L'art comme lieu (ou temps) pour jouir de ce qu'il y a

Ann Banfield

Berkeley University

William Bankes (qui était totalement exempt d'une semblable vanité) se mit à rire et dit qu'il n'attachait aucune importance aux changements de mode. Qui pouvait dire ce qui allait durer — en littérature, comme du reste partout ailleurs ?

« Prenons notre plaisir là où nous le trouvons », se dit-il. Son intégrité parut à Mrs Ramsay tout à fait admirable1.

  1. Pour Virginia Woolf, Bloomsbury s'origine dans les discussions philosophiques que Vanessa Bell a initiées en prononçant « le mot “beauté” » — et elle ajoute, à moins que ce ne « soit … “bien”, ou “réalité” » (Instants de vie). La série de termes lie la question esthétique à un contexte où la philosophie s'intéresse d'abord à des questions éthiques mais aussi à une théorie de la connaissance, et renvoie aux textes que G. E. Moore a publiés en 1903, Principia Ethica et « The Refutation of Idealism ». « Les ouvrages de Moore nous ont tous encouragés à débattre de philosophie, d'art et de religion » (Instants de vie), se souvient Virginia Woolf.

  2. En effet, Principia Ethica reconnaît « l'affection pour une personne et l'appréciation de ce qui est beau en Art et dans la Nature » comme les deux « biens » indéfinissables « dont il est bon de faire l'expérience purement pour eux-mêmes2 ». L'expression « pour eux-mêmes » apparaît chez d'autres philosophes de Cambridge. Alfred N. Whitehead l'assimile à « l'élément de valeur, qui est précieux, qui a une grande valeur, qui est une fin en soi3 ». Lorsqu'elle qualifie l'art, comme c'est le cas chez Moore, elle fait écho au mouvement de « l'Art pour l'Art » ou dans sa traduction anglaise « Art for art's sake4 ». Depuis son origine au début du xixe siècle, le mouvement a été critiqué par les défenseurs à la fois d'un art moral et d'un art politique, c'est-à-dire d'une conception de l'art comme moyen pour une fin qui le dépasse et non comme une fin en soi5. La quatrième de couverture de la réédition de 1997 de l'ouvrage qu'Albert Cassagne publia en 1906, La Théorie de l'art pour l'art, résume l'opinion générale à son propos en le définissant comme un mouvement « de dépolitisation de la littérature et [d]e repliement sur l'Art comme “finalité sans fin” ». L'assertion de E. M. Forster, « bien que je ne croie pas que seul l'art compte, je crois en l'art pour l'art6 », en introduit une version dans le cercle de Bloomsbury. Néanmoins la position de Moore diffère de ce mouvement sur un point essentiel au moins: elle n'insiste pas seulement sur l'autonomie de l'art mais sur le fait que l'art est l'un des plus grands biens. Il y a d'autres biens, admet le philosophe, « un grand nombre de biens différents, chacun ayant sa valeur intrinsèque7 », mais l'art, avec l'amitié, est suprême.

  3. Tout comme les détracteurs de l'art pour l'art, Bertrand Russell s'accorde à penser que « les jugements de valeur et d'éthique pratique » dans Principia Ethica sont « excessivement conservateurs et anti-réformateurs8 », et blâme les adeptes de Moore au sein du Bloomsbury Group: « la génération de [John Maynard] Keynes et [Lytton] Strachey, écrit-il, aspirait davantage à une vie retirée, baignée d'ombres délicates et de bons sentiments, et considérait que le bien réside dans les admirations passionnées que nourrissait une élite formant une clique. À tort, ils ont attribué cette doctrine à G. E. Moore » qui, selon Russell, « évitait cette idée que le bien consiste en une série d'ardents instants isolés9 ». Nicholas Giffin déclare que Russell « n'est pas juste. Ni Keynes (comme l'admet Russell10) ni les Woolf ni Roger Fry ne peuvent être accusés de s'être retirés dans un monde d'ombres délicates11 ».

  4. Pourtant, il y avait dans le groupe de Bloomsbury un disciple de Moore dont l'adoption de l'éthique du philosophe méritait pleinement les reproches de Russell. Dans Civilization, Clive Bell — « à propos de qui Woolf déclarait en 1906, alors qu'il commençait “à écrire son livre sur la Civilisation, qu'il était “a Moorite”12 » — a notoirement soutenu que « la Civilisation », composée des deux biens définis par Moore, requérait « une classe de loisir » et donc « l'existence d'esclaves » et de leur « temps et énergie excédentaires13 ». La position de Bell, en faveur d'« une élite civilisatrice14 » bénéficiant d'une « rente15 » et du « soutien » du travail d'autrui comme « moyen ayant le bien pour fin16 », fut accueillie par des contestations telles que celle de Russell. Lorsque Woolf fait observer qu'« il s'avère finalement que la Civilisation [selon Bell] n'est qu'une soirée privée au 50 Gordon Square17 », elle fait par là écho à ce que Russell déclarait à propos du cercle fermé des disciples de Moore tout en suggérant que Bell dévalorisait l'idée même de civilisation.

  5. Faisant des plaisirs de la beauté, ainsi que des relations personnelles, un élément central de ces « biens », G. E. Moore rejetait l'éthique utilitariste de la génération de Leslie Stephen, de John Stuart Mill et du « calcul benthamien, basé sur une surestimation du critère économique », selon les mots de John M. Keynes18. Il se séparait également de l'« Europe d'avant la guerre » qu'évoque Keynes au début de The Economic Consequences of Peace, dont la « délicate » organisation économique et sociale avait été conçue « pour assurer une accumulation de capital maximum », c'est-à-dire pour empêcher « les plaisirs de la consommation immédiate19 ». Dans « The Leaning Tower » (« La Tour penchée », 1930), Virginia Woolf demande à la génération qui était devenue adulte juste avant la guerre: « De quoi parlaient-ils » « juste avant août 1914 ? », et reproduit « la réponse de Mr. Desmond McCarthy […] » : “la philosophie était beaucoup plus intéressante pour nous que les questions publiques … [ellipse de Woolf] Ce dont nous discutions surtout, c'était de ces « biens » qui ont leur fin en eux-mêmes […] de la recherche de la vérité, du sentiment esthétique, des relations personnelles” » (La Tour penchée, 212). Au sortir du conflit, Keynes reconnut que la guerre, « consommant tous ces espoirs20 », avait ébranlé la confiance que les Apostles avaient en la « civilisation », « ce rêve de partage » (Voyage au phare, 490), mais qu'elle avait conjointement révélé de nouvelles possibilités, car « les rêves s'obstinaient » (488). « Les perspectives d'une civilisation à venir que Moore avait esquissées dans Principia Ethica avaient disparu », c'est-à-dire, les « perspectives » d'un temps « où la postérité pourrait prendre place dans la jouissance de nos efforts », écrit Robert Skidelsky en conclusion du premier volume de sa biographie de l'économiste. « Keynes passa le restant de sa vie à tenter de les retrouver21 ».

  6. Le rôle de Clive Bell est d'avoir explicitement posé la question de qui devait jouir des biens les plus élevés et d'avoir mis en exergue un facteur essentiel: le temps libre22. La civilisation dépend essentiellement de la jouissance de loisirs et de l'exercice de facultés qui demandent de la disponibilité. Il s'agit d'apprécier « les plaisirs des relations humaines » et de la beauté, mais la connaissance, un autre des biens mentionnés par Moore23, requiert également « un loisir constant » qui nourrit la nuit des prolétaires, comme l'a reconnu l'Apostle victorien James Stuart, qui fonda University Extension pour répondre au mouvement des Mechanics Institutes et des Working Men's Colleges. Le temps libre était « bien plus difficile à obtenir que l'argent qu'il nécessite », écrivait Stuart, et de ce fait, « le grand nombre d'hommes qui ne peuvent pas prétendre à un temps continu de loisir »mais qui expriment le « souhait de faire des études supérieures24 »  étaient exclus de tels biens.

  7. Par son utilisation de « loisir »dans l'expression « classe de loisir », évoquant par là La Théorie de la classe de loisir de Thorstein Veblen (1899), Clive Bell lie le terme à la notion de classe sociale. Le loisir n'est pas un privilège dont tous peuvent se prévaloir. D'après Alex Zwerdling, Veblen s'est « livré à une charge accablante contre les privilégiés oisifs25 ». Selon Brian Shaffer26, Clive Bell voulait rejeter les affirmations du sociologue. « Les critiques de Leon Edel selon qui Civilization est le “crédo d'un élitiste” (p. 284) dénoncent le fait qu'une seule classe, la “clique d'élites” de Russell ou la “soirée privée” de Virginia Woolf, jouisse du privilège du loisir27 ». Car Veblen lui-même a écrit qu'« aux yeux de tout homme civilisé, en elle-même et par ses conséquences, la vie de loisirs est belle et noble28 ». Néanmoins, l'ouvrage de Veblen attaque avec virulence l'oisiveté des hommes de culture qu'il décrit.

