L’inconscient freudien entre science et fiction

Isabelle Alfandary

Université Paris 3

 

  1. Pour pouvoir penser le rapport entre psychanalyse et neurosciences, il paraît utile de revenir sur la nature de l’inconscient freudien, de reprendre les étapes de sa découverte, et les termes de sa définition. Freud revendique le statut de science à part entière et de nouveau champ du savoir pour la psychanalyse. Cette science nouvelle a une particularité épistémologique de taille : elle repose sur une hypothèse qui la fonde – l’hypothèse de l’inconscient. La question de savoir sur quelles bases le dialogue peut s’instaurer entre les neurosciences, issues en ligne directe de la neurologie médicale que Freud avait étudiée et pratiquée, et la psychanalyse, ne sera pas directement abordée dans ce qui suit. Le présent article se contentera de revenir sur les raisons qui ont poussé Freud à tenir à distance, voire à exclure, très tôt dans l’histoire de sa découverte tout substrat organique à sa découverte et à placer l’inconscient – fondement du psychique et pierre de touche de la psychanalyse – sous un régime d’hypothèse.

 

La psychanalyse, science indépendante

  1. Freud revendique pour la psychanalyse un statut de science nouvelle qui la distingue à la fois de la psychologie et de la psychiatrie.

Il y a un grand nombre de manifestations mimiques et vocales comme de formations de pensées – chez des sujets normaux aussi bien que des malades – qui jusqu’à présent n’ont pas été objet de la psychologie, car on n’y voyait rien d’autre qu’une conséquence d’un trouble organique ou d’un déficit anormal dans la fonction de l’appareil psychique. Je pense aux actes manqués (Fehleistungen) (lapsus verbaux, lapsus calami, oublis, etc.), aux actions fortuites et aux rêves de l’homme normal, aux attaques convulsives, délires, visions, idées et actions compulsionnelles chez les névrosés. On assignait ces phénomènes – dans la mesure où ils ne restaient pas inaperçus comme les actes manqués en général – à la pathologie et on s’efforçait de leur donner des explications physiologiques qui à l’heure qu’il est n’ont été satisfaisantes dans aucun cas. Par contre la psychanalyse est parvenue à démontrer que toutes ces choses pouvaient être rendues intelligibles par des suppositions purement psychologiques et rangées dans l’enchaînement du devenir psychique connu de nous. Ainsi la psychanalyse a d’une part restreint le mode de penser (Denkweise) physiologique et d’autre part a conquis un grand fragment de la pathologie au profit de la psychologie. La force démonstrative la plus solide échoit ici aux phénomènes normaux1.

  1. La psychanalyse vient bousculer les frontières entre psychologie et physiologie et redessiner la carte disciplinaire sans dénier aux disciplines que sont la psychologie et la médecine leur légitimité. Elle s’inscrit précisément à l’articulation entre psychologie, psychiatrie et neurologie : « La psychanalyse enseigne qu’une bonne moitié de la tâche psychiatrique incombe à la psychologie. Néanmoins, ce serait une grave erreur si l’on voulait supposer que l’analyse recherche ou recommande une conception purement psychologique des troubles psychiques. Elle ne peut méconnaître que l’autre moitié du travail psychiatrique a pour contenu l’influence des facteurs organiques (mécaniques, toxiques, infectieux) sur l’appareil psychique2 ». La psychologie et la psychiatrie échouent cependant selon Freud à rendre compte de manière cohérente et exhaustive des troubles et les affections psychiques.

La question du facteur organique

  1. Médecin neurologue de formation, Freud ne dénie pas à la médecine son concours dans l’explication des phénomènes psychiques : Freud est alerté, très tôt dans sa carrière médicale, par l’existence de troubles fonctionnels invalidants qui ne relèvent pas d’une atteinte organique : ce sont les troubles hystériques. « La paralysie hystérique ne peut être expliquée par l’anatomie du cerveau3 » : c’est de ce constat qu’il part dans ses premiers travaux de recherche réalisés à la demande de Charcot lors de son séjour à Paris en 1885-18864. La mise en évidence de pathologies non organiques responsables de troubles comparables à ceux provoqués par des affections neurologiques est le point de départ de l’investigation clinique et théorique à laquelle Freud donne le nom de psychanalyse. « Nous admettons donc que dans la paralysie hystérique il s’agit, à l’endroit concerné du cortex, d’une modification de la fonction, mais sans que puisse avoir lieu une modification anatomique5 ». Si la paralysie de type hystérique n’est pas imputable à une cause organique mais fonctionnelle, elle n’en est pas moins cliniquement établie et invalidante. L’origine de la psychanalyse a consisté en la recherche de la cause de la modification de la fonction motrice, sensitive ou visuelle.

  2. Freud a toutefois continué à s’interroger sur l’interdépendance des facteurs psychiques et organiques. Dans « L’Intérêt pour la psychologie », il déclare : « Dans l’étiologie des dérangements psychiques, [la psychanalyse] ne revendique même pas pour les plus légères de celle-ci, pour les névroses, une origine purement psychogène, mais en recherche la cause dans l’influence sur la vie psychique d’un facteur indubitablement organique, à mentionner plus tard6 ». Il reconnaît l’existence de facteurs constitutionnels dans la formation de symptômes hystériques dès les Etudes sur l’hystérie (1895) publié avec Breuer, ce qu’il désignera plus tard comme la « “prévenance somatique” des organes7 ». Dans son travail sur les troubles psychogéniques de la vue8, il établit formellement un lien entre processus physiques et psychiques et pose les prémisses de la « médecine psychosomatique » à venir.

