« Un sursis à l’entendement du monde » : formes et enjeux des adresses dans l’œuvre de Christian Doumet

Karine Gros

Université Paris-Est-Créteil

  1. L’œuvre de Christian Doumet, commencée en 1976, n’a de cesse de jouer avec les genres, de faire bouger les lignes des codes littéraires pour mettre en évidence l’éthique de l’écrivain qui doit « être absolument inventif pour être absolument attentif1 ». L’écrivain est à l’écoute du quotidien singulier en le réinventant. Il parvient à ce que l’on pourrait nommer « une fiction du vécu ».

  2. La fiction du vécu s’attache au prosaïque et au quotidien : elle est une variation discontinue sur le thème de la fictionnalisation de soi au monde pour mieux comprendre le monde tel qu’il est : dans son ambiguïté profonde, dans son alternance de réussites esthétiques et d’horreurs, lorsque l’éthique fait défaut. Ce rapport au vécu manifeste la volonté de retrouver dans les mots une éthique et un sens ontologique, la volonté de confondre la réalité du monde et d’exhiber ses manquements éthiques ; il manifeste la volonté de saisir le réel tel qu’il défie l’Être et le met en péril.

  3. La fiction du vécu se déploie dans des textes narratifs qui renouvellent un genre ancien, tel le traité, à l’instar de Traité de la mélancolie de Cerf, dans des textes poétiques (Illettrés, durs d’oreille, malbâtis, Horde, Suite Horde), dans une œuvre romanesque La Méthode Flaming (constituée de brefs chapitres), dans des essais poétiques (Pour affoler le monstre, Poète, mœurs et confins, Faut-il comprendre la poésie ?). L’attention au monde sous-tend également des textes inclassables qui oscillent entre récits, nouvelles et méditations sur le monde : Feu à volonté, sur les proches, que le poète nomme « ses autruis2 » (Rumeur de la fabrique du monde), sur un pays en particulier (Japon vu de dos), sur des villes ou des abris (Trois villes dans l’œil d’Orion, Trois Huttes), sur un artiste (Victor Segalen, l’origine et la distance, Le Rituel du Livre) ou sur l’art en général, la musique et la peinture notamment, Vanité du roi Guitare, Grand art avec fausse note. Alfred Cortot, piano, L’île Joyeuse, Tentative de destruction d’une ville par la peinture.  

  4. Ces enchevêtrements et ces écarts esthétiques et génériques manifestent une conception ouverte de l’acte littéraire. Les livres de Christian Doumet développent une interrogation sur le monde et sur l’art, et tentent de répondre à la question « comment être-au-monde aujourd’hui » qui induit la question « comment écrire aujourd’hui ? ». Une des réponses réside dans le recours aux différentes formes de l’adresse.

  5. En effet, par le truchement des adresses (à ses amis, à ses lecteurs, à son éditeur, et in fine  à la langue poétique), Christian Doumet se tourne vers le réel, et se met à l’écoute du monde. Dans cette écoute attentive, proche d’un sursis, d’un répit, le monde advient et se réinvente. Les adresses recréent le réel dans sa diversité et dans son altérité la plus profonde : elles sont une jubilation verbale qui construit le quotidien et le sujet sur le mode de l’errance, entre errements et erreurs. Les adresses, dans l’œuvre de Christian Doumet, sont ambivalentes : elles participent de la réflexion menée sur l’homme en contribuant à / ou en entravant la perception de l’être et plus précisément de l’identité. Dans quelle mesure ces adresses fondées sur un système généralisé de « jointures […] consubstantielles3 » et de disjonctions posent-elles la question de l’identité du sujet et de l’auteur ? Pour répondre à cette question, j’interrogerai les enjeux éthiques et esthétiques des adresses. Je montrerai dans quelle mesure les adresses révèlent le monde et le sujet, posent la question de l’identité de l’auteur et dans quelle mesure elles tendent vers l’Adresse par excellence : l’adresse à la langue.