  8. Assez tôt les débats du groupe de Bloomsbury se sont attachés à cette question — la dédicace de Civilization adressée à Virginia Woolf prouve en effet que celle-ci « en était depuis sa naissance29 ». La réponse de Clive Bell à sa propre question rhétorique — « Comment procurer aux quelques élus de l'élite civilisatrice la sécurité et le temps libre nécessaires si ce n'est aux dépens de la multitude ? »— est formulée comme une objection faite à un argument avancé par des opposants anonymes : « La réponse est qu'il n'y a aucune autre façon de faire: leurs concitoyens se doivent de les entretenir comme ils l'ont toujours fait. La civilisation requiert l'existence d'une classe de loisir30 ». Leonard Woolf débute sa critique du texte de Bell pour The Nation and Athenaeum comme suit: « Beaucoup de lecteurs seront irrités et beaucoup […] amusés par Civilization31 ». On peut penser que cela avait déjà été le cas depuis longtemps, et pas seulement à Bloomsbury32.

  9. Il n'est pas facile de dire dans quelle mesure G. E. Moore aborde vraiment cette question33. Sa critique du principe du plus grand bonheur défendu par Jeremy Bentham et John Stuart Mill ne porte pas spécifiquement sur l'idée que le bien devrait s'étendre au plus grand nombre mais plutôt sur l'idée que le bien est indéfinissable et a une existence objective34. L'objectivisme de Moore se concentre sur « l'existence de la quantité maximum de plaisir », soutenant que « si nous devions tendre au bonheur maximum pour le plus grand nombre »c'est parce que son « existence pour un grand nombre de personnes semble […] le meilleur moyen » pour atteindre une quantité maximum. A prendre « le principe utilitariste stricto sensu »— autrement dit « que le fait qu'un grand nombre de personnes aient accès au plaisir est bien en lui-même »— cela impliquerait nécessairement « l'existence d'un certain nombre de gens », c'est-à-dire « davantage que du simple plaisir ». « En revanche, l'utilitarisme, dans son acception générale, doit être compris comme préconisant que le seul bien est, soit la simple conscience du plaisir, soit la conscience du plaisir avec le complément minimum qu'ajouterait une telle prise de conscience chez au moins une personne35 ». Cependant, en concluant que « les sentiments personnels et les plaisirs esthétiques comprennent tous les plus grands, et de loin les plus grands biens que l'on puisse imaginer », Moore insiste sur le fait que c'est seulement « en vue de la réalisation du plus grand nombre d'entre eux à un moment donné que chacun peut légitimement assumer le moindre devoir public ou privé ». Ils « constituent l'ultime fin rationnelle des actions humaines et l'unique critère de progrès social36 ».

  10. Mais la notion de bien objectif chez Moore prévoit-elle qu'« à condition que la quantité [de plaisir] soit équitablement répartie, un résultat tout aussi désirable aurait été atteint, qu'il ait été appréciée par beaucoup ou par peu, ou même s'il avait été apprécié par aucun37 » ? Il me semble que John M. Keynes tente de clarifier cette question. Skidelsky, John B. Davies et Gilles Dostaler38 ont démontré l'importance de G. E. Moore dans la pensée philosophique de Keynes et finalement dans sa réflexion économique. « La philosophie est au fondement de la vie de Keynes », insiste Skidelsky. « Elle était là avant l'économie; et la philosophie des fins était présente avant la philosophie des moyens39 ». Très tôt, l'économiste a soumis l'éthique du philosophe à un examen philosophique approfondi dans deux textes inédits, « Miscellanea Ethica » et « Egoism », rejetant l'idée de Moore selon laquelle le bien aurait une existence objective. Pour Keynes, « le prédicat du bien est uniquement applicable aux états mentaux d'individus conscients40 ». Comme l'univers dans son intégralité est incapable d'états mentaux, « si on le considére comme un agrégat d'individus conscients, sa vertu doit être précisément égale à la somme des vertus des êtres qui le composent ». De fait, le bien maximum auquel nous devons tendre n'est pas « le bien de l'univers considéré comme un tout, mais plutôt la somme maximum des états d'esprit tournés vers le bien parmi les individus41 ».

  11. Il est quelque peu étonnant que l'appréciation de la beauté soit depuis le début et continue d'être si importante pour le futur économiste. Des commentateurs tels que Dostaler, Upchurch et Peter Mini ont poursuivi cette question en s'intéressant au soutien que Keynes apportait aux arts. Mais il reste quelque chose de plus profond en jeu dans le rôle de l'art qui échappe à beaucoup de commentaires. Selon Peter Mini, pour Keynes l'art ne faisait pas partie de la superstructure de l'économie mais constituait une de ses fins, de même que « les valeurs communautaires », extension des « affections personnelles »que l'on trouve chez Moore. Mais surtout, comme l'écrit M. G. Hayes dans sa critique de l'ouvrage de Dolaster, pour ce dernier, Keynes cherchait à « faire des arts le but essentiel d'une société civilisée », tendant vers un « ultime idéal qui embrasse les grands questionnements, tels que “à quoi sert l'économie et comment profiter de la liberté qui résulte de la prospérité” ? » « Dostaler traduit parfaitement la vision péricléenne de Keynes d'une civilisation où l'art est valorisé pour lui-même et non comme moyen », poursuit Hayes. Mais ceci rend-il Keynes complice de Bell qui insiste sur la dépendance de la civilisation péricléenne vis-à-vis de ses esclaves ?

  12. Dans le « document clef » de The Economic Consequences of Peace, qui selon Skidelsky « marque un tournant radical dans la pensée de Keynes, qui passe de l'hypothèse, héritée du dix-neuvième siècle, d'un progrès économique « automatique »garanti par des institutions libérales à la vision d'un futur où la prospérité devra être gagnée à la sueur du front et arrachée aux circonstances défavorables créées par la guerre42 », Keynes assure que le « système remarquable »de l'économie européenne d'avant-guerre

[…] dépendait pour sa croissance d'un double bluff ou d'une double tromperie. D'une part, les classes ouvrières acceptaient par ignorance ou impuissance, ou étaient forcées d'accepter, par la persuasion ou l'asservissement résultant de l'habitude, des conventions, de l'autorité et de l'ordre bien établi de la Société, une situation dans laquelle elles ne pouvaient réclamer qu'une très petite part du gâteau qu'avec la Nature et les capitalistes elles contribuaient à produire. Et d'autre part, les classes capitalistes avaient le droit de s'approprier la majeure partie du gâteau et étaient théoriquement libres de le consommer, à la condition tacite et implicite qu'en pratique elles n'en consomment qu'une toute petite part. […] Autour de la non-consommation du gâteau s'agrégèrent tous les instincts du puritanisme qui […] a négligé les arts de la production autant que ceux de l'agrément43.

  1. Loin d'être révolutionnaire, Keynes reconnaissait qu'une société construite sur des inégalités de répartition n'est pas seulement injuste, elle est aussi fragile. En encourageant les arts de la production via ceux de l'agrément et la consommation du gâteau, Keynes voulait encourager non pas simplement la consommation dans le sens strictement économique du terme : d'où son choix du mot « agrément » (et l'utilisation des guillemets par Roger Fry pour « consommé » dans « avant que l'art puisse être « consommé  » dans « Art and Socialism 44»). Au sens strictement économique, on peut « consommer » un livre en allant tout simplement l'acheter. Pour Keynes, l'agrément était lié à ce qu'il nommait « l'Idéal populaire », qui selon lui était détruit « par la surestimation du critère économique45 ». On peut voir dans la demande faite à l'Apostle Stuart que les professeurs de Cambridge donnent des cours au Mechanics' Institute de Nottingham un exemple de l'« idéal populaire » de Keynes. Posons comme principe hypothétique que l'agrément puisse être un des fruits de la production, mais également d'autres choses que la production, le travail, rend possibles. Le surplus (terme employé par Clive Bell) permet, du moins en principe, à celles et ceux qui produisent d'arrêter de travailler, de faire une pause afin de se faire plaisir. En tant qu'activité humaine, l'art devient l'idéal des activités humaines, soit comme plaisir résultant d'un travail soit comme travail plaisant46.

