L’image irréfléchie : Woolf, Rancière à propos de la photographie

Elena Gualtieri

Université de Groningen

  1. À Athènes, sur l’Acropole, Jacob Flanders est en train de lire. Il s’arrête un instant, et s'interroge : « Pourquoi ne pas gouverner les pays de la façon dont il faudrait qu'ils soient gouvernés ? », puis il se remet à lire jusqu’à ce qu’il pose à nouveau son livre pour « rédiger une note sur l’importance de l’histoire — sur la démocratie ». Un groupe de dames françaises se presse autour de lui, et pour éviter leurs bavardages, Jacob se lève et flâne devant l’Erechthéion. « Plusieurs femmes debout qui portent le toit sur leur tête » lui inspirent d’abord un certain mimétisme — « Jacob se redressa légèrement ; en effet la stabilité et l’équilibre affectent en premier le corps » — puis  un recul — « ces statues » (et non plus des « femmes ») « avaient un tel pouvoir d'annihiler les choses ». Se détournant de leur regard fixe, Jacob est alors confronté à un autre regard, version moderne de sa réduction au statut d’objet :

Il les contempla fixement, puis se retourna, et il y avait là Mme Lucien Gravé perchée sur un bloc de marbre avec son kodak pointé sur lui. Bien sûr elle descendit d’un bond, en dépit de son âge, de sa corpulence et de ses étroites bottines — s'étant, maintenant que sa fille était mariée, abandonnée voluptueusement, non sans quelque panache, au grotesque des rotondités de la chair ; elle descendit d' un bond, mais pas avant que Jacob ne l’ait vue.

« Au diable, ces femmes — au diable ces femmes ! » se dit-il. Et il alla chercher son livre qu’il avait laissé posé par terre dans le Parthénon1.

  1. Dans ce passage, tout et tout le monde semble être annihilé et objectifié. Les rêves de grandeur de Jacob sont brutalement interrompus par l’action de la bien-nommée Mme Gravé, qui brandit son appareil comme un révolver, préfigurant par là, comme l’a noté William Handley parmi d’autres, la mort de Jacob. Celle qui grave son image est aussi celle qui creuse sa tombe2. Mais Mme Gravé a « elle-même » déjà été annihilée : elle n’a pas de nom qui lui soit propre et n’est non plus pas douée de l’introspection dont Clarissa fera preuve quelques année plus tard — « Elle avait cette sensation des plus étranges d’être invisible ; ni vue, ni reconnue ; il n’y avait plus de mariage, plus d’enfants maintenant […] c’était Mrs Dalloway ; même plus Clarissa ; c’était Mrs Richard Dalloway3 ». S'engageant plus loin encore sur le chemin de la dissolution (contrairement à Elizabeth, sa fille est déjà mariée), Mme Gravé a emprunté une autre voie, connue et éprouvée, pour compenser la perte de soi et a abondamment, glorieusement grossi. Sa soumission aux plaisirs de la table est si totale qu’elle se fait triomphale, a valeur d' affirmation arrachée à l’anéantissement. L’appareil photo qu’elle brandit semble participer de ce triomphe ; il lui permet d’infliger aux autres ce que la machine sociale lui a imposé. A contre cœur, Jacob se voit obligé de partager le destin de Mme Gravé et des autres françaises anonymes, le destin des Caryatides elles-mêmes, condamnées à supporter le toit sur leur tête pour l’éternité. Le verdict prononcé par Leonard Woolf à sa première lecture de La Chambre de Jacob a peut-être été inspiré par ce même passage : « il dit qu’il est très étrange : je n’ai pas de philosophie de vie, dit-il ; mes personnages sont des marionnettes, ballotées de ci de là par le destin4 ».