  3. Pour Freud, la psychanalyse ne peut pas faire l’impasse sur le corps même si la physiologie dans les cas dont elle a à traiter ne lui fournit pas d’explication suffisamment concluante : « La psychanalyse n’oublie jamais que l’animique repose sur l’organique, même si son travail ne peut se poursuivre le premier jusqu’à ce fondement, sans aller au-delà9 ». Cet argument est capital à l’autonomisation de la psychanalyse par rapport à la médecine, à la légitimation de son savoir propre : certains états de corps que sont par exemple les symptômes hystériques dont depuis Charcot on considère qu’ils miment les symptômes morbides organiques ne trouvent pas d’explication somatique satisfaisante. C’est à Charcot et à la tradition clinique française que Freud reconnaît d’ailleurs devoir son affranchissement de l’exigence physiologique. Dans la préface qu’il livre à sa traduction de l’ouvrage de Charcot Leçons du mardi à la Salpetrière, Freud écrit :

L’observation clinique des Français gagne indubitablement en autonomie, en bannissant à la seconde place les points de vue physiologiques. Or le défaut de ceux-ci peut bien nous expliquer au premier chef l’impression déconcertante que la clinique française fait au non-initié. Il n’y a d’ailleurs ici aucune négligence, mais une exclusion intentionnelle, tenue pour appropriée à une fin. J’ai entendu Charcot dire : « Je fais la morphologie pathologique, je fais même un peu l’anatomie pathologique, mais je ne fais pas la physiologie pathologique, j’attends que quelqu’un d’autre la fasse »10.

  1. Freud a été formé par la tradition de l’anatomopathologie de Carl von Robitansky et à sa suite du grand maître de la psychiatrie viennoise Theodor Meynert. Sous l’influence de Charcot pourtant et de son style clinique singulier, il s’autorise à réaliser une suspension méthodique de l’hypothèse physiologique : l’« exclusion intentionnelle » qui le frappe dans l’attitude clinique de Charcot semble l’avoir inspiré dans sa propre découverte. L’observation clinique à la française est présentée par Freud comme momentanément décorrélée d’une interprétation physiologique de l’état de la maladie. Ce qu’autorise la pratique clinique de Charcot est la concentration sur « le tableau de la maladie, le type11 » : elle prend le parti d’un suspens de la relation causale à des fins de découverte clinique. La psychanalyse freudienne, si l’on en croit ce témoignage précoce, doit à la tradition française la liberté – et l’hubris – de son observation clinique fondatrice.

  2. Si Freud laisse ouverte la possibilité de la découverte d’un facteur organique dans un avenir qui reste indéterminé, sa revendication pour la science analytique de l’explication des troubles et des formations psychiques n’en est pas moins explicite : « la manière non équivoque dont la psychanalyse revendique la primauté dans la vie psychique pour les processus affectifs, et la preuve de la mesure insoupçonnée de trouble affectif et d’aveuglement intellectuel  chez l’homme normal  tout comme chez l’homme malade12 ».

  3. Freud n’a donc pas d’emblée écarté l’hypothèse d’un substrat organique à l’hypothèse du psychique inconscient, ni même à l’activité onirique. Charcot avait lui-même considéré l’hypothèse d’une étiologie organique à l’hystérie pour finir par y renoncer – ce que n’ignorait pas Freud qui travailla quelques mois auprès de lui. Le neurologue de formation qu’était Freud chemina pour commencer avec ces interrogations. Cependant dès L’Interprétation du rêve (1899), il est amené à se prononcer contre l’idée que les cellules nerveuses à l’œuvre dans le rêve seraient d’une nature différente de celle de l’activité cérébrale consciente. Dans Du rêve (1901), Freud tire de sa typologie des rêves qui distingue notamment « les rêves qui sont pleins de sens et en même temps compréhensibles13 » ce qu’il appelle « un solide argument contre la doctrine qui fait naître le rêve de l’activité isolée de groupes particuliers de cellules cérébrales14 ». Dès 1905, il renonce formellement à se servir des conceptions relatives à la physiologie du cerveau. Dans Le Trait d’esprit et sa relation avec l’inconscient, il explicite son concept d’énergie psychique en lien avec ce qu’il désigne comme « certaines voies associatives15» il note : « je dois ajouter que je ne fais aucune tentative pour proclamer que les cellules et les fibres, ou les systèmes neurologiques qui prennent aujourd’hui leur place, sont ces voies psychiques, même si de telles voies devraient pouvoir être présentées d’une manière que l’on ne peut encore indiquer, par des éléments organiques du système nerveux16 ».

  4. Très tôt, Freud prit ses distances avec la médecine et renonça à fonder la science psychanalytique sur une hypothèse organique. Sa position consiste à revendiquer pour la psychanalyse un statut de science indépendante, sans toutefois exclure que son savoir puisse être un jour corroboré par des découvertes médicales.

  5. Reste à savoir ce qui selon Freud distingue la psychanalyse de la psychiatrie et de la psychologie et justifie sa revendication de science nouvelle. A la différence de la psychiatrie, la psychanalyse s’intéresse d’abord et y compris aux « phénomènes normaux », relatifs aux « sujets normaux17 ». Ce que la psychanalyse met au jour est que les processus pathologiques suivent les mêmes règles que les processus normaux – ce qui conduit à réviser les termes du rapport entre le normal et du pathologique. Ainsi que le rappelle Georges Canguilhem, Friedrich Nietzsche avait établi après Claude Bernard une relation d’homogénéité de la maladie et de la santé qui n’est pas étrangère à la conception freudienne : « La valeur de tous les états morbides consiste en ceci qu’ils montrent sous un verre grossissant certaines conditions, qui, bien que normales, sont difficilement visibles à l’état normal18 ». Non que la psychanalyse ne reconnaisse l’existence du pathologique en tant que tel ; mais les voies du pâtir ne procèdent pas de schèmes causaux différents des processus dits normaux. La différence entre la psychanalyse et la psychologie tient à ce que la science freudienne ne rend pas compte uniquement du psychique conscient. Elle postule et démontre l’existence d’un système inconscient qui détermine les états et les mécanismes psychiques conscients étudiés par la psychologie.

