par Chantal Delourme

Bibliographie

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  • Woolf, Virginia. “The Novels of E. M. Forster.” http://ebooks.adelaide.edu.au/w/woolf/virginia/w91d/chapter21.html

1 V. Woolf, Mrs Dalloway, trad. M.C. Pasquier, 1204-1205. Sauf indication contraire, les citations ont été traduites par nos soins [CD].

2 T. Carlyle, On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History, 3.

3 T. Carlyle, Past and Present, 205.

4 A. Procter, Legends and Lyrics, 275.

5 S. Butler, Erewhon, 122-123.

6 Nous laissons les termes anglais pour faire entendre la différence entre « unseen » (ce qui pourrait être vu mais ne l'est pas), et « invisible » (ce qui ne peut pas être vu). [CD]

7 J. King and M. Miletic-Vejzovik, The Library of Leonard and Virginia Woolf, 182.

8 V. Woolf, « Aurora Leigh », The Common Reader 2, 204-205. Nous pouvons nous demander s'il n'y a pas un écho de la morne chambre verte dans Mrs. Dalloway. Browning décrit la chambre ainsi :

J’avais une petite chambrette

Si verte qu’un oiseau eût pu la choisir

Au lieu d’une haie pour y construire son nid

Bien que le nid ne fût lui-même

Qu’un ramassis de bûchettes et de paille sèche ; les murs

Etaient verts, le tapis était d’un vert pur,

Le petit lit raide était tendu de rideaux verts, et les plis

Des rideaux verts encadraient la fenêtre

Ouverte sur la fraîche verdure du dehors.

E. Browning Aurora Leigh, 24.

Dans le roman de Woolf, l'un des moments les plus sombres de la journée de Clarissa, où, d'une façon particulièrement aiguë, son existence lui paraît pauvre, est associé à un revêtement domestique vert et à un petit lit.

  « Comme une religieuse qui fait retraite, ou un enfant qui explore une tour, elle monta à l’étage, s’arrêta devant la fenêtre, s’approcha de la salle de bains. Il y avait le linoléum vert, et un robinet qui fuyait. Il y avait un vide au cœur de la vie ; une mansarde. Les draps étaient nets, large bande bien tendue d’un bord à l’autre . De plus en plus étroit serait son lit ». V. Woolf, Mrs Dalloway, trad. M.C. Pasquier, 1094.

9 E. Browning, Aurora Leigh, 19-20.

10 E. Browning, Aurora Leigh, 52.

11 Ibid., 52.

12 V. Woolf, « Aurora Leigh », 207.

13 En français dans le texte.

14 V. Woolf, « I am Christina Rossetti », The Second Common Reader, 239.

15 Ibid., 239.

16 V. Woolf, Mrs Dalloway, trad. M.C. Pasquier, 1089.

17 V. Woolf, « The Novels of E.M. Forster », The Atlantic.

18 V. Woolf, Mrs Dalloway, 1076.

19 V. Woolf, Instants de vie, trad. Colette-Marie Huet, 92.

20 T. E. Hulme, « A Notebook », 426.

21 Ibid., 427.

22 T. S. Eliot, « A Commentary », 231.

23 Cité par R. Schuchard, Eliot's Dark Angel, 68

24 T. S. Eliot, Essays, 167.

25 T. S. Eliot, Christianity, 72.

26 Ibid. ,76.

27 V. Woolf, Letters 3: 457-58.

28 On peut mentionner l'exception modeste de la juxtaposition récente de Woolf et James par Bryony Randall dans Modernism, Daily Time, and Everyday Life.

29 W. James, Les Formes multiples de l'expérience religieuse, 91.

30 Ibid., 93.

31 Ibid., 92.

32 Ibid., 191.

33 Ibid., 239.

34 Ibid., 239.

35 Ibid., 461-462.

36 Ibid., 462.

37 Ibid., 465.

38 Ibid., 467.

39 Ibid., 468.

40 Ibid. 471.

41 Cité dans Schuchard, Eliot's Dark Angel, 68.

42 W. Barnard, Exploring Unseen Worlds, 186.

43  Ibid., 464.

44 V. Woolf, Mrs Dalloway, trad. M.C. Pasquier, 1204-1205



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