  2. Une autre manière de formuler la chose serait de dire que Mme Gravé n’a tout simplement pas d’esprit : peu attentive aux sentiments de Jacob, elle interrompt ses méditations et ainsi écourte l’avenir qu’il est en train de s’inventer ; un avenir, est-il suggéré, comme dirigeant colonial et celui qui « apporte » la démocratie, comme si la démocratie était un cadeau, un objet ou un privilège à accorder. Son abondante chair, son embonpoint est un trait qui typiquement chez Woolf dit l’inconséquence : elle est corpulente parce qu’elle représente la masse irréfléchie des françaises qui traverse l’espace sanctifié de l’Acropole en s’agitant et se demandant bêtement s’il va pleuvoir. Ajoutons que son inconséquence n’est pas seulement le fruit d’un manque d’esprit, mais celui d’un esprit dirigé à tort vers le mauvais objet : Jacob plutôt que les statues ; la météo plutôt que l’histoire ou la démocratie ; les plaisirs de la chair plutôt que la nourriture de l’esprit. C’est ce que l’on peut lire en Mme Gravé au moment où nous la saisissons, à travers le regard de Jacob, « avec un kodak le visant à la tête » ; la perte du K majuscule soulignant la transformation du nom propre en objet familier, transformation que Mme Gravé elle-même a déjà subie. Mais « kodak » à la place d’appareil photo montre après tout que Mme Gravé et Jacob partagent un même espace et une même temporalité, que l’on pourrait appeler modernité, mais qui, quoi qu’il en soit, éloigne Jacob de son identification troublée aux Grecs. L’appareil photographique désigne l’histoire et le changement technologique, un « maintenant » particulier qui tire Jacob de son rêve d’omnipotence pour le ramener directement à une Acropole moderne, contaminée par la trivialité quotidienne. Alors que nous n’avons pas accès à la photographie que Mme Gravé fait de Jacob et que nous ne savons pas non plus si elle était là à temps pour en prendre une, tout concorde à dire que si elle avait pris une photo, celle-ci aurait été esthétiquement et philosophiquement insignifiante.

  3. Ainsi, dans cet extrait, l’image irréfléchie fonctionne de différentes manières et sur un mode stratifié. Elle est en complet contraste avec un héritage culturel dans lequel l’Antiquité sert à consolider les ambitions impériales britanniques et à légitimer la classe dirigeante. Elle est partagée et appréciée  en commun par la population, par ceux qui sont soumis à la domination. Principalement, et avec plus de difficultés et d’hésitations, l’image fournit un modèle d’écriture dont le point de vue est situé à mi-chemin entre le sujet d’énonciation et, simplement, l’objet qui fait partie du décor — technique que Woolf va affiner dans « Le Temps Passe ». Cette position est souvent marquée par l’utilisation du pronom indéfini — « one »/ « on » — qui souligne la présence d’un certain espace entre le « I »/ »Je » et le « you »/ »vous » : « La chambre de Jacob, toutefois était dans Neville’s Court; tout en haut ; si bien qu'en parvenant à sa porte on entrait un peu hors d'haleine; mais il n'était pas chez lui5 ». « On » fait bien entendu référence à un des camarades de Jacob, et implique par là le marqueur classique d’une certaine position sociale. Mais, juste après, le lieu est décrit en l’absence de Jacob et la position de « on » est relayée par la voix narrative en un refrain qui se réverbère ensuite tout au long du roman : « L'air languit dans une chambre vide, à peine fait-il gonfler le rideau; les fleurs dans le pot bougent. Une fibre du fauteuil d'osier craque, bien que personne n'y soit assis6 ». Quelques pages plus loin, l’air nonchalant se transforme en « vent de minuit » beaucoup plus fort, et « comme une silhouette voilée brusquement éveillée» prend forme allégorique dans « la dame voilée [ayant] traversé les cours de Trinity7 ». Assez spacieux pour accueillir amis, éléments et la présence fantomatique du narrateur, « on » figure aussi la présence quasi-invisible dans laquelle Leonard avait reconnu la marque du destin, une renonciation de la position auctorielle pour Woolf, ou plutôt un moyen de rendre visible, perceptible la main qui tire les ficelles. C’est également le point de vue depuis lequel nous voyons Mme Gravé, à mi-chemin entre une extériorité complète — une grosse dame étonnamment agile quand prise sur le fait — et une auto-représentation subjective nous donnant un aperçu de sa vie qui n’aurait pas pu être partagé par Jacob. L’irréfléchi de l’image photographique est importé au sein du langage et contamine le marqueur de classe « one/on », transformant la représentativité — celle de Jacob ou celle de Mme Gravé — en aliénation : s’apparenter à un groupe entier — ou une classe entière — signifie que l’individu est simplement plusieurs.