 

Le rêve, paradigme du psychique

  1. Le rêve fait figure dans le dispositif freudien de pierre de touche et son interprétation justifie la science analytique en la séparant de la psychiatrie et de la psychologie : le rêve de l’homme normal ne diffère ni dans son principe, ni dans sa structure du rêve du « nerveux ». En-deçà de toute détermination morbide ou de tout jugement nosographique, le rêve donne accès au psychique inconscient, à sa logique interne, aux mécanismes dont il procède. « La psychanalyse enseigne donc : chaque rêve est signifiant, son étrangeté provient des déformations (Entstellungen) qui ont été entreprises pour l’expression de son sens, son absurdité est intentionnelle et exprime de la dérision, de l’ironie et de la contradiction, son incohérence est sans importance pour l’interprétation19 ». En découvrant le travail du rêve, Freud accède au fonctionnement du psychique inconscient. Le savoir aussi bien que la méthode analytiques découlent de la prise au sérieux et de l’élucidation d’un phénomène qui jusque-là relevait du registre du fantasme ou de la magie. Le rêve devient le paradigme de tout phénomène psychique : sa bizarrerie aussi bien que sa contingence apparentes peuvent être analysées et expliquées selon une causalité spécifique et rigoureuse.

  2. En déclarant que « chaque rêve est signifiant », Freud énonce un principe qui fonde la psychanalyse comme science : celui du déterminisme psychique qui postule l’intelligibilité de tous les phénomènes psychiques sans exception. Avec l’hypothèse de l’inconscient dont découle le principe du déterminisme psychique, les phénomènes psychiques se trouvent placés épistémologiquement sur un plan d’égalité avec les phénomènes physiques : la science analytique à l’instar des sciences de la nature (physique, chimie) et du vivant (biologie, médecine) permet d’analyser et de théoriser les phénomènes selon une causalité de type scientifique. « Partout, écrit Freud, où jusqu’ici semble régner le caprice le plus bizarre, le travail psychanalytique a montré loi, ordre et connexion, ou du moins laissé pressentir dans quelle mesure ce travail est encore inachevé20 ». Sous l’effet de la découverte de l’inconscient, l’ordre du psychique sort du champ de la contingence et de l’incalculable pour tomber sous le coup d’une épistémologie commune aux sciences de la nature et du vivant.

  3. Le principe du déterminisme psychique est avancé par Freud comme une loi scientifique et non pas comme « croyance » malgré ce que certains commentateurs21 sont enclins à conclure. L’idée freudienne selon laquelle aucun phénomène psychique n’est dépourvu de cause est inférée de l’interprétabilité du rêve et de l’expérience clinique connexe que Freud tire des cures de ses patients. Rappelons que le premier des cas cliniques exposés par Freud au titre de la psychanalyse, cas qui s’est présenté à lui peu de temps après la publication de L’Interprétation du rêve, connu sous le nom de cas de Dora22, est celui où Freud pour la première fois narre l’histoire d’une cure d’une patiente en s’appuyant sur l’interprétation de deux de ses rêves qui en constituent les temps forts.

 

Statut et sens de l’hypothèse

  1. Je souhaiterais à présent revenir à la formule de l’hypothèse de l’inconscient telle qu’elle s’énonce dans l’article « L’Inconscient » de 1915  pour me demander pourquoi l’inconscient est avancé sous la forme d’hypothèse :

On nous conteste de tous côtés le droit d’admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l’existence de l’inconscient. Elle est nécessaire, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires ; aussi bien chez l’homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience23.

  1. La science analytique présente l’anomalie au moins apparente de reposer sur une notion qui a la forme d’une hypothèse. La raison de ce choix freudien est que l’inconscient a une fonction spécifique : il est explicatif, son existence est in absentia, sa démonstration par défaut, dans le défaut du « témoignage de la conscience ». La preuve de l’inconscient est une preuve logique et non expérimentale, obtenue par inférence. Les conditions de l’expérience de l’inconscient apparaissent comme dérogatoires au droit commun des phénomènes. L’inconscient n’est jamais posé par Freud comme phénomène – à ce titre n’a à proprement parler pas d’existence – mais comme la condition de possibilité des phénomènes qualifiés de « psychiques ».

  2. L’inconscient ne ressortit pas pour autant pas au noumène, au registre de l’inconnaissable de la chose en soi telle que la définit Kant. Loin d’ignorer l’écueil qui guetterait la thèse d’un inconscient nouménal, Freud cherche par tous les moyens à négocier pour celui-ci un statut épistémologique particulier, à lui assurer une légitimité épistémologique propre quoique paradoxale. L’hypothèse de l’inconscient telle que Freud l’élabore prend appui sur la philosophie kantienne en même temps qu’elle met en crise le sujet transcendantal.

  3. L’enjeu pour Freud est de dépasser une contradiction apparente et d’élaborer un statut qui sans être dérogatoire tienne compte de la spécificité de sa découverte. On comprend que la corde est raide pour l’inventeur de la psychanalyse. A l’impossible de la contradiction cependant Freud se sent tenu s’il entend fonder la psychanalyse comme science. L’inconscient ne peut pas se connaître immédiatement mais se justifie pleinement : « Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée, d’aller au-delà de l’expérience immédiate24 ». Freud, dont Jacques Derrida a remarqué dans La Carte postale25 la réticence à la spéculation philosophique, mentionne le nom de Kant dont la présence spectrale se fait d’ailleurs sentir tout au long de son développement de l’article de 1915 :

L’hypothèse psychanalytique de l’activité psychique inconsciente nous apparaît d’une part comme une forme dérivée de l’animisme primitif qui nous renvoyait partout en reflet des consciences semblables à la nôtre, et d’autre part comme la suite de la correction apportée par Kant à notre conception de la perception externe. De même que Kant nous a avertis de ne pas oublier que notre perception a des conditions subjectives et de ne pas la tenir pour identique avec le perçu inconnaissable, de même la psychanalyse nous engage à ne pas mettre la perception de conscience à la place du processus psychique inconscient qui est son objet26.