  2. Keynes, qui était au départ influencé par Moore, a donc conçu une économie dont l'organisation permet aux salariés d'avoir accès aux loisirs, élargissant par là la « classe de loisir » de Veblen. Plutôt que de prôner la « vie retirée, baignée d'ombres délicates » que Bertrand Russell trouvait conservatrice dans la reprise que Keynes faisait de Moore, les écrits économiques de celui-ci ont finalement donné à la philosophie de Moore une interprétation potentiellement radicale — certainement sous la pression de mouvements sociaux plus à gauche que lui, que ce soit les syndicats, le parti travailliste ou un large spectre de partis socialistes, partis marxistes inclus47 (la révolution russe de 1917 avait eu lieu juste deux ans avant la publication de The Economic Consequences of Peace) : cette interprétation permettait à Keynes d'envisager une future économie possible dans laquelle « le surmenage, la surpopulation et la sous-alimentation auraient disparu et les hommes […] pourraient alors se consacrer aux plus nobles exercices de leurs facultés48 », à la place d'une économie où seule une minorité jouissait de telles opportunités. Le contraste que David Bradshaw perçoit dans Voyage au phare entre « les images de luxueux appareils ménagers tels que le réfrigérateur » que « James découpe dans le catalogue » et « le labeur et les corvées de Mrs Bast et Mrs McNab49 » pourrait tout aussi bien souligner qu' un système économique était sur le point de changer : dans « Introductory Letter to Margaret Llewelyn Davies », publié en 193150, Woolf s'imagine en femme de mineur [Mrs Giles de Durham] « demandant ces appareils ménagers avec passion51 » et ce sont ces mêmes appareils dont le parti travailliste fit un objet de consommation pour les classes ouvrières en appliquant les politiques économiques de Keynes. La partie centrale du roman rend effectivement compte de l'importance du travail pour le maintien du train de vie de la famille Ramsay, ce que Ruskin avait déjà reconnu en 1873 dans la Lettre xxviii de Fors Clavigera: II adressée aux ouvriers, dans laquelle il liste en détail le travail effectué par les autres qui lui permet d'écrire cette même lettre — lui, l'« oisif » qui ne fait que jouer quand il « fait de l'esprit52 ». Au moment même où « Time Passes »  insiste sur les loisirs limités de Mrs MacNab, le texte la montre chantant au travail, « se baiss[ant] et [faisant] un bouquet pour le ramener chez elle. Elle le posa sur la table pendant qu'elle époussetait. Elle aimait les fleurs » (Voyage au phare, 492).

  3. Civilization a été publié la même année que To the Ligthouse, mais, comme nous l'avons vu, Woolf était au courant du projet de Bell depuis longtemps. Les critiques Shaffer et Bradshaw concourent à dire qu'un passage du roman contredit la position de Bell dans Civilization, — Bradshaw parle d'une « attaque surprise53 ». Dans l'extrait, Mr Ramsay s'interroge :

Si Shakespeare n'avait jamais existé, se demanda-t-il, le monde serait-il bien différent de ce qu'il est aujourd'hui ? Le progrès de la civilisation est-il tributaire des grands hommes ? Le sort de l'humanité moyenne est-il meilleur aujourd'hui qu'au temps des Pharaons ? Le sort de l'humanité moyenne est-il cependant, se demanda-t-il, le critère par lequel nous jaugeons la civilisation ? Peut-être pas. Peut-être l'accès au plus grand bien requiert-il l'existence d'une classe d'esclaves. Le liftier dans le métro constitue une nécessité éternelle. (Voyage au phare, 403)

  1. Cette éventualité « répugne » à Mr Ramsay. Aussi envisage-t-il une alternative dans la droite ligne des doctrines utilitaristes :

Il trouverait bien, pour s'y soustraire, un moyen de rejeter la suprématie des arts. Il soutiendrait que le monde existe pour l'humanité moyenne; que les arts ne sont qu'une décoration placée d'autorité à la cime de la vie; ils n'en sont pas l'expression; Shakespeare ne lui est pas non plus nécessaire. Ne sachant pas exactement ce qui le poussait à dénigrer Shakespeare et à venir au secours de l'homme qui se tient éternellement à la porte de l'ascenseur, il arracha une feuille à la haie. (403)

  1. Selon D. Bradshaw, la position de Mr Ramsay qui ne fait pas des arts une superstructure est l'« objection » que soulève Voyage au phare contre Clive Bell54 » et, selon Shaffer, un écho à « la réflexion [de Bell] sur la civilisation et l'esclavage55 ». Aucune des deux assertions ne semble défendable. Les idées soutenues par Clive Bell répugnent explicitement à Mr Ramsay. Mais Woolf était-elle prête à dire que l'Art était superflu, si ce n'est dans des moments de désespoir, comme dans un de ses derniers essais « The Leaning Tower » où, évoquant un « abîme » entre les classes dans lequel la littérature pourrait fort bien « s'effondrer » (La Tour penchée, 230), elle est « tentée de dire que l'Angleterre mérite de n'avoir aucune littérature » (230) ? Bradshaw soutient que la classe de loisir est « incarnée par le nonchalant Carmichael, poète à ses heures qui arbore une « vaste bedaine » (Voyage au phare, 371) et « passe son temps à faire des acrostiches56 ». Mais Woolf rejette-t-elle vraiment la production poétique de Carmichael, qui répondait à un besoin de l'après-guerre, parce qu'il « s'endormirait sur sa chaise-longue57 », position dans laquelle plusieurs membres du Bloomsbury Group furent photographiés ? L'idée n'est pas d'éliminer de tels loisirs mais plutôt de les développer.

  2. Les alternatives proposées par Woolf se situent entre l'interprétation élitiste que Bell fait de G. E. Moore et la position utilitariste que ce dernier rejette, c'est-à-dire entre une vision sociale selon laquelle les arts restent inévitablement la chasse gardée du petit nombre et une autre vision selon laquelle une société équitable ne peut se payer le luxe des arts et encore moins d'arts qui s'adressent à une élite. David Bradshaw soutient que « le tableau de Lily parvient à exprimer la vie telle qu'elle, en ce qu'il reconnait et incorpore le rôle central du travail, et qu'il symbolise, sur un mode plus visionnaire, la possibilité d'un changement dans la construction de la civilisation, lequel délaisserait le modèle qui valorise les œuvres des « grands hommes » au profit d' un modèle mettant « le sort de l'homme ordinaire58 » au premier plan. D'autres critiques ont vu une forme de ressentiment [en français dans le texte] dans le rejet des grands hommes par Mr Ramsay. L'œuvre woolfienne offre une troisième alternative dans la droite ligne de la position de Keynes.

  3. La défense de Mr Ramsay en faveur du sort de l'homme ordinaire dont il fait la mesure-étalon de la civilisation implique l'étrange idée « que le monde existe pour l'homme ordinaire », sous-entendant par là que les arts (comme produits de la grandeur) sont superflus. Cette proposition prend une nouvelle dimension si on la rapporte à l'esthétique dualiste que Woolf emprunte à Roger Fry : celui-ci assurait que « les apparences révélées par les recherches impressionnistes constituent » « la matière première sur laquelle s'appuie le Post-Impressionniste (il parle ici de Seurat)59 ». Le Post-Impressionnisme n'efface pas l'Impressionnisme mais le complète. De la même manière, dans son roman, Woolf conserve une place pour cet impressionnisme qui saisit la « vie », mot qui dans le vocabulaire woolfien prend le sens d'expérience sensible et d'apparence.