  4. L’image irréfléchie de Woolf, ou plutôt l’image irréfléchie que j’ai extraite de l’œuvre Woolfienne interroge la notion d’image pensive proposée par Jacques Rancière. La virgule de mon titre met en relief ce qui m’apparaît comme une disjonction entre la manière dont la photographie apparaît dans l’œuvre de Woolf et la façon dont Rancière la pense. Dans l’image pensive, Jacques Rancière a identifié « une zone d’indétermination entre pensée et non-pensée, entre activité et passivité, mais aussi entre art et non-art8 ». Une telle image indéterminée marque la transition d’un régime mimétique à un régime esthétique. Dans le régime mimétique, l’image traduit complètement l’idée de l’œuvre et intensifie son expression — l’exemple donné par Rancière est celui de l’aigle comme expression de la majesté, mais on pourrait également penser à l’appareil kodak pour exprimer une multitude d’images et à l’image pour la multitude. Dans le régime esthétique « un rapport de convenance […] entre le terme “propre” et le terme “figuré”9 »ne fonctionne plus : les deux niveaux de signification sont toujours présents, mais leur relation n’est pas motivée ni déterminée. C’est pour cela que nous ne sommes plus capables de « lire » les gens, leur identité et/ou situation sociales, comme le narrateur de La Chambre de Jacob ne cesse de nous le rappeler : quelque chose dans l’image résiste à « l’idée de celui qui l’a produite et de celui qui cherche à l’identifier10 ». Cette résistance relève d’un ordre différent de celui de l’image irréfléchie. Car dans l’image pensive, elle est produite lorsqu’une forme artistique est interrogée par une autre forme artistique — la littérature par la photographie dans ce cas — alors que l’image irréfléchie ne questionne pas. Elle devient, comme dans le fameux slogan Kodak, le point de rencontre d’un réflexe automatique et de l’automatisation de la fabrique de l’image — « Vous appuyez sur le bouton, et nous nous chargeons du reste ».

  5. Mais si la définition de l’image pensive que donne Rancière ne rend pas vraiment compte de la manipulation irréfléchie que fait Mme Gravé de l'appareil photo, elle semble en revanche taillée sur mesure pour s’ajuster à un autre type d’entremêlement ou de contamination de la littérature par la photographie dans l’œuvre Woolfienne : les illustrations que Woolf commanda et choisit pour Orlando. Bien que celles-ci soient souvent considérées comme des photographies, et elles sont toutes dans un sens technique des reproductions photographiques, les huit images sont en fait équitablement réparties entre peinture et photographie. A peine invoquons-nous cette distinction qu’elle s’annule. Si toutes les photographies représentent indubitablement un personnage historique réel — l’une montre Angélica Bell, toutes les autres Vita Sackville-West — elles fonctionnent également comme représentation de ce que la photographie ne peut habituellement pas représenter: les personnages fictionnels Sasha et Orlando. Cette combinaison de fonctions très différentes et en apparence contradictoires est opérée par le fait que toutes les photographies imitent soit des toiles peintes soit des styles photographiques antérieurs, au sein desquels la distinction entre photographie, peinture et littérature a déjà été brouillée. La photo des studios Lenare, intitulée « Orlando de retour en Angleterre », fut conçue pour ressembler à un Lely (Image 1), et celle d’ « Orlando au temps présent » a été décrite comme une imitation des poses classiques qu’adoptaient les propriétaires terriens11. « La Princesse russe, enfant » présente de grandes affinités avec le style de Julia Margaret Cameron (Image 2), le costume inadéquat d’ « Orlando aux alentours de 1840 » reprend la pratique plutôt cavalière de Cameron qui dans ses mises en scène choisissait des accessoires inappropriés12. Une même logique de citation contamine les tableaux : « Orlando garçon » est extrait d’une double toile déjà publiée dans Knole et les Sackvilles (1922), « L’Archiduchesse Harriet » renvoie au fameux portrait Ditchley de la Reine Elizabeth I par Gheeraerts (Image 3) et au portrait du Comte d’Essex à Cadix, portrait dans lequel John Maynard Keynes verra d’ailleurs les traits de Lytton Strachey lors de la publication d’Elizabeth et Essex. « Orlando ambassadeur » et « Marmaduke Bonthrop Shelmerdine » sont de manière improbable mais néanmoins convaincante liés dans leur ressemblance au portrait par Lenare.