  1. C’est par analogie avec l’esthétique transcendantale kantienne que l’inconscient freudien trouve sinon sa légitimation ultime, du moins sa justification théorique. La psychanalyse freudienne est porteuse d’une révolution copernicienne non moins radicale que celle du kantisme. Rejetant par avance l’objection de la chose en soi qui condamnerait la psychanalyse à relever d’un régime de foi et ne la qualifierait pas comme science, Freud, dans ce qui peut se lire comme un mouvement de contre-attaque, s’autorise du sujet transcendantal pour justifier l’hypothèse d’une détermination inconsciente. De la même manière que la perception n’est pas le tout de l’expérience, le psychique conscient n’est pas le tout de la psyché. La convocation explicite de l’esthétique transcendantale, si stratégique soit-elle, dépasse la seule manœuvre sophistique. Il s’agit pour le psychanalyste rien de moins que de placer sa théorie sous le haut patronage kantien et de la garantie scientifique qui en découle. De même que Kant soutient dans la première partie de la Critique de la raison pure la thèse selon laquelle il existe un cadre a priori qui détermine la forme de nos intuitions, de même Freud argue qu’il existe un processus psychique inconscient qui informe et conditionne nos perceptions conscientes. Sans aller jusqu’à soutenir explicitement la thèse d’un inconscient pur (c'est-à-dire d’un inconscient a priori et non mêlé d'expérience) comparable à celle l’intuition du même nom, Freud défend l’idée de la psyché inconsciente comme forme.

  2. Si l’inconscient a le statut d’hypothèse, c’est parce que sa nature n’est pas phénoménale, autrement dit que l’inconscient n’est pas un « objet réel », mais ressortit à ce qu’on pourrait désigner comme une forme. Dans le chapitre VII de L’interprétation du rêve, Freud insiste sur la nature inconnaissable parce qu’inconnue de l’inconscient dans une comparaison qui n’est pas sans préfigurer l’analogie avec l’esthétique transcendantale : « Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur27 ». L’inconscient n’étant pas perceptible, sa connaissance n’est pas à proprement parler possible. L’analogie kantienne manifeste que le concept d’inconscient n’est pas tenu par Freud pour un concept empirique. L’inconscient est conçu comme la condition de possibilité des représentations psychiques conscientes et inconscientes. Il n’y a là rien qui choque l’entendement : comme le sous-entend Freud, les formes a priori de la sensibilité que sont le temps et l’espace ne se connaissent pas non plus directement.

 

Hypothèse théorico-clinique ?

  1. Malgré les preuves qu’il affirme détenir (« nous possédons de multiples preuves de l’existence de l’inconscient28 »), Freud refuse de soutenir l’inconscient comme thèse. Les raisons de ce qui ressortit à une extrême prudence méthodologique méritent d’être examinées. C’est en effet par deux assertions successives et apparemment contradictoires que s’ouvre la section « Justification de l’inconscient » : « Nous pouvons répondre à cela que l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l’existence de l’inconscient29 ». Pourquoi donc ne pas conclure ? Freud entend procéder en toute rigueur. Une fois l’hypothèse posée, il ne s’empresse pourtant pas de déclarer sa validité acquise sur le fondement de preuves qu’il juge incontestables. Pourquoi proroger l’inconscient dans son statut d’hypothèse au-delà du délai requis par la démonstration ordinaire ? Un tel excès de prudence interroge.

  2. Si Freud se garde de conclure à la résolution de l’hypothèse, de la convertir en thèse, c’est que l’hypothèse de l’inconscient n’est pas une simple hypothèse scientifique – suivie d’une démonstration et d’une conclusion –, mais relève d’un type d’hypothèse que je qualifierais de théorico-clinique. Le régime de la preuve de l’inconscient est posé par Freud comme expérimental, cumulatif et rétrospectif – ce qui équivaut à repousser sine die la validation de la thèse. L’hypothèse ne pourra être levée qu’à une condition qui ne pourra être remplie qu’à très long terme, au terme d’une très longue pratique concluante de la psychanalyse : « Et s’il s’avère de plus que nous pouvons fonder sur l’hypothèse de l’inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influencerons conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse30 ». Qu’est-ce à dire ? Que la possibilité de la preuve de l’hypothèse de l’inconscient est plus précaire que prévu pour Freud lui-même, qu’il n’est pas évident que le statut d’hypothèse ne soit pas le plus approprié pour le travail tant clinique que théorique de la psychanalyse. Non que Freud ne dispose ainsi qu’il le soutient de preuves cliniques aussi circonstanciées que massives de sa découverte, mais l’inconscient n’étant pas un objet de l’intuition, ni chose en soi, le saut conceptuel est risqué : l’inconscient n’est rien à proprement parler si ce n’est la condition de possibilité de l’explication – la forme et la cause – de phénomènes qui demeureraient sinon inexplicables.