  4. L'impressionnisme woolfien rend compte de l'existence du monde pour un esprit ordinaire par le biais de ces « états de contemplation et de communion ardents et intemporels, à peine reliés à l'« avant » ou à l'« après60 » que Keynes reconnaît comme sa dette à l'égard de Moore. Woolf représente ses consciences fictionnelles au moment où elles font l'expérience du plus grand bien tel que le définit Moore, comme lorsque Mrs Ramsay, après avoir couché les enfants, « pouvait être elle-même, seule enfin. C'est bien cela dont maintenant elle éprouvait souvent le besoin: penser; enfin, penser, même pas. Être silencieuse; être seule » (Voyage au phare, 421). Le plaisir de profiter du « moment » fait écho au rejet, chez Keynes, de l'austérité et de l'épargne, à son programme de consommation immédiate, non pas dans son sens restreint et économique, mais plutôt comme plaisir procuré par les fruits du travail. Les « séries de moments ardents et isolés61 » que Bertrand Russell estimait incompatibles avec l'éthique de Moore sont discontinues dans la vision woolfienne, non pas parce que celui ou celle qui en profite s'est définitivement retiré du monde, mais parce que l'homme ordinaire ne fait pas l'expérience de plaisirs ininterrompus. Il est intéressant de noter que dans « Miscellanea Ethica » le jeune Keynes avait affirmé qu'« en termes de calcul moral, notre seule et unique unité est l'état d'esprit de chaque individu62 ». Ainsi la civilisation pourrait davantage dépendre des moments où celles et ceux qui gagnent leur vie interrompent leur travail plutôt que d'une classe constamment oisive vivant de ses rentes. Dans « Middlebrow63 », Woolf note que les « non intellectuels », « engagés de manière magnifique et audacieuse à traverser la vie à toute allure à la poursuite d'un revenu64 […] ne peuvent se voir. Pourtant, rien ne compte plus au monde pour eux […]. Et les intellectuels sont les seuls qui puissent leur montrer » car « ils sont les seuls à ne rien faire, ils sont les seuls à voir les choses se faire65 ». Dans Trois guinées, se plaçant sur l'autre bord, aux côtés de celles qui n'ont pas de loisirs, elle répond à l'hypothétique objection des « filles d'hommes cultivés » qui feraient valoir qu'« elles n'ont pas le temps de réfléchir »: « les filles d'hommes cultivés ont toujours réfléchi au gré des moments qui le rendaient possible; elles ne se sont pas livrées à l'exercice de la pensée devant des tables de travail, dans le cloître d'une université réservée à l'élite. Elles pensaient alors qu'elles faisaient la cuisine, balançaient le berceau » (Trois Guinées, 130-1). En fait, l'objet de cette réflexion est liée au type de civilisation que Clive Bell réserve à l'élite, qui ne « cesse de se demander quelle est cette civilisation qui est la leur ». Dans « Introductory Letter to Margaret Llewelyn Davies », Woolf note que « dans les rêves [des travailleuses] il n'y a pas de collines grecques ni de baies méditerranéennes66 ». Elles ne peuvent pas « téléphoner pour réserver une place d'opéra peu cher mais néanmoins convenable », car les beautés de la nature et de l'art que l'élite de Bell chérit sont hors de leur portée. Elles n'ont que « des petits bouts  de temps libre » pendant lesquels « dans la cuisine, elles écrivent » (238). Ainsi Mrs MacNab transgresse la loi de la maison abandonnée pour cueillir ses fleurs — « C'était dommage, de les laisser perdre » (Voyage au phare, 492) — mais doit attendre d'avoir terminé ses tâches domestiques pour pouvoir enfin en profiter.

  5. Même pendant le travail, s'ouvre au cœur du « moment » cet espace préservé, un instant de disponibilité au-delà du repos au sein duquel la réflexion peut advenir, dans un de ces états d'esprit chers à Moore : tel ce moment qu'invoque John Ruskin dans Les Pierres de Venise lorsque l'ouvrier s'arrête un instant pour réfléchir et que sa main tremble, laissant une marque de sa pensée sur son ouvrage pareille au « frisson nerveux qui, selon R. Fry, distingue le pot fait main de celui qui est manufacturé » (Roger Fry, 242). Ou comme cette recherche de la variété dans la production qui, d'après William Morris, cité dans Mrs Dalloway, « marque toute besogne au sceau du plaisir ». « [L]orsque Sally lui avait donné un livre de William Morris, il avait fallu l'envelopper dans du papier d'emballage » (Mrs. Dalloway, 229), se souvient Clarissa, mettant en évidence son message révolutionnaire. L' état d'esprit de chacun acquiert une valeur intrinsèque — une valeur en elle-même — digne d'être saisie par l'art. Car « le monde existe » pour l'homme ordinaire.

  6. Woolf représente de multiples moments comme ceux-ci lorsque ses personnages marquent une pause « même au milieu de la circulation » (Mrs. Dalloway, 206): Clarissa Dalloway à sa fenêtre, Mrs Ramsay pendant le dîner, « immobile » à la table, ou plus tard lorsqu'elle tient « dans ses mains un instant » le bas de laine qu'elle tricote et qui « pendille » (Voyage au phare, 423), ressentant un bonheur exquis à mesure que faiblit la couleur de la mer. Ce sont des moments où un personnage est profondément ému par la beauté de la nature ou par un autre personnage. A ceux-ci s'ajoutent d'autres moments où l'objet  est une œuvre d'art, comme lorsque William Bankes jauge la toile de Lily Briscoe. Mais on trouve des exemples plus modestes des beautés de la création artistique: la coupe à fruits de Rose, dans laquelle le regard de Mrs Ramsay met « en opposition un jaune et un violet, une forme courbe et une forme ronde » (463), ou le Bœuf en Daube, provençal comme Cézanne, œuvre d'une cuisinière anonyme, dont Mrs Ramsay, plongée dans ses pensées, contemple « le mélange d'appétissantes viandes jaunes et brunes, [les] feuilles de laurier, [le] vin » (456). Lorsque Septimus se souvient de sa rencontre avec Rezia, « la gaie, la frivole, celle qui avait des petits doigts d'artiste qu'elle écartait en disant “Tout est là-dedans” » (Mrs. Dalloway, 273), Rezia apparaît à la fois comme une artiste et une experte — « “Magnifique !” murmurait-elle, attirant l'attention de Septimus d'un coup de coude » (273). Il s'agit ici non seulement d'un moment de plaisir paisible mais aussi d' un moment de création et d'interaction entre l'artiste et son public. Si, comme cela a souvent été dit, la ballerine russe et épouse de Keynes, Lydia Lopokova, a servi de modèle pour le personnage de Rezia, ici l'art noble du Ballet Russe a été remplacé par le talent de la chapelière, un de ces arts modestes qui devrait, selon Woolf, « être enseigné dans les  universités pauvres » (Trois Guinées), tout comme l'artisanat des Omega Workshops67.

  7. G. E. Moore avait parlé quasi exclusivement de « plaisir » en opposition à la production artistique et Clive Bell, comme l'a montré Leonard Woolf, fait de l'expert et non de l'artiste la pièce maîtresse de la civilisation. Dans Art, Bell argue du fait qu'il est mieux pour l'artiste d'être « libre mais non financé68 » car c'est celui qui ne produit pas qui doit bénéficier de moyens pour financer son loisir. Dans son article, Leonard Woolf résume la position de Clive Bell non sans quelque ironie: « Il assure que la civilisation n'existe que dans le cercle restreint des rentiers, de ceux qui ne produisent pas et qui poursuivent un plaisir guidé seulement par la raison et leur sens des valeurs. L'homme civilisé n'est pas celui qui crée, l'artiste ou le penseur, mais le connaisseur et critique, l'homme de goût et de bonnes manières, l'abeille mâle de la ruche humaine, qui sait goûter, avec une sensibilité exquise sans être trop sérieuse, les plaisirs jugés convenables, le Banquet de Platon, un paysage de Cézanne ou une « demi-mondaine délicieusement civilisée69 ». Par contre Keynes a envisagé une économie et une société qui puissent garantir assez de temps libre pour tous afin non seulement de goûter les plus hautes formes du bien que sont la camaraderie et la beauté mais également de créer des œuvres d'art. Cela impliquait un soutien institutionnel pour les artistes. « Les artistes dépendent du monde dans lequel ils vivent et de l'esprit du temps. Il n'y a aucune raison de croire qu'il naît moins de génies nationaux dans les temps dépourvus de chef d'œuvre que pendant ces brèves périodes où presque tout ce que nous chérissons a été inventé70 », soulignait l'économiste. D'où l'importance de l'existence d'institutions promouvant l'éducation et les arts, institutions qui n'avaient à pas justifier de leur existence par leur rentabilité mais devaient au contraire être financées.

  8. Woolf s'intéressait elle aussi, bien sûr, aux conditions sociales qui rendaient la production artistique possible. Sa vision d'un art à la fois produit et apprécié par les masses apparaît dans sa version la plus aboutie dans son dernier texte, Between the Acts. La critique a souvent avancé que la présence du pageant dans le roman, et dans le modernisme britannique tardif en général, pouvait se lire comme une réaction au front populaire71, qui était lui-même une réponse aux politiques culturelles fasciste et nazie ainsi qu'à l'effort de guerre et au renouveau de ferveur patriotique72. T. S. Eliot avec The Rock ainsi qu'E. M. Forster avec « Arbinger Pageant » et England's Pleasant Land ont écrit des pièces sous forme de pageants dans les années trente. Il me semble que rien ne peut contredire ces lectures du rôle politique du pageant dans le roman de Woolf. Je voudrais simplement souligner que dans l'entrecroisement entre ce style de représentation théâtrale, le climat politique de l'époque et les tentatives de Keynes pour envisager une économie incorporant une politique culturelle qui ménagerait une place pour les arts publiques (ainsi que leur soutien, « car ces  projets ne peuvent pas être pleinement réalisés s'ils dépendent d'une motivation de rentabilité et de succès financier73 »), on peut lire un prolongement de l'éthique de Moore. Le pageant, avec les cérémonies et les processions publiques, réunissait le « bien » des relations humaines et le « bien » de la beauté. Dans « Art and the State », publié en 1936, John M. Keynes écrit :

plus importants encore que les monuments éternels empreints de dignité et de beauté, à travers lesquels chaque génération se doit d'exprimer l'esprit de son temps pour mieux le représenter dans le cortège des âges, sont les cérémonies, spectacles et divertissements éphémères à travers lesquels l'homme de la rue peut éprouver du plaisir et se distraire une fois le travail accompli et qui peuvent lui faire ressentir, plus que tout autre chose, qu'il ne fait qu'un avec la communauté à laquelle il appartient, et qu'en cela il est meilleur, plus talentueux, plus remarquable et plus libre qu'il ne saurait être tout seul74.