  6. Cette contamination mutuelle d’un d’art par un autre produit cette indétermination des formes d’arts si essentielle au projet Woolfien : construire une représentation visible de ce que le biographe d’Orlando prétend être impossible, c’est-à-dire, l’indétermination ou oscillation de l’identité sexuelle d’Orlando. Des portraits d’hommes aux cheveux longs figurent côte-à-côte avec des photographies de femmes arborant des coupes garçonne à la mode. En abolissant ou troublant la frontière qui sépare la peinture de la photographie, Woolf peut ainsi produire l’illusion que tous ces hommes différents et cette femme sont effectivement l’unique et même personne, tout simplement vêtue de costumes divers. Dresser le portrait du caractère indéterminé du sexe d’Orlando nécessite alors que les images aient également une temporalité indéterminée. Alors que le style des tableaux est facilement reconnaissable et classifiable (primitif flamand, rococo et romantique), l’insertion des deux photographies anachroniques (Angelica et la photo par Lenare) implique que ces images-là soient détachées de toute forme de référence que l'on pourrait être tenté de leur attribuer.

  7. Néanmoins la façon dont les images d’Orlando figurent cette indétermination du médium, du sexe et de la temporalité repose entièrement sur un principe de ressemblance. L’image par Lenare, arrangée dans le style Lely (« Pas si mal, mais pas semblable », pour reprendre le commentaire lapidaire de Pepys), est finalement le sosie du portrait de Lionel Sackville, « Orlando ambassadeur », par Rosalba Carriera, une des images sur lesquelles Woolf fixa rapidement son choix13. Avec sa chevelure brune, légèrement ondulée et sa fine moustache, Lionel offre une parfaite illustration de la première description que Woolf fit de Vita : « rougeaude, moustachue, aussi colorée qu’une perruche, douée de toute l’aisance souple de l’aristocratie14 ». Bien entendu, le portrait Carriera était également parfait pour un Orlando sur le point de se métamorphoser en femme, suggérant une propension innée à l’identité sexuelle ambiguë avant même le changement de sexe. Le style rococo de la toile de Carriera allait parfaitement avec les excès allégoriques de la scène de transformation sexuelle que Woolf était en train d’écrire au moment où elle choisissait les tableaux. Elle fait également écho à la description haute en couleurs de la chambre des ambassadeurs vénitiens à Knole, chambre à l’aspect « florissant de raisins et de figues qui s’épanouissent dans une coupelle. Je ne peux poursuivre la comparaison, qui peut ne rien dire à celles et ceux qui n’ont pas vu la pièce, ailleurs que dans mon esprit. Les verts et les roses à l’origine étincelants sont maintenant poussiéreux et ternes15 ». La ressemblance n’est dès lors pas qu’une affaire de famille mais aussi une stratégie artistique et stylistique : des photos qui ressemblent à des tableaux qui s’apparentent à des chambres qui sont comme des raisins et des figues, et ainsi de suite. La tentation de la comparaison est tellement présente qu’elle en vient à englober l'inconnu. Pour incarner Shelmerdine, Woolf a choisi un portrait anonyme acheté par Vita à une vente aux enchères, mais un portrait anonyme qui partage avec le Carriera et le Lenare un buste de trois-quarts et qui ressemble étonnamment à Vita. Cette extension du principe de ressemblance bien au-delà de l’arbre généalogique fait d’Orlando un monsieur- ou madame-tout-le-monde, universel en quelque sorte — l’aristocrate du peuple.

  8. L’accent mis par Woolf sur les ressemblances familiales et les figures de style introduit dans Orlando la croyance qu’avait Sackville-West en l’exemplarité de la ligne généalogique.

Il me semble que tout l'intérêt des Sackville est qu'ils sont si représentatifs. Génération après génération, pourvus des qualités nécessaires, on pourrait voir représentés en eux les portraits de l'histoire de l'Angleterre. A moins de les considérer comme tels, ils perdent de leur teneur et partagent seulement, comme l'a écrit Byron à l'un d'entre eux :

[…] la destinée des gens titrés/considérés de leur vivant, oubliés après leur mort […]

Mais laissons les chacun à la fois incarner le type même de leur temps et être un maillon perpétuant non seulement la tradition de leur race mais aussi leur hérédité, alors ils acquièrent de l'importance et une unité. Il y a d'abord le solennel Elisabéthain, pourvu d'un long visage teinté de mélancolie, qui émerge du cadre ovale au-dessus de ses habits noirs et du bâton blanc de sa fonction ; vous y discernez toute sa sévère intégrité; vous saisissez l'austérité intimidante qu'il a léguée aux Lettres anglaises. Un vieil homme raffiné, c'est certain. Puis vous passez à son petit-fils : le Cavalier de van Dyck qui trône dans le hall, poing sur la hanche et pourpoint couleur de flamme fendu par le bleu de l'Ordre de la Jarretière; voici l'homme qui a levé un escadron de cavaliers dans ses propres terres et a juré de ne jamais plus passer le pas de sa porte dans une Angleterre gouvernée par les meurtriers du Roi16.