L’adresse comme fiction : une identification de l’auteur

  1. Les adresses sont étroitement liées à l’expérience d’une crise de l’identité articulée autour du même et de l’autre, événements personnels et pensées des « autruis ». L’identité se nourrit d’un langage qui cultive la dialectique de l’essence et de la construction, la dialectique de l’être et du devenir, la dialectique de l’image posée et du mouvement. L’adresse, ou plus exactement les adresses, prennent appui sur une interaction, un mouvement double : d’autrui vers soi, de soi vers autrui. Un premier mouvement d’autrui vers soi permet à l’auteur d’accéder à une ressemblance intérieure plus vraie que l’identité des traits. Et un second mouvement : de soi vers autrui. Les événements vécus par les « autruis » interpellés sont réinventés : l’auteur raconte leur histoire en leur prêtant ses propres questionnements et ses propres doutes. Loin de toute référence généalogique, de nouvelles parentés se construisent. S’invente, par le truchement des adresses une identité multiple, protéiforme, vivante et vibratoire, une identité hybride simultanément matérialisée et dissoute. Ces parcellisations du moi constituent sa véritable matérialité et révèlent que le soi de l’auteur, son origine, son autobiographie, ne passent pas par un « connais-toi toi-même », une intériorité, un repli sur soi. Le sujet se dissout dans les multiples adresses qui sont l’expression de sa quête inquiète d’« indices originaires » :

L'origine est invisible, introuvable, impensable. Mais sur tous les pans de nos vies abondent les indices originaires. Traces, pistes, entre elles contradictoires. Ainsi sommes-nous de père, de mère, qui eux-mêmes... : témoins, indicateurs, relais...à l'infini. Si bien que tous mêmes chiens, à flairer, dans des directions incohérentes, droite, gauche, avant, arrière, et à tenter de réunir en bouquet ces non-sens. En vain, bien sûr4.

  1. La concaténation des adresses fait sens : elle interroge la perception de l’être et plus précisément de l’identité qui se construit et se déconstruit au fil d’une errance. Elle montre  que le soi découle d’une superposition : une incarnation du passé dans un présent, un dialogue entre soi et les « autruis » ; elles sont les indices d’une identité de l’auteur en construction qui tente de trouver une médiation privilégiée qui favorise une invention de soi.

  2. L’image de l’auteur serait-elle une identification aux adresses réelles ou ne serait-elle pas plutôt liée à des adresses fictionnelles? une fiction qui engendre une fictionnalisation identitaire rendant propices les interrogations et les inquiétudes sans sombrer dans l’illusion autobiographique ou réaliste?  Car tout sujet, toute identité s’éprouve dans la fiction, dans une une identification à la fiction : une identifiction.

Il faut que nous soyons — écrivain, lecteur — tirés en avant, exposés à l’espace, happés vers un lieu d’inconnu ; qu’avec les phrases enchaînées les unes aux autres, nous nous jetions à corps perdu, trouvant là notre rythme en même temps que l’exaucement de notre rêve de perdition5.

  1. La parole de l’écrivain « happé vers un lieu d’inconnu » fait l’expérience sensuelle et sensorielle de l’adresse éprouvant ainsi un « transport […] à corps perdu » en vue d’une projection proche d’une métamorphose intime. Le rapport entre corps, perception du monde et écriture est complexe :

si le lieu de l’écrire reste invisible, nous savons bien pourquoi : c’est qu’il est un pur lieu mental. On écrit dans un espace imaginaire. Non pas virtuel : un espace qu’invente le désir même de l’écrire. Ce « lieu » ne peut donc être que dépourvu de réalité — Barthes eût dit « de corps », pour qu’adviennent un autre corps, un autre lieu dans les signes.

Écrire, ce serait donc vider l’ensemble de la sphère perceptive. Mais non exactement au sens d’un retranchement du monde, de ses tentations et de ses parasites sonores ou visuels. Un éloignement, plutôt, visant à ramasser le corps entier sur la fine pointe où seront arrêtés et distribués les mots. Le rassembler sur cet espace nul afin qu’ainsi le monde se projette dans les signes à venir de l’écrire réalisé en écriture. Écrivain est celui qui prête son corps à une telle mutation6.

  1. Écrire, ce serait donc l’acte physique par excellence symbolisé par l’appel émis par l’adresse. L’écrivain est représenté comme poussé par une dynamique corporelle. Le rythme de son corps, son impatience, sa mouvance se font transports du souffle, de l’inspiration qui sont autant de manifestations de l’activité psychique qu’entraîne l’adresse :

[les adresses] nous donnent à éprouver la constitution morcelée et liée d’un mouvement intérieur dont l’emportement des transports ne serait que la manifestation visible. [Les adresses] puise[nt] [leur] force dans une ontologie du dynamisme mental7.