 

  1. L'article de John M. Keynes a été publié après le pageant de T. S. Eliot mais avant Entre les actes qui semblerait avoir été conçu en 1938. L'expression de Keynes, « le cortège des âges » pourrait cependant faire écho à une phrase de Virginia Woolf, et témoigner ainsi d'une conscience plus générale du rassemblement public. Woolf utilise souvent le terme « cortège », non seulement pour des cortèges ou manifestations « avec bannières » (La Chambre de Jacob) proprement dits mais également pour caractériser le mouvement des foules dans la ville et, de manière plus métaphorique, le passage du temps et de l'histoire dans La Chambre de Jacob, Mrs Dalloway, Les Années, Trois guinées et enfin dans Entre les actes, précisément en lien avec le pageant75.

  2. « Qu'est-ce qui peut expliquer la reprise de ce genre étrange et anachronique », avec son « amateurisme flagrant, ses scènes costumées et son condensé historique ? » demande Esty à propos du pageant, pour répondre ensuite qu'« alors que les masses s'affirmaient sur les scène à la fois littéraires et politiques de l'Europe, les reconstitutions historiques furent adaptées pour jouer le rôle du genre qui assure une harmonie insulaire et sociale76 ». Keynes considérait également que ces « spectacles et cérémonies publiques » « étaient quasiment tombés en désuétude77 ». Du « petit nombre dont nous avons hérité et que, souvent dans un esprit d'antiquaire, nous avons conservé comme des curiosités surannées », l'économiste déplore qu'« aucun de ceux que nous ayons inventés ne nous représente vraiment ». Son appel à une refondation moderniste du pageant semble mettre de côté ceux de T. S. Eliot et d'E. M. Forster et s'apparente peut-être à un défi lancé à Virginia Woolf.

  3. Si le but était la collaboration des classes, c'était certainement en réponse aux mouvements ouvriers et le signe d'une reconnaissance de leur pouvoir. Car les syndicats britanniques ont sans doute maintenu en vie les reconstitutions historiques et non pas comme un outil d'unité de classe78, comme l'avaient fait les grands mouvements populaires dans l'entre-deux-guerres, qui organisaient des cérémonies publiques à grande échelle79. « Il me semble que le regain d'attention pour [les rassemblements populaires] renforce les dictatures de la Russie, de l'Allemagne et de l'Italie » et « affaiblit les démocraties de la France, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne80 », écrit John M. Keynes. Il reconnait leur pouvoir, peut-être en effet comme moyen de réconciliation des classes: « Y en a-t-il parmi nous qui puissent se dire insensibles à toute émotion lorsque l'occasion se présente pour les habitants d'une même ville de se retrouver ensemble pour une célébration, pour l'expression d'un sentiment commun, ou même pour le simple partage d'un plaisir élémentaire ? Sommes-nous convaincus que cette émotion soit barbare, enfantine ou néfaste ?81 ». Car les cérémonies publiques « pourraient dans une certaine mesure s'avérer être un autre moyen de satisfaire l'insatiable désir humain de solidarité82 ».

  4. Mais, selon John M. Keynes, même en tant que manifestation d'une unité sociale, « ces émotions de masse peuvent être extrêmement dangereuses » si elles font montre « d'un esprit national ou racial agressif83 », conçues comme elles le sont souvent par un pouvoir qui s'affiche pour impressionner la populace. La Grande guerre avait montré avec quelle rapidité  la population, sans distinction de classe, pouvait être emportée par de telles émotions et la montée du fascisme ne fit que confirmer la chose. Dans Mrs Dalloway, lorsque la limousine qui transporte une figure de pouvoir anonyme passe, la foule est inconditionnellement « prête » à « servir [le] souverain à la gueule du canon si besoin était » (Mrs. Dalloway, 217) avec la même vénération que la bonne société de Mayfair rassemblée lors de la soirée de Clarissa montre à l'égard du premier ministre. Seul Septimus est à contre-courant.  Mais dans « Hunting the Highbrow », publié en 1927, Leonard Woolf souligne un risque plus salutaire que le chauvinisme, arguant du fait que les périodes d'extrême « souffrance humaine », où les gens sont amenés à « réfléchir aux causes de leur détresse », encouragent la pensée radicale, et « rien n'est plus dangereux que la pensée appliquée à la structure de la société84 ».

  5. Between the Acts a été conçu dans une telle période. Le pageant qui en est le cœur même donne une nouvelle dimension au débat cherchant à déterminer quelle classe sociale constitue le « noyau » (pour reprendre le terme de Clive Bell) de la civilisation. Le grand nombre de participants nécessaires inclut de fait le public comme participant actif, acteur même, et non pas comme spectateur ou lecteur passif. La forme elle-même de la représentation est issue de la tradition populaire. « L'échelle de ces productions était telle que le ratio acteur/spectateur n'était pas loin d'approcher un pour un. L'affiche pour le pageant de Chester en 1910, par exemple, annonçait trois mille acteurs et proposait quatre mille places pour les spectateurs », affirme Esty. « Souvent pas moins d'un tiers des habitants d'une ville participait à la reconstitution historique85 ». Esty cite « un enthousiaste se vantant de ce que le pageant avait “considérablement augmenté la somme totale des artistes dans le monde”. […] La reconstitution historique ne satisfaisait pas seulement le désir de la gauche littéraire de trouver des formes d'expression plus populaires mais elle faisait écho à l'ambition avant-gardiste qui de tout un chacun — et donc de personne —  voulait faire un artiste86 ».

  6. C'est avec le pageant historique de Between the Acts, ainsi qu'un autre pageant,  resté inachevé celui-ci et « publié à titre posthume87 » dans « Anon » et « The Reader », tous trois prenant la forme d' une histoire littéraire, que Virginia Woolf réfléchit à la propriété de la production littéraire et culturelle en général. Selon Harker, son récit des origines de la culture est ancré dans l'individualisme, contrairement à celui de « la gauche du front populaire », qui voyait souvent « les origines de la culture dans le travail collectif […] dans les rythmes des corps au travail88 ». Pour Harker, leurs pageants « représentent le futur socialiste qu'entrevoyait le front populaire, à savoir comme un moment où la culture s'éloignerait de son aliénation capitaliste pour revenir au travail89 ». Harker se réfère ici probablement aux remarques de Karl Marx à propos de l'aliénation de l'ouvrier au travail. « L'ouvrier […] ne se sent vraiment lui-même que pendant son temps libre, alors qu'au travail il se sent dépossédé. Le travail n'est pas volontaire, c'est un labeur imposé et contraint90 ». Mais le travail non-aliéné exclut-il le temps « libre » ou l'exige-t-il ? « Anon » apporte une réponse en proposant un autre scénario sur l'origine de la culture. Le texte évoque une forêt vierge résonnant de chants d'oiseaux. L'arbre de Berkeley qui s'écrase dans la forêt se transforme en chant de la nature qui atteint les premières oreilles humaines, celles d'un chasseur. Woolf se demande si « le désir de chanter » est venu « à un de ces chasseurs parce qu'il avait entendu le chant des oiseaux, et avait alors appuyé quelques instants sa hache contre un arbre » (Anon, 382). Selon Harker, « Woolf a préféré imaginer que le cours de la culture prend son origine dans le repos de ce chasseur primitif; le chant de « Anon » ne trouve pas sa source dans le travail collectif mais dans celui de l'individu chasseur faisant halte ; à l'appui de cette proposition, elle cite un chant médiéval: « Près d'une berge je reposai/plongé seul dans mes pensées, hey ho !91 ».