  1. Sackville-West n’aurait pas pu être plus claire : sa famille représente l’aristocratie toute entière et son pouvoir semble légitimé par une relation très spécifique entre les mots et les images. Les portraits des Sackville fonctionnent comme des vecteurs pour l’histoire de la nation toute entière et inversement, l’histoire devient lisible et prend en quelque sorte chair dans les portraits. La traduction des images en mots suit des lignes déjà toutes tracées : le noir et le blanc révèlent leur rigueur morale et leur expression austère, les couleurs primaires représentent les vertus premières — courage et loyauté — qui à leur tour se voit transformées en actes tels que la levée de chevaux et le refus de quitter Knole. Ce que Sackville-West comprend de la contribution de sa famille et de son rôle dans la fabrique de l'histoire de l'Angleterre est structuré par ce que Rancière appelle la « logique représentative » du régime mimétique, qui apparaît « dans l’expression des visages et l’attitude des corps, les pensées et les sentiments qui animent les personnages et déterminent leurs actions17 ». Mais Sackville-West va encore plus loin, prétendant que cette logique représentative implique également que l’histoire des Sackville représente l’histoire de l’Angleterre, dont ils sont donc les héritiers légitimes. Par cette extension du principe de représentation, la famille en vient à symboliser la nation — « déplacement figural » qui pour Jacques Rancière définit le second pôle du régime mimétique.

  2. Une telle revendication de représentation — à la fois politique et artistique, politique parce qu’ artistique — est à l’œuvre dans le choix de Woolf pour le frontispice d’Orlando. Le portrait qu’elle a choisi pour incarner Orlando garçon provient d’une toile de Cornelius Nuie représentant les deux fils du Royaliste de van Dyck. Sackville-West relate que les deux enfants furent kidnappés par les Roundheads et que le plus jeune, Edward, fut assassiné. Woolf a choisi le cadet assassiné pour représenter Orlando, usant d’un déplacement figural qui mutile le portrait. L’original montrait les deux garçons habillés à l’identique et tenant pratiquement la même pose, presque comme s’ils étaient les reflets d’un miroir. La coupure opérée par Woolf interfère avec la spécularité de la toile et la redirige vers son sujet biographique, Vita, invitant à une identification que Sackville-West reconnut immédiatement à la lecture de l’œuvre. L’identification fonctionne comme un fantasme de restauration ou comme un fantasme de la Restauration qui expliquerait le double déplacement de la Guerre civile dans Orlando, laquelle est transférée à l’étranger, dans l’exotique Constantinople (la guerre éclate juste au moment symbolique où Orlando reçoit son duché), et sémantiquement remplacée par la révélation de la métamorphose sexuelle d’Orlando. Le lien entre le portrait et l’événement historique que Sackville-West lit en lui — les crimes des révolutionnaires — n’est pas tant brisé que détourné. Le portrait ne figure pas la Guerre civile mais le caractère indéterminé de l’identité sexuelle d’Orlando. Ceci ne signifie pas que le portrait perd de son caractère représentatif, mais plutôt que ce qu’il représente ou exemplifie n’est plus seulement la continuité du pouvoir aristocratique dans l’histoire anglaise — c’est-à-dire l’identification de Vita en tant que Sackville — mais l’indétermination fondamentale de l’identité sexuelle à travers les âges — l’identification d’Orlando à Vita.