  1. Les livres sont dialogues, « mystérieuse socialité », « frottement de sa voix avec les autres voix » afin d’ « entretenir avec le silence des absents une sorte de conversation conciliante »8, un rapport d’accompagnement. Face à cette conversation conciliante, le chapitre « Manuscrit, vif ou mort » de Rumeur de la fabrique du monde renverse l’adresse : il met en scène l’adresse qu’un autrui fait à l’auteur, pas n’importe quel autrui : l’autrui qui peut transformer l’auteur d’un livre en écrivain. Cependant cette adresse signe le refus de la reconnaissance du statut d’écrivain :

L’auteur le plus négligent ne lit pas sans un frémissement la petite phrase accompagnatrice de toute lettre de refus : Passé un délai d’un mois, nous procéderons à la destruction de votre manuscrit. Hantise des stocks... […] Prière de débarrasser le plancher ! Ainsi poursuit la fameuse lettre : «  Nous vous rappelons qu’un éditeur n’est pas responsable des manuscrits qui lui sont adressés spontanément. Nous vous proposons donc de vous réexpédier le vôtre. À cet effet, nous vous remercions de nous faire parvenir la somme de... » Rappel... Rappel à l’ordre : tes ordures n’ont rien à faire dans ma boutique ; elles m’encombrent ; elles puent ; du balai! etc. L’auteur, lui, qui avait cru répondre à un désir en le suscitant, qui secrètement se préparait au venez, chère âme, on vous attend de tous les élus du monde, se trouve confronté au problème d’un transport de cadavre : payer pour l’aller du vif, payer pour le retour du mort. […] Ce rapatriement est le couronnement d’une douleur ; ce timbre à trente francs (« augmenté de dix pour un envoi recommandé » — recommandé, disent-ils!...) lui fait l’effet d’un coup de grâce9.

  1. Loin d’une contiguïté similaire, l’adresse faite par l’éditeur introduit une distance au moment même où l’auteur en appelle à une complicité désirée. L’adresse ici est une fin de non-recevoir, elle est rupture entre l’écrivain et l’éditeur. La destruction symbolique opérée par l’adresse et symbolisée par le refus du manuscrit entraîne une modification stylistique. Des notes et renvois se rajoutent au corps du texte : ils sont autant de lieux où l’auteur dialogue, modifie le texte, perturbe la lecture linéaire, déconstruit en somme l’adresse.

  2. L’adresse ramène à la genèse de l’œuvre et force l’écrivain à se redéfinir par rapport à ce qu’il était et par rapport à la réception de l’œuvre. Elle  pose la question de « qu’est-ce qu’écrire ? » ou « pour qui, à qui écrire aujourd’hui ? ».Car à qui s’adresse l’auteur ? Telle est la seconde question que je souhaiterais désormais aborder.

À qui s’adresse l’auteur ?

  1. L’adresse à la fois échappe, exprime une errance et participe d’une fantasmagorie en partie insaisissable. Dans ses œuvres narratives et poétiques, Christian Doumet s’adresse à une multitude de personnages parce que si « une écriture est seule en face d’un problème universel, [e]lle n’est pas seule face à sa fantasmagorie la plus singulière » :

Nos fantasmes sont peuplés de présences chaleureuses, rémanences ou créations d’autruis portés à la fusion, à l’enchantement ou à la perdition ; êtres-matière dont nous frôlons, dans la courbe du trait, la molle intumescence en une indistinction de corps et d’âmes, de paroles et de mutismes rendus soudain équivalents. Nous sommes immergés dans le peuple de nos fantaisies10.

  1. Les adresses sont multiples : souvent énigmatiques, complexes et indéfinissables, elles peuvent être des interpellations générales, par exemple lorsqu’elles s’adressent sans distinction aux illettrés, aux durs d’oreille et aux malbâtis qui ne savent pas entendre ni comprendre le monde :

Salut à l’Illettré,

De dos dans sa nuit

[…]

Tu écoutes sans comprendre

[…]

Salutation au dur d’oreille

A force de patience et de mauvais vouloir

On finit bien par obstruer en soi le parlement11.