  7. Si l'on se place dans une perspective ultérieure au front populaire, avec en mémoire les camps de travail et, plus récemment, la réapparition du travail et de la traite des enfants, il n'est pas si aisé de ne pas considérer cette vision d'une culture qui s'origine dans un court moment de pause comme la vision d'un individualisme bourgeois92. Virginia Woolf imagine ce temps libre comme le fruit d'un surplus d'énergie, reste de celle dépensée au travail — la nécessité ne contraint pas le chasseur de continuer à chasser. De même, Friedrich von Schiller écrit que « ce n’est certainement pas le cri du désir que nous percevons dans le chant mélodieux de l’oiseau » et il estime que l'« exigence du superflu » ou le jeu [den Zwang des Überflusses oder das physische Spiel] émane de ce qu'il appelle la « force inactive » [die müssige Stärke], c'est-à-dire cette capacité que le travail laisse inutilisée à « se créer elle-même un objet », comme lorsque le lion « remplit d’un rugissement audacieux le désert qui en répercute l’écho et que son énergie exubérante jouit d’elle-même en se dépensant sans but93 ». On pourrait ainsi voir le capitalisme mondialisé, avec ses travailleurs qui jadis profitaient d'un repos et d'une retraite gagnés à la sueur de leur front, désormais forcés de concurrencer ceux qui sont pressés par le besoin, sous le joug d'une demande accrue de productivité, comme plus que jamais privé de ce petit surplus d'énergie, cette valeur ajoutée qu'autrefois on  accordait aux travailleurs à contrecœur, de façon à satisfaire la demande continuelle de profits accrus, et permettant donc d'autant moins de bénéficier des avantages de la civilisation.

  8. Harker et Esty conçoivent la question comme une opposition entre l'individuel et le collectif. Harker parle de « l'incapacité et de la réticence de Virginia Woolf à conceptualiser les formes culturelles de « Anon » comme une réalisation collective94 ». Car le travail et la collectivité sont conjoints. De son côté, Esty voit chez elle une évolution qui part de la subjectivité individuelle pour aller vers une tradition collective. « Alors que Woolf, dans les temps du haut modernisme, tendait à rendre compte par des transcriptions mentales d'impressions éphémères et particulières, ici elle rend compte par des transcriptions mentales des mots, chants, expressions et images d'une archive culturelle durable95 ». « L'intérêt de Virginia Woolf est passé de la production privée (“j'ai eu ma vision”) à une réception collective (je leur ai “fait voir96”) ». En outre, selon Esty, la production privée n'est pas originaire dans l'histoire littéraire que propose Woolf; elle est le résultat de l'ultime remplacement du système médiéval. « Le théâtre en plein air d'une Angleterre du temps jadis — que Woolf associe avant tout au pageant — fut lentement mais inévitablement remplacé par ce qu'elle nomme le « théâtre de l'esprit97 », ce que d'après Esty, Woolf tente de renverser dans Between the Acts. Le critique conclut néanmoins que « si l'invocation woolfienne de rituels nationaux modifie le roman de conscience moderniste, ce changement relatif en termes de style ne signale pas pour autant une soudaine transformation des valeurs qui après avoir prôné l'“individuel” prôneraient le “collectif”98 ».

  9. Il est de fait certain que Woolf réfléchissait à l'œuvre collective de la culture même si elle n'employait pas ces termes-là. Dans Une chambre à soi elle avait déjà résolu le dilemme de Mr Ramsay, avait objecté à son dénigrement de Shakespeare et des arts en lui opposant l'alliance androgyne du poète et de sa sœur imaginaire, et leur assimilation des « vies de [leurs] précurseurs anonymes » — elle qualifie alors l'esprit de Shakespeare de « poreux ». « Car les chefs-d'œuvre ne sont pas nés seuls et dans la solitude; ils sont le résultat de nombreuses années de pensée en commun […] de sorte que l'expérience de la masse se trouve derrière la voix d'un seul » (Une chambre à soi, 98). Mais sa conception de la communauté et du travail collectif n'exclut aucunement l'assimilation solitaire de la tradition. C'est ce que sous-entend sa déclaration ultérieure dans « Anon », qui insiste sur le fait que « le public lui-même était le chanteur » (Anon, 382). D'abord auditeur, Anon se transforme en chanteur solitaire — « un de ces chasseurs » et son chant est entendu par « quelqu'un » (je souligne). Chanteur et public transmettent le chant de telle sorte que le public devienne un maillon de la chaîne de chanteurs, non pas tous solitaires ni tous fondus en une seule voix collective, mais selon une alternance entre des moments où l'individu solitaire s'immerge dans la foule et d'autres où il ou elle se retire pour méditer sur ce que la pluie d'atomes lui a transmis. C'est un aller-retour permanent entre l'espace privé et l'arène publique — Clarissa qui se mêle aux passants dans les rues de Londres puis se retire à l'étage, dans sa chambre.

  10. Car la dichotomie courante entre l'individuel et le collectif esquive trop facilement le libre plaisir de l'individu au cœur du collectif. Quoi qu'il en soit, il me semble que Virginia Woolf n'était pas prête à affirmer que si Mrs McNab chantait « au milieu de ses embardées, tandis qu'elle époussetait, essuyait » (Voyage au phare, 486), elle aurait dû être satisfaite par cet élan esthétique dans le labeur, même si le collectif incarné par Mrs Bast et son fils, qui « savait se tenir, devant le travail » (497), l'avait rejointe. Comme Mrs Ramsay, elle aussi a besoin d'un moment pour être elle-même, seule. Harker parle comme d'« un phénomène courant dans la fin des années trente du repli imaginaire fuyant le vertige du présent pour embrasser une ère que, dans « The Leaning Tower », Woolf compare à « de longues vacances estivales99 ». Jusqu'à ce que, comme le révèle « Time Passes », « durant […] les longues journées d'été […] se produisirent plus tard dans l'été des bruits inquiétants » (Voyage au phare, 489). Mrs Dalloway et Voyage au phare se déroulent au cours de longues journées estivales. Il est vrai qu'on peut y lire la nostalgie de classes aisées qui ne sont plus vraiment assurées de leurs loisirs, ainsi que le signale, selon David Bradshaw, la présence de l'équipement de vacances éparpillé dans la maison abandonnée de « Time Passes ». Mais la nuit d'été de Between the Acts, qui renvoie à la vieille Angleterre, pourrait tout aussi bien réveiller les vieux souvenirs d'une autre classe sociale — tous les souvenirs d'un passé plus glorieux n'impliquent pas un « repli imaginaire » politiquement régressif, une amnésie bucolique. On retrouverait alors les protestations de l'artisan qui a perdu son temps libre telles qu'elles sont représentées dans The Making of the English Working Class d'E. P. Thompson, qui fit grand bruit en son temps. Il commence son célèbre chapitre sur « Les Tisserands » par: « l'Histoire des tisserands au dix-neuvième siècle est hantée par la légende de temps meilleurs », car, entre autres, ils bénéficiaient de « temps libre substantiel100 ». Un des grand thèmes de la pastorale anglaise depuis le milieu jusqu'à la fin du dix-huitième siècle — « Elegy Written in a Country Churchyard » de Thomas Gray ou « The Deserted Village » d'Oliver Goldsmith par exemple — était la disparition de ce que William Morris appellera plus tard le travail qui contient en son sein l'« espoir du repos101 ». Dans « La Chanson de la nourrice » de William Blake, à la tombée de la nuit, la nourrice appelle les enfants qui jouent dans le pré communal — « cessez vos jeux » —, dans ce monde prélapsarien et préindustriel, puis cède et leur permet de prolonger leurs jeux en leur disant « Bien, bien, jouez avant la fin du jour102 », alors que dans le monde d'après la Chute des Chants de l'Expérience, elle leur assène « vos jeux rendent vains votre printemps et votre jour103 ». Le jeu, terme si central dans les esthétiques de Frederich von Schiller et de William Morris et si dépendant chez Schiller de l'idée de surplus d'énergie qui a certainement influencé D. Ricardo et Karl Marx, n'apparaît jamais dans l'éthique de G. E. Moore mais pourrait bien être un synonyme de ce qu'il définit comme un bien en soi.