  3. L’hypothèse de l’inconscient est pourtant — et c’est là le tour de force freudien — tout sauf synonyme d’hypothèque. La condition qu’il constitue est « nécessaire et légitime » selon les mots de Freud – incontournable même si elle n’est pas évidente. L’hypothèse de l’inconscient sert à Freud d’hypothèse théorico-clinique pour rendre compte d’un régime d’expérience – celui des phénomènes psychiques – mis au jour et rendu explicable. L’hypothèse de l’inconscient sert dans le même temps à Freud de bouclier, si ce n’est de cheval de Troie, pour investir une enceinte en faisant mine de stationner à sa porte. Le statut de l’hypothèse permet de fonder la psychanalyse comme science selon une modalité d’une réserve que je qualifierais d’offensive, en même temps qu’il ménage de facto la délicate question de la preuve scientifique reconduite dans son statut provisoire et temporaire.

 

Non-lieu de l’inconscient

  1. L’inconscient n’est pas un objet pour l’intuition ; le système psychique Ics/cs est cependant représenté par le biais des topiques successives. Lors de la formulation de la première topique, Freud prend le soin de souligner que celle-ci ne coïncide selon lui avec aucune « localité anatomique31 ». « Pour le moment, notre topique psychique n’a rien à voir avec l’anatomie ; elle se réfère à des régions de l’appareil psychique, où elles se situent dans le corps, et non à des localités anatomiques32 ». Kant dans un texte publié anonymement en 1766, Rêves d’un visionnaire, conclut au sujet de l’âme à l’impossibilité de sa localisation dans le monde corporel :

Et maintenant, à supposer que l’on ait prouvé que l’âme de l’homme soit un esprit (quoique ce qui précède fasse voir qu’une telle preuve n’a jamais encore été faite), la première question que l’on pourrait poser serait à peu près celle-ci : où est le lieu de cette âme humaine dans le monde corporel ? Je répondrais : ce corps dont les changements sont les miens est mon corps, et son lieu est aussi le mien. Si l’on demandait ensuite ; où donc est dans ce corps ton lieu (celui de l’âme), alors je soupçonnerais quelque chose d’insidieux dans cette question. Car on remarque aisément qu’elle suppose déjà quelque chose qui n’est pas connu par expérience mais qui repose peut-être sur des inférences imaginaires, à savoir que mon moi pensant est dans un lieu distinct des lieux d’autres parties de ce corps qui appartient à mon moi. Or nul n’a de conscience immédiate d’un lieu privilégié dans son corps, mais seulement du lieu qu’il occupe en tant qu’homme par rapport au monde qui l’entoure. Aussi pour m’en tenir à l’expérience commune dirais-je provisoirement ; où je sens, c’est là que je suis. Je ne suis pas moins immédiatement au bout de mes doigts que dans ma tête33.

  1. Il ne s’agit pas ici de suggérer que l’inconscient freudien équivaudrait avec ce que Kant désigne comme une idée de la raison. L’intérêt de la sollicitation de cet intertexte me paraît résider dans ce que le philosophe reconnaît que l’âme n’est pas connaissable par expérience mais seulement par ce qu’il désigne comme des « inférences imaginaires » et qu’à ce titre elle n’est rapportable à aucun lieu du corps. La modalité d’inférence dont relève la formulation de l’hypothèse de l’inconscient pourrait être plus justement qualifiée d’idéelle que d’imaginaire. L’un des enjeux de chacune des topiques freudiennes a consiste à ne plus faire dépendre la représentation du système psychique d’une localité organique et à assigner à chacune de ses parties, sinon inorganiques du moins « pour le moment » insituables, une fonction. Notons que la question de la localisation du psychique reste explicitement réservée dans l’article de 1915 – avec une prudence stratégique comparable à celle qui prévaut pour ce qui concerne l’hypothèse de l’inconscient. Dans L’Interprétation du rêve, « la scène où se jouent les rêves34 » dont résulte l’idée d’une « localisation psychique » est posée comme relevant d’un non-lieu anatomique :

L’idée mise ainsi à notre disposition est celle d’une localisation psychique. Nous laisserons totalement de côté le fait que l’appareil psychique dont il est ici question nous est également connu sous la forme de préparation anatomique, et tâcherons soigneusement d'éviter la tentation de définir la localisation psychique de manière, par exemple, anatomique. Nous restons sur le terrain psychologique et songeons uniquement à donner suite à la demande qui nous est faite de nous représenter l’instrument qui sert aux prestations de l’âme, comme, par exemple, un microscope complexe, un appareil photographique, etc. La localisation psychique correspond alors à un lieu au sein d’un appareil où l’un des stades préliminaires se réalise. Dans le microscope et la longue-vue, on sait que ce sont là des localisations idéelles, des régions dans lesquelles aucun composant tangible de l’appareil n’est situé35.

  1. La localisation psychique a une fonction heuristique, celle de rendre compréhensible « la complexité de la prestation psychique36 » : le lieu dont il s’agit n’a ni substance, ni étendue. Cette localisation est conçue comme idéelle, c’est-à-dire comme non (encore) matérielle : elle est située en amont (« l’un des stades préliminaires ») de toute composition organique. La topique est au service d’une médiation de type heuristique – la comparaison avec l’appareil photographique, le microscope ou la longue-vue est aussi complexe que décisive à cet égard : elle fait voir plutôt qu’elle n’est visible, est à l’origine de la perception sans être pour autant elle-même perceptible. Le « lieu » dont elle relève est originaire, en deçà de tout « composant tangible ». Freud insiste par ailleurs dans le même chapitre sur la non-coïncidence entre formations psychiques et « éléments organiques ». Pour justifier le principe du non-lieu de l’inconscient, il use d’un argument de type dynamique pour caractériser la nature de la trace mnésique : « Nous échapperons à tout abus de ce mode de figuration en nous souvenant bien que les représentations, les pensées, les constructions psychiques en général ne doivent absolument pas être localisées dans les éléments organiques du système nerveux, mais pour ainsi dire entre ces éléments, là où résistances et frayages de chemin constituent le corrélat qui leur correspond37 ». Les formations psychiques entendues comme frayages ne sont pas des unités composées et localisables anatomiquement du fait que leur nature est interstitielle, qu’elles relèvent de la modalité de l’entre.