  3. Les images d’Orlando ne sont pas seulement des parodies de la revendication de représentativité des Sackville-West, comme on l’avance souvent ; ce sont des images où cette revendication coexiste avec une autre, produisant  cette tension particulière entre les différents régimes d’expression que Rancière a identifiée dans l’image pensive. C’est bien cette tension qui établit l’espace fictionnel dans lequel la vie d’Orlando peut s’épanouir. Les images furent premières dans le processus d’écriture : très tôt dans l’élaboration de la composition du livre, Woolf allait avec Vita à Knole ou bien lui parlait dans ses lettres de la sélection des portraits et de ses sessions avec les photographes18. La sélection des images unit Woolf et Sackville-West dans sa réalisation. Elle permit aussi la construction d’un espace commun dans lequel les aventures d’Orlando allaient devenir possibles. Telle est la fonction première de l’image pour Rancière : former ce qu’il appelle un « sens commun », par lequel une communauté se fonde sur une compréhension partagée des relations entre les mots et les objets, « un dispositif spatio-temporel au sein duquel mots et formes visibles sont assemblés en données communes, manières communes de percevoir, d’être affecté et de donner sens19 ». Le but avoué de Woolf en écrivant Orlando était précisément de donner corps à cette communauté : « Pourtant, un de ces jours j’esquisserai ici les traits de tous mes amis, comme un vaste tableau historique [...] Vita sera Orlando, un jeune noble. Il y aura Lytton. & il faudra que ce soit vrai ; mais fantastique. Roger. Duncan. Clive. Adrian. Leurs vies seront reliées20». Mais si les dramatis personae ont été considérablement réduits, des traces de cette communauté persistent à travers les images d’Orlando, images prises par des membres de la famille et qui réfèrent, directement ou indirectement, soit à une lignée familiale (Cameron) soit aux membres de Bloomsbury. Le portrait Gheeraerts de Mary Curzon, épouse du Cavalier de van Dyck et mère de l’enfant assassiné ne renvoie pas seulement à Lytton Strachey mais aussi à Roger Fry, qui donna une conférence sur l’art flamand à la Royal Academy en janvier 1927, ainsi qu’à Some people de Harold Nicolson, dont Woolf fit la critique la même année. Ainsi toute l’entreprise collective d’une reconfiguration de la biographie, dans laquelle Woolf et ses proches semblent s’être tous investis, est encodée dans le portrait d’un personnage marginal.

  4. Il y a donc deux communautés ou deux sens communs, deux différentes manières de comprendre la relation entre le texte et l’image qui se confrontent au cœur d’Orlando. Il y a celle que l’on peut attribuer à Woolf, par laquelle les images sont dépositaires d’associations riches et de multiples couches, de plaisanterie et d’ambiguïtés. Dans ce cas-là ce qui est partagé n’est pas immédiatement visible mais nécessite d’être découvert ou dévoilé. Néanmoins pour que cette communauté d’élus puisse fonctionner, il est aussi nécessaire que l’autre manière d’appréhender l’image, celle de Sackville-West, opère. Le biographe d’Orlando apparaît alors comme la figure en texte de l’observateur peu éclairé. Son approche prosaïque des images nous donne des conseils sur comment observer et ne pas voir : il commence le texte en reconnaissant clairement l’instabilité sexuelle d’Orlando, pour ensuite nier ce qu’il a vu. Il attire notre attention sur la différence que l’habillement produit dans les portraits d’Orlando homme et femme, pour affirmer à nouveau que c’est l’identité sexuelle qui détermine cette différence21. Il en est de même pour son sujet, qui déverse sa mélancolie par le biais de cette « mesure prosaïque avan[çant] gravement », ces vers non rimés (blank verse) qui pour Woolf « s’avèrent être le plus implacable ennemi de la parole vivante [...] sous l'effet de la monotonie de leur rythme, l’esprit du lecteur se raidit et se glace22 ». Les vers vides de sens résident dans des esprits vides : tel « donkey West » [l’âne Sackwille-West], Orlando est en effet vide, ou un vide — « Aucun effort n’a été fait pour donner chair au personnage23 », avait noté Woolf de manière programmatique.

  5. Ces deux lectures de l’image qui distinguent ceux qui savent de ceux qui incarnent la « vision britannique inesthétique24 » et irréfléchie, sont-elles vraiment si différentes ? Dans sa critique d’une exposition de la Royal Academy en 1919 (la première après la Grande guerre), Woolf explique comment appréhender les images d'une manière qui s’approche beaucoup de celle pratiquée par Sackwille-West :

L'intérêt d'une bonne peinture académique est que vous pouvez passer un peu plus de dix minutes à explorer la toile et continuer de douter d'en en avoir saisi tout le sens. Citons, par exemple, le numéro 248, Cocaine. Un jeune homme en habit de soirée est étendu, drogué, sa tête reposant sur les genoux d'une femme vêtue de satin rose. L'horloge décorative nous assure qu'il est exactement cinq heures moins onze. La lampe allumée montre que l'aube se lève. Est-il donc rentré pour la trouver en train de l'attendre? A-t-elle interrompu sa débauche? Je préfère imaginer ce que dans le langage d'un peintre (une langue digne d'être étudiée séparément) on appellerait une « morne veille25 ».