  1. Dans Rumeur de la fabrique du monde, les adresses sont essentiellement des interpellations personnelles, ad hominen, à des personnages réels, familiers ou ayant une notoriété attestée : des parents, des amis, des femmes aimées, des écrivains ou philosophes, Jean-Pierre Richard, Jacques Roubaud, Agamben, Barthes, Deleuze, des musiciens, des peintres, mais aussi des inconnus croisés dans les transports en commun, etc. Des adresses à des personnages réels mais aussi des adresses à des personnages inventés tel le Prof Yé, double ironique de l’auteur. Ce mélange réel/imaginaire révèle que le rapport à l’autre s’invente faute de pouvoir être objectivé par la littérature. Les personnages fictifs auxquels s’adresse l’auteur ont surtout pour rôle de confronter leurs points de vue avec celui du narrateur, d’attester la valeur de leur jugement au détriment de celui du narrateur. Cependant, profondément mémorielles, les adresses dans Rumeur de la fabrique du monde construisent une réalité sans pour autant rechercher ni revendiquer une authenticité. Elles recréent un instantané fictionalisé.

  2. Autre exemple : Horde. Horde est une œuvre incantatoire, aux vocatifs inventés ou réels désignés par des adjectifs possessifs (« vos »), des pronoms (« tu »). Elle s’adresse aussi à des « princes de rien12 » ; à une prétendue Mathilde aux identités multiples, mais aussi au château de Berzé « chose de pierre inaudible », « être malléable et velouté13 », aux animaux, au paysage sombre peuplé d’« ombres [qui] dévorent14 », au monde qui écoute et comprend, ce monde que l’on écoute sans comprendre. Les adresses se multiplient sans qu’on distingue précisement les destinataires, d’autant plus que les adresses sont ponctuées de termes classiques, voire médiévalisants, de mots précieux qui recréent poétiquement le réel dans sa diversité et dans son altérité la plus profonde. En accord avec le vocabulaire et la thématique, le rythme et les structures des adresses (remarquables par l’accumulation des inversions ou l’absence d’articles) ont une couleur désuète ou baroquisante qui inscrivent le destin des adresses dans un passé fictionnel incertain et les font accéder à une forme d’intemporalité.

  3. En somme, dans l’œuvre de Christian Doumet, par le truchement des adresses, le sujet est centré non pas sur son intériorité mais sur une intériorité partagée, sur un « rapport ordinaire au présent » lié au passé, sur un « nous » singulier et multiple :

L’une des fonctions de l’art, c’est de circonscrire le singulier de l’époque, et ce faisant, de souder ce nous du moment – parce que tout de même, la question la plus troublante, pour chacun, reste bien de savoir quel rapport je peux bien avoir avec lui, comment j’y prends place, comment j’y figure, dans ce nous infiniment problématique. La poésie, parmi d’autres pratiques symboliques, nous aide à penser ce lien, non pas à travers le langage (à cela suffit la prose, la prose philosophique, par exemple ou celle du roman, celle du journal…) mais dans cette frange du dire qu’innervent nos perceptions et que la parole ordinaire ne couvre pas. Ce qu’on pourrait appeler la zone de l’inarticulé. Il ne faut pas s’étonner que, parlant du poème, on soit amené à interroger le singulier d’une époque15.

  1. Pour Christian Doumet, composer des adresses c’est reformuler constamment un rapport au monde contemporain, à autrui et au sens.

Qui se connaît dans ses contemporains ? Qui est seulement contemporain de ses contemporains ? « jamais je ne fus contemporain de personne, non », disait Mandelstam. La contemporanéité, pour toi comme pour moi, se vit à la manière d’un impossible. C’est pourquoi de l’époque, du concept, et du grand corps de cette époque-ci, émane une odeur singulière : l’odeur du vouloir-être ; la sueur de l’effort en vue d’un fragile vivre-ensemble16.

  1. L’adresse se vit comme un fragile vouloir-vivre ensemble. Elle se caractérise par la trace mais aussi par la traque de l’autre, notamment dans Horde ou dans Traité de la mélancolie de Cerf, et par la difficulté à devenir présent l’un à l’autre :

Sera question de cette odeur que nous humons, toi et moi, comme sur la trace, ou à la traque de l’objet introuvable dont nous sommes tous les deux affamés : notrépoque. Sera question de cette émotion qui consiste à devenir – si rarement – présent l’un à l’autre ; à nous-faire-apparaître dans la communauté anxieuse des se-faire-apparaître-l’un-à-l’autre17.