 

Un savoir négatif

  1. L’hypothèse de l’inconscient est d’inspiration kantienne : elle cherche à explorer les limites du connaissable – ce qui dans le vocabulaire philosophique kantien s’appelle « entendement ». Dans Rêves d’un visionnaire, texte dans lequel Kant livre sa théorie des esprits, il définit précisément la métaphysique comme « une science des limites de la raison humaine38 » . La réflexion kantienne vient parachever négativement la théorie de la connaissance transcendantale en venant borner le domaine du connaissable :

Mais il en va tout autrement de la conception philosophique des natures spirituelles. Elle peut être achevée, mais dans le sens négatif, en tant qu’elle pose avec certitude les limites de notre connaissance, et qu’elle apporte les convictions suivantes : que les différents phénomènes de la vie dans la nature sont, avec leurs lois, tout ce qu’il est donné de connaître ; mais que le principe de cette vie, donc la nature spirituelle, que l’on ne connaît pas, que l’on conjecture seulement, ne pourra jamais être positivement conçue, parce que la somme de nos sensations ne présente pas de données pour cela ; qu’il faut se tirer d’affaire avec des négations pour concevoir une chose à ce point différente de tout ce qui est sensible ; et même que, s’il y a matière à de telles négations, ce n’est pas grâce à l’expérience, ni à des raisonnements, mais à une fiction où vient chercher asile une raison à bout de ressources39.

  1. L’hypothèse de l’inconscient relève d’un savoir négatif, apophantique. Par son hubris que contrebalance le statut d’hypothèse, le concept d’inconscient – si c’en est un – consiste à repousser pour les éprouver les limites du connaissable concernant la nature spirituelle et la cause des phénomènes psychiques. L’hypothèse de l’inconscient est à ce titre ambiguë : elle étend le champ du connaissable aux phénomènes psychiques en même temps qu’elle borne les limites de la connaissance en rappelant que rien là n’est objet d’une expérience directe. Freud va jusqu’à suggérer que la démesure consisterait au contraire à résister à l’hypothèse du psychique inconscient : « L’on doit se ranger à l’avis que ce n’est qu’au prix d’une prétention intenable que l’on peut exiger que tout ce qui se produit dans le domaine psychique doive aussi être connu de la conscience40 ». L’audace de la démarche est en partie compensée par la prudence heuristique que scelle le statut d’hypothèse. L’hypothèse de l’inconscient permet de faire passer insensiblement la connaissance du psychique d’une logique de la conjecture – dont relève la foi –, à une logique de l’inférence qui qualifie la psychanalyse comme science. Le statut d’hypothèse valide la psychanalyse en suspendant la positivité de son savoir.

  2. Il est crucial pour Freud d’établir par le biais de l’hypothèse que si la preuve de l’existence de l’inconscient ne peut être faite expérimentalement, son principe relève néanmoins de l’entendement et non d’une fiction aux confins de la raison. Sa découverte doit à toute force échapper aux chimères de la théorie des esprits, et même aux Idées toutes légitimes mais invérifiables de la Raison kantienne. La psychanalyse se veut l’héritière de la philosophie des Lumières dont elle relève explicitement le défi en se référant à Kant.

  3. L’hypothèse de l’inconscient s’explique donc par la recherche d’un compromis épistémologique, comme acte propédeutique qui atteste une filiation scientifique – et philosophique – à laquelle Freud ne veut ni ne peut renoncer : « Mais l’hypothèse de l’inconscient est aussi une hypothèse pleinement légitime dans la mesure, où, en l’établissant, nous ne nous écartons pas du tout de la manière de penser que nous tenons habituellement pour correcte41 » écrit Freud. L’inconscient n’est pas un « rêve de la raison » pour reprendre la distinction kantienne : « Aux rêveurs de la raison s’apparentent quelque peu les rêveurs de la sensation, parmi lesquels il est courant de compter ceux qui parfois ont affaire aux esprits : car ce qu’ils ont de commun avec eux, c’est qu’ils voient quelque chose que ne voit aucun autre homme qui soit sain, et qu’ils ont un commerce à eux avec des êtres qui ne se manifestent hormis eux à personne, quelque aigus que l’on ait les sens42 ».

  4. Cependant, et c’est toute l’ambiguïté du geste freudien, ce que l’hypothèse de l’inconscient effectue sous couvert de concession à l’entendement kantien est une extension des limites du champ du savoir – extension qui ne va pas sans faire l’effet d’une transgression. L’hypothèse de l’inconscient cherche à s’inscrire dans une logique transcendantale, relevant strictement du périmètre de l’entendement et non pas de la raison, du savoir et non de la foi, proposant une connaissance médiate de phénomènes autrement inexplicables. De ce point de vue, la psychanalyse freudienne prend le risque de ce que Kant définit comme « l’extension du savoir43 », risque qui explique en partie le recours à la forme de l’hypothèse, comme suspension provisoire du jugement. Dans « L’inconscient », Freud attire l’attention sur le fait que les phénomènes dont il s’occupe, actes manqués, lapsus, rêves, ne sont pas nouveaux mais méconnus : « la plupart des phénomènes considérés n’ont pas été objets d’étude en dehors de la psychanalyse44 ».