  1. La toile de l’Académie souligne le fait que l’ambiguïté ne peut tenir longtemps. Woolf, spectatrice lambda, transforme immédiatement pour ses lecteurs la « morne veille » en une histoire de déception maritale : la femme attend seule son mari depuis huit heure trente, contemplant alternativement une photographie de l’homme qu’elle aurait dû épouser et celle de leur fils mort en bas âge. Cocaine est en fait un exemple tardif de ce que Pamela Fletcher appelle des « problem pictures [...] des scènes de la vie moderne délibérément ambiguës, conçues pour provoquer des interprétations aussi diverses que plausibles ». Comme le souligne le ton de Woolf, en 1919, les problem pictures étaient déjà jugées démodées. Même avant la guerre, on disait déjà que « celles et ceux qui cherchent leur image et leurs problèmes dans les spectacles cinématographiques ne devaient pas vraiment se satisfaire du billet d’entrée fourni par l’Académie26 ». Le célèbre rejet du cinéma narratif que Woolf révèle dans le seul essai qu’elle a écrit sur le nouvel art est clairement influencé par sa connaissance de cette tradition et du fait que le cinéma — le cinéma muet en particulier — pouvait facilement se prêter à ce type de lecture : « les plus célèbres romans du monde » se voient traduits par « des mots d’une seule syllabe gribouillés par un écolier illettré. Un baiser signifie l’amour. Une chaise brisée, la jalousie. Un sourire, le bonheur. La mort est un corbillard27 ». Même aussi tard qu'en 1940, Woolf continue de mettre sur un même plan « l’esprit photographique » et celui de l’« académicien royal », « aussi brillant que de la peinture, mais tellement évident et si peu [...] profond28 ».

  2. Etonnamment, dans Orlando ce genre de vision est mis en valeur et vient définir la communauté des spectateurs sophistiqués et « avertis », ceux capables de dévoiler le sens des illustrations de l’œuvre. Cette mise en valeur est affirmée par la présence de la seconde communauté, celle des spectateurs stupides qui ont tendance à considérer les images au premier degré et à leur attribuer un sens symbolique excessif, comme Sackwille-West le fit avec ses portraits de famille. Néanmoins, la distinction entre ces deux manières d’appréhender les images ne peut jamais vraiment être repérée dans un texte relaté par deux narrateurs à la fois, ni dans des images qui font apparaître un personnage de fiction. Car on ne peut voir Orlando sans aussi voir Vita, et on ne peut voir Vita sans voir les traits des Sackville, la continuation de la lignée familiale. L’indétermination des images s’apparente alors à l’indétermination entre la communauté des spectateurs stupides et celle des spectateurs avertis. Dans un sens, cela produit un mouvement émancipatoire : plus de dames françaises agaçantes qui papillonnent aux alentours, plus de menace d’annihilation telle que Jacob l’entraperçut. Mais le spectateur émancipé n’a en fait que très peu de place pour penser par lui-même ; il est très difficile d’acquérir une prise critique sur Orlando (Woolf en fut elle-même le juge le plus sévère) précisément car le texte annule la différence entre spectateurs réfléchis et irréfléchis. On peut certainement voir dans cette annulation la critique de Woolf à l’égard de ce que l’on appelle souvent le formalisme de Bloomsbury, un langage pictural totalement différent, dans lequel les spectateurs habitent « une contrée silencieuse [...] voient des choses que nous ne voyons pas [...] faisant des passes avec leurs mains pour exprimer ce qu’ils ne peuvent dire29 ». Les images de Bloomsbury sont modernes, elles ne sont « plus l’expression codifiée d’une pensée ou d’un sentiment » que Sackville-West continuait de chérir dans ses portraits de famille, mais « une manière dont les choses mêmes parlent et se taisent30 ». A côté de ces images muettes, Orlando s’impose comme un texte bavard, l’incarnation d’un « excès littéraire, l’excès de ce que les mots projettent sur ce qu’ils désignent31 ».