  1. « Fait[es] d’hypothèses et d’incertitudes, de mémoire et d’oublis18 », lit-on dans Faut-il comprendre la poésie ?, qu’elles soient associées à la narration ou à la poésie, les adresses éloignent de tout dogmatisme. Elles évitent un discours linéaire et figé, en associant l’évocation d’autrui à des scènes de reprises et de « contradictions » qui « brise[nt] les cercles du jugement » et qui égarent le lecteur ou tout au moins le désorientent en vue d’« une lucidité moins univoque19 ». Rumeur de la fabrique du monde n’est effectivement pas univoque. L’adresse crée du lien car  elle « est un objet réactif, [u]ne parole qui réagit à une parole de fond20 », qui fabrique la rumeur du monde dans lequel vivent les « durs d’oreille ».  Cette œuvre fait entendre plusieurs voix, celles de l’auteur et de ses « autruis ». Les « autruis » sont souvent désignés par un raccourci onomastique, par des initiales que le lecteur doit déchiffrer. Parce que l’adresse à autrui est un moyen (un medium) pour penser et poétiser, elle est la marque d’une modestie de la pensée face à l’orgueil de la littérature. Elle est de l’ordre à la fois de l’unique et de l’anecdotique que mettent en relief des condensés formels et stylistiques favorisant la construction imaginaire du lecteur. L’adresse est construction et reconstruction du sujet. C’est bien de sujet et de monde en construction, en recherche de sens et en transformation dont il est ici question comme le confirme cette question : « dans quoi sommes-nous inclus ? Question qu’il faudrait préciser ainsi : à quel système d’inclusions internes et externes décidons-nous de nous rallier ?21 ». L’adresse interroge notre façon d’être au monde, d’habiter le monde, de « donner au ‘‘monde muet’’ une parole qui implique son mutisme22 ». Elle interroge aussi la façon dont le monde nous habite. Or l’on est habité par le monde si l’on est attentif et inventif à la fois, si les adresses se font anamnèses :

(Anamnèse. Faire revenir du brouillard les figures qui constituent comme une constellation d’humanité. Les faire remonter non pas de l’oubli (la preuve !), mais d’un enfouissement (d’un écrasement) plus trouble : l’indistinct expérimental sur lequel se fonde notre rapport ordinaire au présent. Re-distinguer, reséparer, re-distribuer, isoler de nouveau, et incessamment, ce qui fut sans lendemain, ce qui dans le temps surgit de toujours sous la lumière d’une sorte d’éternité sans grâce et sans au-delà, pour comprendre de quelle lumière oblique et insondable s’éclaire notre présent23.

  1. L’adresse est une quête, voire une conquête. Espace d’une recherche, elle est de l’ordre de l’expérimentation, de l’expérience, et de la mise à l’épreuve de l’humanité, de soi, d’autrui en vue de « re-distinguer » les « autruis ». Par la contiguïté et le foisonnement chaotiques qu’elles engendrent, les adresses sont propices à exprimer la liaison et la déliaison entre soi et autrui et à questionner l’écriture comme une esthétique des attachements et des arrachements.

L’adresse comme passage(s) : une esthétique des attachements comme des arrachements

Qu’est-ce qu’un « écrivain », demandait Yang? Il tenta de répondre ; mais les équivalents chinois de la réponse qu’il aurait voulu faire lui manquaient. Alors, comme il était assis sur une valise, qu’il tenait un crayon à la main et une feuille sur les genoux, il lui dit simplement que c’était un homme qui se tenait assis sur une valise, un crayon à la main, une feuille sur les genoux et qui, traçant un dernier signe au bas de la page, sentait en lui s’alléger un peu le poids du malheur24.

  1. Les adresses forment un « système des cable-cars », décrits comme « mus par un câble continu qui court dans une gorge entre les rails, et auquel une mâchoire rétractile les accroche25 ». Elles sont une affaire de régime, une question de motricité, d’accélérations et de décélération. Elles sont en continuel déplacement, en incessant mouvement, donnent à lire une « théorie de[s] attachements, autant que de[s] arrachements26 » et se présentent comme un bel exemple de l’hétéronomie de la littérature, dont parle Derrida dans Genèses, généalogies, genres et le génie27. Les adresses  sont « hétéronomie » en ce sens qu’elles s’attachent aux autres pour être. Des attachements autant que des arrachements qui donnent lieu à une écriture de l’écart, de l’écartement et du déplacement, et participent à une écriture du divers, ou plus exactement de la jonction des divers, d’une jonction entre deux ordres de rupture : « une rupture logique, et une autre, rythmique28 », symbole d’une rupture ultime que les adresses tentent de réparer.