 

Freud et l’exigence transcendantale

  1. Freud flirte nolens volens dans « L’Inconscient » avec les limites de la métaphysique : il entend repousser les limites du connaissable, étendre les frontières du connu aux conditions de formation de la psyché ; ce faisant, il se réfère néanmoins dans sa démarche à la philosophie kantienne qui limite strictement et expressément le connaissable au champ de l’expérience :

Par la suite les concepts fondamentaux des choses qui les concernent en tant que causes, et qui sont ceux de force et d’action, s’ils ne sont pas pris dans l’expérience, sont parfaitement arbitraires et ne peuvent être jamais ni démontrés ni réfutés. […] Tous les jugements tels que ceux qui concernent la façon dont mon âme meut mon corps, ou bien se trouve ou se trouvera en relation avec d’autres êtres de sa sorte, ne peuvent jamais être rien de plus que des fictions, ni même tant s’en faut, égaler en valeur celles de la physique, qu’on appelle hypothèses, et dans lesquelles, sans inventer de forces fondamentales, en prenant celles qu’on connaît déjà par expérience, on se borne à les relier d’une manière qui soit appropriée aux phénomènes et dont la possibilité puisse par conséquent être toujours prouvée ; loin de là, ce qu’on envisage dans le cas ci-dessus ce sont, sur la cause et l’effet, de nouveaux rapports fondamentaux, sans qu’on puisse jamais avoir la plus petite notion de leur possibilité, et sans que l’on fasse, par suite, rien de plus que les forger : création ou chimère, on a le choix du terme45.

  1. L’inconscient en ce qu’il est posé comme hypothèse cherche à échapper au statut de fiction ou de chimère. Freud n’ignore pas que l’hypothèse de l’inconscient, à la différence de celle du physicien, ne repose cependant pas sur des forces susceptibles d’être appréhendées dans l’expérience, comme c’est le cas pour la gravitation universelle par exemple. Ses preuves sont indirectes mais non moins « légitimes et nécessaires ». L’hypothèse se « contente » de mettre au jour une cause invérifiable mais nécessaire à l’explication des formations psychiques autrement inexplicables. Il n’est pas question pour Freud d’introduire ce que Kant désigne comme de « nouveaux rapports fondamentaux » dans la manière que la cause a à se rapporter par l’effet. Freud ne remet pas en cause le schématisme kantien, fondement de toute science moderne : la dérogation qu’il cherche à ménager par l’introduction de l’hypothèse ne porte pas sur la causalité, mais la nécessité d’une cause imperceptible et inintuitionnable. Par le statut d’hypothèse, il tente de se conformer à l’exigence formulée par Kant : sans « inventer de forces fondamentales, en prenant celles qu’on connaît déjà par expérience, on se borne à les relier d’une manière qui soit appropriée aux phénomènes et dont la possibilité puisse par conséquent être toujours prouvée ». « L’hypothèse psychanalytique de l’activité psychique46 » se formule par inférence, tout comme l’hypothèse de la conscience d’autrui est posée « per analogiam47 ». La science psychanalytique dont Freud jette les bases dans l’article de 1915 relie entre elles des forces selon des procédés logiques et permet d’établir des lois de la vie psychique. L’hypothèse de l’inconscient n’en reste pas moins explicative plutôt que causale ; en cela Freud répond à deux des exigences kantiennes : la théorie psychanalytique relie ensemble des forces d’une manière qui soit appropriée aux « dits » phénomènes, de manière à faire apparaître comme phénomènes ce qui n’était jusque là que des faits incohérents et inintelligibles. Ce à quoi travaille Freud en dernière instance est la mise en évidence d’une causalité des formations psychiques qui soit le moins possible dérogatoire au droit commun phénoménal.

  2. La notion de preuve avancée par Kant (« dont la possibilité puisse par conséquent être toujours prouvée ») et qui s’entend comme relation causale n’est pas négligée par Freud. La psychanalyse rend compte de forces et de mécanismes en s’appuyant sur des relations causales. Cependant la mise en évidence du rapport de la cause inconsciente et de l’effet conscient est compliquée par la présence de forces d’interférence, de distorsion et de brouillage (résistance, défiguration, déplacement, etc.) qui visent délibérément à perturber la mise au jour de la relation. Le psychique inconscient repose sur le processus du refoulement qui empêche que la preuve puisse se faire autrement qu’au prix d’efforts redoublés. Il ne s’agit pas pour le psychanalyste de renoncer à « conclure », mais de le faire en connaissance – prudente et éclairée – de cause : « Il faut que le médecin puisse toujours conclure de l’effet conscient au processus psychique inconscient. Il apprendra par là que l’effet conscient n’est qu’un résultat éloigné du processus inconscient, que ce dernier n’a pu comme tel, devenir conscient ; il verra aussi qu’il a pu longtemps exister et agir sans se trahir à la conscience48 ». L’effet conscient ainsi que Freud l’expose dans L’Interprétation du rêve peut être fort éloigné du processus inconscient qui l’a originé. La disproportion ou la déformation entre le symptôme et ce qui l’a motivé ne doit pas amener le praticien à refuser de se prononcer, mais doit l’engager au contraire dans la voie de l’observation fine et patiente de mécanismes complexes et discontinus. Freud sait qu’il lui appartient ainsi qu’aux analystes à venir d’élaborer une grammaire de l’inconscient qui permettra de mettre au jour une logique qui se déclinera en lois et se vérifiera dans les instances particulières des cas cliniques.

  3. Dans le chapitre introductif aux Études sur l’hystérie, Breuer et Freud ont tenté dès 1895 de déjouer le préjugé simpliste d’une cause traumatique à effet symptomatique :

Mais la corrélation causale entre le trauma psychique occasionnant et le phénomène hystérique, n’est pas par exemple d’une nature telle que le trauma en tant qu’agent provocateur déclencherait le symptôme, lequel ensuite, devenu autonome, continuerait à exister. Nous devons plutôt affirmer que le trauma psychique – ou plus précisément le souvenir qu’on en a – agit à la manière d’un corps étranger, lequel doit avoir valeur, bien longtemps après son intrusion, d’un agent exerçant son action dans le présent, et nous en voyons la preuve dans un phénomène des plus remarquables qui confère en même temps à nos découvertes un intérêt pratique significatif.