  3. Cet excès littéraire résulte des diverses manières dont l’image irréfléchie fonctionne chez Woolf. Comme pierre d’achoppement, l'image irréfléchie arrête sa pensée ou plutôt la pensée mise en place dans son écriture, si par pensée on entend la dissolution des objets en sensations et impressions sensibles, comme Jacques Rancière l’a suggéré dans sa lecture de Madame Bovary (une autre femme sans nom qui lui soit propre)32. C’est une pierre d’achoppement que Woolf use de manière créative dans La Chambre de Jacob et Orlando, bien que de manières très différentes. Dans La Chambre de Jacob, l’image irréfléchie est une question posée par la photographie, l’image de la multitude des images, à la littérature — qui peut s’exprimer ? Dans Orlando, cette question est éjectée ou rejetée de l’espace énonciatif et transformée en un questionnement sur la relation d’un art — la littérature — avec les autres arts, figuratifs — la peinture et la photographie, leur différence étant effacée par l’idée de représentation. La question devient alors « qu’y a-t-il à voir ? », question qui à la fois titille la curiosité du spectateur et la frustre. Chez Woolf au moins l’image pensive devient image flirt ou image de l’écrivain qui flirte.

 

Traduit par Adèle Cassigneul

Bibliographie

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  • Woolf, Virginia. The Letters of Virginia Woolf: 3. Ed Nigel Nicolson.  Londres : Hogarth, 1977.

  • Woolf, Virginia. Mrs Dalloway. Harmondsworth : Penguin, 1992. [Mrs Dalloway. Trad. Pascale Michon. Paris : Le Livre de Poche, 1993.]

  • Woolf, Virginia. Orlando: The Original Holograph Draft. Éd. Stuart N. Clarke. Londres : S. N. Clarke, 1993.

  • Woolf, Virginia. The Diary of Virginia Woolf: 2. Éd. Anne Oliver Bell. Harmondsworth : Penguin, 1988.

 

Illustrations

 

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(fig. 1) Sir Peter Lely  — Louise de Kérouaille, 1671, Huile sur toile, 125,10 x 101,60 cm
© J. Paul Getty Museum, Los Angeles

 

 

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(fig 2) Julia Margaret Cameron — Balaustion, 1871
Dimbola, Museum and Gallery, Isle of Wight
(avec l'aimable autorisation du Julia Margaret Cameron Trust)

 

 

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(fig. 3) Marcus Gheeraerts le jeune — Elizabeth I (the Ditchley Portrait), 1592
© National Portrait Gallery, Londres

1 V. Woolf, La Chambre de Jacob, trad. Adolphe Haberer, 240-1.

2 W. Handley, « War and the Politics of Narration in Jacob's Room », 110-33. Sauf indication contraire, les citations seront traduites par nos soins [AC].

3 V. Woolf, Mrs Dalloway, trad. Pascale Michon, 211.

4 V. Woolf, The Diary of Virginia Woolf : 2, 186.

5 V. Woolf, La Chambre de Jacob, 81.

6 Ibid, 82.

7 Ibid. 91

8 J. Rancière, Le Spectateur émancipé, 115.

9 Ibid, 129.

10 Ibid, 139.

11 E. Flesher, « Mock Biography and Photography », 45.

12 D. Gillespie, « Her kodak pointed at his head », 115, 140.

13 V. Woolf, The Letters of Virginia Woolf: 3, 5 décembre 1927.

14 V. Woolf, Diary: 2, 216.

15 V. Sackville-West, Knole and the Sackvilles, 15-6.

16 Ibid., 28-9.

17 J. Rancière, Le Spectateur émancipé, 128.

18 Voir S. N. Clarke, Orlando: The Original Holograph Draft, 35-6.

19 J. Rancière, Le Spectateur émancipé, 112.

20 V. Woolf, Diary: 3, 157.

21 V. Woolf, Orlando, 171.

22 V. Woolf, « Aurora Leigh », The Essays of Virginia Woolf: 5, 526.

23 V. Woolf, Diary: 3, 131.

24 V. Woolf, « The Cinema », The Essays of Virginia Woolf: 4, 348.

25 V. Woolf, « The Royal Academy », The Essays of Virginia Woolf: 3, 91.

26 P. Fletcher, Narrating Modernity: the British Problem Picture, 136.

27 V. Woolf, « The Cinema », 350.

28 V. Woolf, Letters, 6 : 382.

29 V. Woolf, « Walter Sickert: A Conversation », The Essays of Virginia Woolf: 6, 39.

30 J. Rancière, Le Destin des images, 21.

31 J. Rancière, Le Spectateur émancipé, 132.

32 Voir J. Rancière, La Politique de la littérature, Paris: Galilée, 2007.



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