  2. Le recours aux adresses révèle une littérature inquiète, une inquiétude du langage qui cherche et se cherche, qui se veut invention, intention, mise en tension avec autrui. Sur le plan esthétique, les adresses témoignent de la vision d’un monde parcellisé, dont l’éclatement est reconstruit par la continuité de l’écriture, véritable fil d’Ariane qui comble les creux et les déliaisons créant la trame d’une rumination de la langue et de la pensée.

[L’adresse] se présente comme une grande question adressée à la langue – et non comme une réponse donnée  a priori –, comme une question et une réponse, indissociablement unies et coextensives l’une à l’autre29.

  1. Cette mise en question ou en péril du langage prend son ampleur dans le tutoiement qui invite à renouer avec le monde sensible en expérimentant l’adresse, c’est-à-dire en prenant la mesure à la fois de sa puissance et de sa duplicité, en somme de sa complexité. La mise en péril du langage se fonde sur une dislocation (à la fois d’un déplacement et d’un déboîtement esthétiques), sur une divergence en vue d’une convergence. Cette jonction de disjonctions fait « entendre la parole de la parole. L’écho de la langue même réfléchie soudain […] où se dessine sa suspension, sa lacune, sa défection soudaine30 » si bien qu’« écrire — je cite Le Rituel du Livre —  a peu à peu partie liée avec le sacrifice spectaculaire du moi ; et plus profondément peut-être avec la perte de ses attachements ancestraux : [l’auteur et ses « autruis » et] l’Auteur et la langue-mère31 ». Car les adresses in fine sont une adresse à la langue. Dans Poète, mœurs et confins, elles ouvrent  une réflexion poétique. Le poème « Nous seuls demeurés » explicite l’expérience poétique chez tout homme : elle est une adresse directe à la langue, consubstantielle au poète. L’adresse désigne symboliquement la poésie, interpellée comme une belle mais endormie (« Dormante, parmi les pierres célestes !32 »), indifférente aux douleurs du poète :

(est-ce qu’elle connaît, au moins, est-ce qu’elle suit la fracture au fin fond où se remembrent les secousses, où elles divisent la première explosion ?)

Mais non, mais non

Trop je te prête

Les yeux, les endormis, c’est d’animalité, l’âme butée

aux cailloux, c’est d’ignorance33

Elle est celle qui se cache et qui n’assure nullement au poète de réussir :

Ma langue, comme tu sais bien gagner la clandestinité

Et sous les éboulis du froid, faire ta couleuvre

Corps translucide,

Dormante parmi les pierres célestes!

[…]

Serpentueuse, comme tu fais bien ta retirée, semblant

songer  par esses, par voltes, semblant traduire

patiemment les coupures en liaisons ; et en

conciliabules tout un département de rumeurs

auxquelles tu n’entends rien

 

Ma langue ! — car ici nous en sommes, ici exactement du tutoiement,

des dépendances et des vassalités

Tandis que se prémice une battue aux fourrées — on te cherche

On t’aura

Et sur les mêmes silex où tu reposes, dégorgera ton viscère

encombré, ton indigeste orgueil de naine ouverte

Haut et bas, comme un boudin frileux

Ton arrogance,

Tant promesse, et qui ne tient plus rien !34

  1. La suite de ce poème développe l’idée d’une poésie associée au travail, plus précisément à un travail de ferrailleur, ancré dans le réel, dans les matériaux premiers, du quotidien (le fer, y compris dans son versant négatif qu’est la rouille). Le ferrailleur est l’image moderne de l’orfèvre. La poésie, « notre métallurgie » est ce « petit commerce de fil de fer », dont les vers sont des « liasses avec leur rouille » qui font « tenir front aux ferrailleurs35 ». La personnification et la matérialisation — la concrétisation — de l’adresse l’unissent au poète : « tous deux ainsi, nous remontions jusqu’à la forge […] prêts à livrer […] le secret des articulations », articulations du corps, articulations entendues au sens de liaisons, articulations des mots et des sons. Sous couvert des adresses, il est question de la quête de la langue et de son articulation. La langue est revivifiée par l’établissement d’un rapport singulier à autrui qui la détache de son emploi ordinaire. Le monde est ce qui survient dans l’œuvre  poétique : une combinatoire infinie de possibles. Cette combinatoire est nécessaire pour que le poète « conn[aisse] un instant [sa] langue », pour qu’il puisse l’articuler. Articulation ardemment souhaitée par le poète :