Nous découvrîmes en effet, au début à notre grande surprise que chacun des symptômes hystériques disparaissait aussitôt et sans retour quand on avait réussi à amener en pleine lumière le souvenir de l’épisode occasionnant, et par là même, à réveiller aussi l’affect l’accompagnant et quand ensuite, le malade dépeignait l’épisode de la manière la plus détaillée possible et mettait des mots sur l’affect49.

  1. La preuve du psychique inconscient est apportée – expérimentalement donc cliniquement – dans le cas de l’hystérie par la disparition du symptôme qui suit la remémoration de l’incident traumatique. C’est le conflit psychique refoulé qui en l’espèce est la cause – l’élément déclencheur – du symptôme : la conscientisation et la verbalisation de l’affect permettent de lever l’inhibition ou l’excitation somatique qui en résultait.

  2. La prudence alliée à la stratégie épistémologique qui président à la formulation de l’inconscient comme hypothèse s’expliquent par l’exigence que le kantisme fait peser sur la faculté de juger d’objets suprasensibles. Freud insiste sur le fait que l’hypothèse de l’inconscient relève d’une nécessité qui confine à une pression intenable : « il ne reste pas d’autre solution à la psychanalyse que de déclarer les processus psychiques inconscients en soi50 ». Freud a-t-il pour autant réussi dans sa tentative de fondation de la psychanalyse sur une hypothèse ? C’est la question que pose François Roustang :

 On peut légitimement se le demander, car les conditions de possibilité de la connaissance théorique sont identiquement celles de la pratique, à savoir la situation analytique. Ou bien la théorie – plus particulièrement la métapsychologie – est un édifice indépendant de l’expérience et il est alors invérifiable […] ; ou bien la théorie est puisée dans l’expérience et elle n’est alors que la description ou le récit plus ou moins structurés par une terminologie nouvelle adéquate. On se trouve donc en présence soit de fictions qui se développent en marge de la situation analytique (par exemple, la constitution de l’appareil psychique), soit d’une théorisation qui est toujours le double appauvri de l’expérience51.

  1. Freud ne peut se résoudre pas à voir dans l’inconscient une fiction même nécessaire, ni un principe régulateur au sens kantien du terme, et ce, même si l’inconscient n’est pas un objet d’expérience. L’hypothèse de l’inconscient pose incontestablement un problème épistémologique à son découvreur mais n’en reste pas moins « nécessaire et légitime ».

 

Bibliographie

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  • Roustang, François. Elle ne le lâche plus. Paris : Payot, 2009 [1981].


1  S. Freud, L’Intérêt de la psychanalyse, 55.

2  Ibid., 69-70.

3  S. Freud, « Des paralysies hystériques » in Œuvres complètes I, 371.

4  S. Freud, « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques », in Œuvres complètes I, 351-365.

5  S. Freud, « Des paralysies hystériques », 371.

6  S. Freud, L’Intérêt de la psychanalyse, op.cit., 70.

7  S. Freud, « Le Trouble de vision psychogène dans la conception psychanalytique » in Œuvres complètes X, 186.

8  Ibid., 177-188.

9  Ibid., 185.

10  S. Freud, « Préface du traducteur aux Leçons du mardi à la Salpetrière » in Œuvres complètes I, 335. Nous soulignons.

11  Ibid.

12  S. Freud, L’Intérêt de la psychanalyse, op.cit., 70.

13  S. Freud, Du rêve in Œuvres complètes V, 28.

14  Ibid., 29.

15  S. Freud, Le Trait d’esprit et sa relation à l’inconscient in Œuvres complètes VII, 172.

16  Ibid., 172.

17  S. Freud, L’Intérêt de la psychanalyse, 56.

18  F. Nietzsche, La Volonté de puissance, § 533, cité par G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, 20.

19  S. Freud, L’Intérêt de la psychanalyse, 62.

20  Ibid., 68.

21 C’est le cas de Michel Haar, Introduction à la psychanalyse : Freud in http://lyc-sevres.ac-versailles.fr/p_freud.intro.MH.pdf , 52.

22  S. Freud, Fragment d’une analyse d’hystérie in Œuvres complètes : VI, 183-302.

23  S. Freud, « L’Inconscient » in Métapsychologie, 66.

24  Ibid., 67.

25  J. Derrida, La Carte postale, 283.

26  S. Freud, « L’Inconscient », 74.

27  S. Freud, L’Interprétation du rêve, 520.

28  S. Freud, « L’Inconscient », 66.

29  Ibid.

30  Ibid., 67.

31  La réserve temporelle (« Pour le moment ») rendue en italiques en français participe sans doute du statut temporaire et provisionnel qui est celui de l’hypothèse.

32  Ibid., 79.

33  I. Kant, Rêves d’un visionnaire, 55. Nous soulignons.

34 S. Freud, L’Interprétation du rêve, 579.

35  Ibid. Nous soulignons.

36  Ibid.

37  Ibid., 653.

38  I. Kant, Rêves d’un visionnaire, 111.

39  Ibid., 90-91.

40  S. Freud, « L’Inconscient », 67.

41  Ibid., 70.

42  I. Kant, Rêves d’un visionnaire, 78.

43  Ibid., 114.

44  S. Freud, « L’Inconscient », 69.

45  I. Kant, Rêves d’un visionnaire, op. cit., 115-116. Nous soulignons.

46  S. Freud, « L’Inconscient », op. cit., 73.

47  Ibid, 71.

48  S. Freud, L’Interprétation du rêve, 520. Nous soulignons.

49  S. Freud, J. Breuer, Études sur l’hystérie, in Œuvres complètes II, 26.

50  S. Freud, « L’Inconscient », 73.

51  F. Roustang, Elle ne le lâche plus, 84.



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