 

  1. J'ai concentré mon étude sur l'influence philosophique de G. E. Moore sur John M. Keynes et Virginia Woolf, sachant que d'autres influences ont été également déterminantes pour chacun d'eux. A. Zwerdling avance que malgré « son auto-satisfaction apparente, Civilization est en fait un symptôme de l'anxiété et de l'hostilité des classes aisées à la suite de la Grève générale de 1926 et de la démocratisation de la société britannique au sortir de la guerre » et que la « crainte [de Clive Bell] que ne puisse survivre l'aristocratie intellectuelle se retrouve également dans l'œuvre de Keynes. En tant qu'économiste, celui-ci a fourni une alternative conceptuelle à cette irrémédiable pagaille qu'étaient selon lui les théories économiques de Marx104 ». La lutte des classes avait obtenu des concessions de la part des classes capitalistes dirigeantes auxquelles les théories économiques défensives de Keynes avaient donné forme. Si on se place en 1986, date à laquelle l'ouvrage de Zwerdling fut publié, alors que la plupart de ces mêmes concessions, désormais institutionnalisées, étaient toujours en place, et que subsistait un fort mouvement ouvrier (bien que, sous la présidence de Reagan aux Etats-Unis et sous le gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne, tous deux aient fait l'objet d'attaques en règle — la grève des mineurs qui avait duré un an en Angleterre s'était soldée par une défaite en 1985), c'est sans doute le triomphe du pouvoir réformateur sur les élans révolutionnaires qui a le plus frappé les sympathisants de ce combat. Mais si on se place en 2012, on est davantage frappé par les concessions qu'étaient prêts à faire ceux qui étaient hostiles au marxisme de nombre des jeunes membres du Bloomsbury Group105, les deux fils de Clive Bell inclus. Les circonstances ont forcé John M. Keynes à reconnaître que la vie intellectuelle qu'il souhaitait préserver pouvait seulement survivre si elle était équitablement distribuée. Si déjà les ouvriers d'aujourd'hui reviennent sur le passé récent où il y avait davantage de temps libre, doit-on prendre cela pour de l'amnésie ? Ou est-ce que les esclaves salariés de demain seront également hantés par les souvenirs de jours meilleurs, des congés payés, de l'éducation gratuite dans des universités publiques, des congés sabbatiques, des retraites, des formations à l'emploi et des congés de formation, tous autant de produits des théories économiques de Keynes, sans doute, tous permettant un partage plus équitable du temps libre dans une société dont les fins n'étaient pas la maximisation du profit mais le plaisir procuré par une certaine version de ce que Moore entendait par ces biens en eux-mêmes ? Mais pendant que nous scrutons notre propre nuit dans « Time Passes », qui peut dire ce que le futur nous réserve ?

 

Traduit par Adèle Cassigneul

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  • Woolf, Virginia. Instants de vie. Trad. Colette-Marie Huet. Paris : Stock, 2006.

  • Woolf, Virginia. « Introductory Letter to Margaret Llewelyn Davies ». Essays of Virginia Woolf: 5: 1929-1932. Éd. Stuart N. Clarke. Londres : Hogarth Press, 2009. 225-241.

  • Woolf, Virginia. « Middlebrow ». Collected Essays. 196-203.

  • Woolf, Virginia. Mrs. Dalloway. Trad. Pascale Michon. Paris : Le Livre de Poche, 1993.

  • Woolf, Virginia. Roger Fry: A Biography. New York : Harcourt Brace Jovanovich, 1940.

  • Woolf, Virginia. « La Tour penchée ». L'Art du roman. Trad. Rose Celli. Paris : Points signature, 2009. 204-32.

  • Woolf, Virginia. Trois Guinées. Trad. Viviane Forrester. Paris : Éditions des femmes, 1977.

  • Woolf, Virginia. Une chambre à soi. Trad. Clara Malraux. Paris : 10/18, 2011.

  • Woolf, Virginia. Voyage au phare. Trad. Magali Merle. Paris : Le Livre de Poche, 1993.

  • Zwerdling, Alex. Virginia Woolf and the Real World. Berkeley : University of California Press, 1986.

1 V. Woolf, Voyage au phare, 462.

2 G. E. Moore, Principia Ethica, 188. (Les citations des titres anglais sont de nos soins, sauf indication contraire — AC).

3 G. E. Moore, Principia Ethica, 89). « “Valeur” » est le terme que j'emploie pour désigner la réalité intrinsèque d'un événement. La valeur est un élément qui est la fibre même de la vision poétique de la nature », poursuit Whitehead. (A. N. Whitehead, Science in the Modern World).

4 Formule que, curieusement, William Morris désigna comme « argotique » dans The Art of the People: An Address Delivered before the Birmingham Society of Arts, February 19th, 1879. « Art for art's sake » (1836) est la traduction anglaise de l'expression française l'Art pour l'Art.

5 « L'Art pour l'Art » est probablement apparu dès la première décennie du dix-neuvième siècle, au moins en 1835 avec Théophile Gautier.

6 Dans un discours du même titre adressé en 1949 à l'Académie américaine des arts et des lettres de New York. E. M., « Art for Art’s Sake ».

7 G. E. Moore, Principia Ethica, 27.

8 B. Russell,  The Collected Papers of Bertrand Russell, 567.

9 B. Russell, The Autobiography of Bertrand Russell, 70.

10 Russell introduit le paragraphe qui suit par ces mots : « Keynes a fui cette atmosphère pour le vaste monde ».

11 N. Griffin, « Moore and Bloomsbury », 93.

12 B. Shaffer, « Civilization in Bloomsbury », 78 n.30.

13 C. Bell, Civilization, 210.

14 Ibid., 215.

15 Ibid., 221. Comme beaucoup l'ont souligné, les « cinq cent livres par an » dont a besoin la romancière décrite par Woolf sont une rente.

16 Ibid., 210, 220.

17 Cité dans Q. Bell, Virginia Woolf: A Biography: 2, 137.

18 J. M. Keynes, The Collected Writings: 10, 446.

19 J. M. Keynes, The Economic Consequences of Peace, 15, 18, 19.

20 Ibid., 20.

21 R. Skidelsky, John Maynard Keynes: Hopes Betrayed, 402.

22 En fait, Bell voulait limiter les revenus. Il suggère de « se débarrasser de cette anomalie barbare, l'individu vivant de plus de trois mille livres par an ». En outre, la classe de loisir « devrait avoir des ressources suffisantes mais sans plus » et aucun de ses membres ne devrait être autorisé à « augmenter ses ressources ». « Dans mon état, [on devrait partager] l'excédant de richesse potentielle […] entre le bien-être matériel — divertissements et produits de base — et le temps libre ». Ainsi le temps libre devient l'ultime richesse.

23 Par contraste, pour Bell « la connaissance n'est pas un moyen direct pour atteindre au bien comme fin ».

24 J. Stuart, A Letter on University Extension, 1.

25 A. Zwerdling, Virginia Woolf and the Real World, 101.

26 B. Shaffer, “Civilization in Bloomsbury,” 83, n. 40

27 Ibid., 83, n. 39.

28 T. Veblen, The Theory of the Leisure Class, 38.

29 C. Bell, Civilization, v.

30 Ibid., 210.

31 L. Woolf, « World of Books: Civilization », 331.

32 Equality de R. H. Tawney prend Civilization pour cible (A. Zwerdling, Virginia Woolf and the Real World, 102).

33 L'éthique moorienne est une forme de réalisme: le bien a une existence objective. On peut concevoir comment cela a pu séduire les artistes de Bloomsbury, bien que la conception de l'art chez Moore soit limitée, de façon fort curieuse, à l'art figuratif et teintée d'un réalisme platonicien : « la contemplation émotive d'une scène de la nature, en supposant que ses qualités soient toutes également belles, est d'une certaine manière bien supérieure à celle d'un paysage peint: nous pensons que le monde n'en serait que meilleur s'il était possible de substituer aux plus belles œuvres d'art figuratif des objets réels d'une beauté qui les égalerait ». La musique mise à part, il n'y a en fait que très peu de traces de l'intérêt de Moore pour l'art.

34 L'attaque de Moore contre le principe du plus grand bonheur théorisé par Bentham et Mill n'est pas spécifiquement dirigée contre l'idée que le bien devrait être général mais contre l'idée que le plaisir serait le plus grand bien.

35 G. E. Moore, Principia Ethica, 107.

36 Ibid., 189.

37 G. E. Moore, Principia Ethica, 107.

38 Voir Gilles Dostaler, Keynes and His Battles, Cheltenham: Edward Elgar, 2007.

39 R. Skidelsky, John Maynard Keynes: Hopes Betrayed, 133.

40 Moore assure que « la simple existence du beau semble avoir une valeur intrinsèque ; mais il me semble indubitable que le Professeur Sidgwick avait jusqu'ici raison […] que la simple existence du beau n'a une valeur, si infime qu'elle en devient négligeable, qu'en comparaison avec ce qui s'attache à la conscience du beau ». (J. B. Davis, « Keynes's Critiques of Moore », 75).