Par désir

Qu’à l’improviste surgît encore une fois le scintillement

Les pépites argentées

Terreuses et argentées36

  1. Cependant cette articulation  poétique, « terreuse et argentée », est de l’ordre de l’éphémère. Le poète est menacé d’aphasie et se retrouve plongé dans sa solitude. L’adresse n’est donc pas le signe d’un lien assuré. L’intimité, la connivence, créée par le tutoiement laisse place à la troisième personne du singulier :

depuis qu’elle m’a lâché […]

Seul

Sans yeux et titubant

Sans connaissance que l’effarement d’une mystérieuse pauvreté37

  1. L’adresse contraint le poète à reconnaître son dénuement, son abandon le plus profond, celui de la voix : « bouche vide maintenant38 » (lit-on dans Illettrés, durs d’oreille et malbâtis). Formule sans article qui accentue encore le sentiment d’évidement. Bien plus, le poème « Salut à l’illettré » souligne que le monde étrique le langage et le poète solitaire, qui se sent exclu (« coupé des océans ») et constate son impuissance (« Ne sachant lire un mot », « impossible à écrire ») et son labeur (« où tu pioches […] six heures »). Cette impuissance et ce labeur le transforment en animal et l’empêchent d’atteindre une musicalité poétique. Le poète ne peut formuler qu’un  « Croassement » :

Ne sachant lire un mot

Depuis qu’on t’a coupé des océans

[…]

Tu rêvais à

Là-bas-les vagues

Là-bas-le vent

Et tout cet impossible à écrire autrement que deux pieds

dans le rétréci

où tu pioches

Pitié de vie ! Six heures ! Croassement !39

  1. Le poème « Dur d’oreille » réitère l’idée de labeur et de solitude de l’auteur, d’aphasie (« De soi contre soi silencieux40 ») et d’absence de reconnaissance dans une tonalité rendue plus lyrique encore par l’emploi du « je » et du dialogue avec la poésie. Il s’achève sur un « nous » qui pourrait à la fois être celui du poète et du destinataire de l’adresse ou celui du poète et de ses lecteurs, plus largement de l’humanité, mais un « nous » lié à la mort :

Grand sourd —

Sourd complaisamment à quoi ?

J’écoute du dedans

L’habitation profonde

Le défi qu’on me loue ce tombeau

Comme toi je n’entends rien venir au détour des chemins

Ce monde, l’autre non plus

Ni la clameur des supporters

Serions-nous déjà morts ?41 

  1. En somme, les adresses créent un vécu imaginé qui mêle présence et absence, qui dit une création placée sous le signe de l’inaccessibilité, de la mort ou de l’aphasie. Mort, sentiment d’inaccessible, aphasie qui entravent l’entendement du monde et la création poétique. Seule une fictionalisation identitaire semble pouvoir sauver le poète mais sans certitude aucune, comme le révèle cette adresse à Babel, à laquelle pourtant l’auteur se sent légitimement uni :

[…] Babel

Certes peu d’espoir de t’atteindre quelque jour

Marié cependant

Accolé, Babel, à l’une de tes boutisses42.

Bibliographie

  • Derrida, Jacques. Genèses, généalogies, genres et le génie : le secret de l’archive. Paris : Galilée, 2003.

  • Doumet, Christian. Faut-il comprendre la poésie ? Paris : Klincksieck, 2004.

  • Doumet, Christian. Illettrés, durs d’oreille, malbâtis. Seyssel : Champ Vallon, 2002.

  • Doumet, Christian. Rumeur de la fabrique du monde. Paris : Corti, 2004.

  • Doumet, Christian. Par océan. Paris : Obsidiane, 2004.

  • Doumet, Christian. Passage des oiseaux Pihis. Paris : Le Temps qu’il fait, 1996.

  • Doumet, Christian. Poète, mœurs et confins. Seyssel : Champ Vallon, 2004.

  • Doumet, