L’image irréfléchie : Woolf, Rancière à propos de la photographie

Résumé

La photographie oocupe une place singulière dans l'univers conceptuel de Woolf, en ce qu'elle est inconfortablement suspendue entre irréflexion et créativité. Elle est souvent placée, de façon anodine, du côté du matérialisme brutal et stérile des écrivains édouardiens, témoignant d'une pratique et pensée esthétique qui ne pense pas, n'interroge pas, mais reproduit simplement des modèles existants. En ce sens, la photographie est très proche dans la pensée de Woolf de cette autre forme visuelle très critiquée, la saynète ou la scène, les deux étant assimilées aux conventions sociales et esthétiques de la peinture (et de la vie) victorienne. Cependant la photographie est aussi le vecteur des expérimentations formelles de Woolf, depuis Jacob's Room jusqu'à Three Guineas, et devient alors  medium et objet, sinon de la pensée, du moins du processus trouble de la création.

Les oscillations et les hésitations de Woolf sur la question de la photographie offrent un point de résistance à d'autres conceptualisations du medium, en particulier à la notion d'image pensive proposée par Rancière. Pour Rancière, la photographie s'institue comme art du fait de l'entrejeu entre silence et discours, entre la butée des objets et leurs inscriptions comme hiéroglyphes de l'histoire ; c'est un médium marqué par l'indétermination, et dans lequel les opérations mêmes de la pensée philosophique sont soumises à interrogation. La question que semble poser Woolf consiste à se demander comment l'irréflexion, l'absence de pensée peut engendrer un objet esthétique, comment l'absence de pensée peut se transformer en quelque chose. Elle semble ainsi proposer une appréhension de la photographie qui n'élimine pas son irréflexion, comme on peut le voir dans Jacob's Room, mais en fait une absence productive, la condition de l'oeuvre de la création, comme dans Orlando.