41 Selon Davis, « Moore passe l'intégralité du troisième chapitre » d'Ethics, « à argumenter que le prédicat « bien » ne s'applique que de manière oblique aux états mentaux des individus en raison du fait que le bien est une qualité qui a une existence objective dans le monde qu'on le perçoive dans des actes d'intuition morale ou non ». Voir également Davis, Keynes's Philosophical Development, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.

42 R. Skidelsky, John Maynard Keynes: Hopes Betrayed, 40.

43 J. M. Keynes, The Economic Consequences of Peace, 19-20.

44 R. Fry, Vision and Design, 70.

45 J. M. Keynes, The Collected Writings: 10, 446.

46 Dans le chapitre « Sundry Observations on the Nature of Capital », Keynes écrit: « Je sympathise donc avec la doctrine pré-classique selon laquelle tout est produit par le travail […] ». C'est Keynes qui souligne (cité dans Dillard, 632).

47 La Fabian Society de Sydney et Beatrice Webb, qui comptait parmi ses membres George Bernard Shaw et les Woolf, fut fondée en 1884, la même année que la Social Democratic Federation (S. D. F.) d'Henry Hyndman. La Ligue socialiste, fondée un an plus tard par un groupe dissident de la S. D. F. sous les encouragements de Friedrich Engels,   comptait parmi ses membres William Morris, Eleanor Marx, la fille de Karl Marx et Edward Aveling. Le socialisme réformateur de la Fabian Society et le socialisme révolutionnaire de la Ligue socialiste donnent un aperçu du spectre idéologique du socialisme britannique.

48 J. M. Keynes, The Economic Consequences of Peace, 21.

49 D. Bradshaw, « The Socio-Political Vision of the Novels », 202.

50 Une version antérieure d'« Introductory Letter » fut publiée dans la Yale Review en 1930 sous le titre « Memories of a Working Women’s Guild ».

51 V. Woolf, « Introductory Letter to Margaret Llewelyn Davies », 228.

52 J. Ruskin, Fors Clavigera: II, 58.

53 D. Bradshaw, « The Socio-Political Vision of the Novels », 199.

54 Ibid.

55 B. Shaffer, « Civilization in Bloomsbury », 86.

56 D. Bradshaw, « The Socio-Political Vision of the Novels », 200.

57 Ibid.

58 D. Bradshaw, « The Socio-Political Vision of the Novels », 203.

59 Fry, Roger. Transformations,  260.

60 J. M. Keynes, The Collected Writings: 10, 436.

61 B. Russell, The Autobiography of Bertrand Russell, 86.

62 J. B. Davis, « Keynes's Critiques of Moore », 75.

63 Lettre au New Stateman qui n'a pas été envoyée.

64 Selon Clive Bell, on doit non seulement épargner les classes aisées d'avoir à gagner leur vie, mais elles doivent également être au-dessus de toute « action ».

65 V. Woolf, « Introductory Letter to Margaret Llewelyn Davies », 198.

66 Ibid., 229.

67 « Les universités pauvres doivent non seulement enseigner les arts que l'on peut enseigner à peu de frais et qui sont pratiqués par les pauvres tels la médecine, les mathématiques, la musique, la peinture et la littérature » mais aussi « les arts discrets de la conversation, de l'habillement et de la cuisine ».

68 C. Bell, Civilization, 252-253.

69 L. Woolf, « World of Books: Civilization », 331.

70 A. Upchurch, « John Maynard Keynes, the Bloomsbury Group and the Origins of the Arts Council Movement », 209.

71 Voir Esty.

72 Publié dans The Listener le 26 août 1936.

73 A. Upchurch, « John Maynard Keynes, the Bloomsbury Group and the Origins of the Arts Council Movement », 209.

74 J. M. Keynes, The Collected Writings: 28, 344.

75 Dans Trois guinées, Woolf décrit les filles des hommes éduqués « debout dans la foule, regardant les couronnements ou les défilés du Lord-Maire » (Trois Guinées, 131).

76 J. Esty, « Amnesia in the Fields », 246-247.

77 J. M. Keynes, The Collected Writings: 10, 346.

78 « Le pageant londonien de la Labour Society Limited  fut enregistré sous l'acte Industrial and Provident Societies Act de 1934 par G. Maurice Hann et sept autres membres fondateurs. Ses objectifs étaient de « poursuivre les activités, affaires et commerces des organisateurs et producteurs des pageants, ainsi que des éditeurs des ouvrages et pamphlets en lien avec l'origine ou le développement du syndicalisme ou envisageant de faire de la publicité pour certaines des branches d'activité du syndicalisme » (Hann). Woolf évoque cette tradition dans « Introductory Letter to Margaret Llewelyn Davies » : « La chaude journée de juin avec ses bannières et ses cérémonies ».

79 Comme exemples antérieurs, on peut également citer les spectacles et reconstitutions historiques de la Révolution française.

80 J. M. Keynes, The Collected Writings: 28, 447.

81 Ibid., 346. Le choix de Keynes d'utiliser le terme « barbare » suggère qu'« Art and the State » participe au débat quant à ce qui constitue la civilisation et qui doit en tirer plaisir. Lorsque l'économiste recommande des plans « pour parer à la prochaine crise, pour l'embellissement et la reconstruction complète (à la charge des autorités publiques) des quartiers qui n'ont pas été plannifiés, sont insalubres et défigurent nos villes principales » et propose de transformer « la berge sud de la Tamise de la mairie jusqu'à Greenwich » en « quartiers populaires qui seraient les plus magnifiques, les plus spacieux et les plus sains du monde », il liste  parmi ce que « la politique de l'état en matière de reconstruction devrait inclure, les parcs, les squares et les jardins pour enfants, ainsi que les lacs, les jardins d'agrément et les boulevards, et tous les plaisirs que l'intelligence et l'imagination peuvent offrir » et affirme que « les écoles du sud de Londres devraient jouir de la même dignité que les universités, avec des cours intérieures, des colonnades et des fontaines, des bibliothèques, des galeries, des réfectoires, des cinémas et  des théâtres » (Collected Writings: 28, 348). Il n'exclut donc pas les « cinémas » que Clive Bell méprise et juge ennemis de la civilisation (Civilization, 260).

82 Ibid., 347.

83 J. M. Keynes, The Collected Writings: 28, 346-347.

84 L. Woolf, « Alive or Dead? », 87.

85 J. Esty, « Amnesia in the Fields », 272.

86 Ibid., 248-249.

87 B. Harker, « “On Different Levels Ourselves Went Forward” », 437.

88 Par exemple, dans « Le Conteur », Walter Benjamin en voit les origines dans l'expérience des paysans, des pêcheurs et des artisans.

89 B. Harker, « “On Different Levels Ourselves Went Forward” », 442.

90 K. Marx, Early Writings, 125.

91 B. Harker, « “On Different Levels Ourselves Went Forward” », 441.

92 On pourrait ajouter: après l'attaque contre les trente-cinq heures en France et les cinq semaines de vacances en Europe et la quasi-disparition des congés payés aux Etats-Unis. Ce qui choqua le plus lorsque Danny Homan, président de l'American Federation of State, County and Municipal Employees d'Iowa, définit les congés sabbatiques des professeurs d'université comme des « congés payés », ce fut qu'un leader syndicaliste ne soit désormais plus en mesure de défendre les congés payés (« Republican Plan »).

93 F. von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme,  207, 209, 208, 207, 206, 207.

94 B. Harker, « “On Different Levels Ourselves Went Forward” », 441.

95 J. Esty, « Amnesia in the Fields », 265.

96 V. Woolf,  Voyage au phare, 560.

97 J. Esty, « Amnesia in the Fields », 267 ; citant « Anon », 398.

98 Ibid., 268.

99 B. Harker, « “On Different Levels Ourselves Went Forward” », 437. À propos des écrivains d'avant la guerre, Woolf écrit « ils avaient du temps libre » (« The Leaning Tower », 167).

100 E. P. Thompson, The Making of the English Working Class, 269.

101 W. Morris, Selected Writings and Designs, 118.

102 W. Blake, Les Chants de l'Innocence, 51.

103 W. Blake, Les Chants de l'Expérience, 31. Les exemples évoqués par Gray et Goldsmith sont des sports de village, mais les foires, etc, citées par Thompson pourraient également être incluses.

104 A. Zwerdling, Virginia Woolf and the Real World, 102-103.

105 Même Bell, dans sa conclusion à Civilization, se sentit tenu d'écrire : « Toutes choses étant égales par ailleurs, je préfèrerais une civilisation basée sur la liberté et la justice: en partie parce qu'il me semble que l'existence d'esclaves pourrait causer préjudice à l'élite même qui est la source de la civilisation » (Civilization 233).



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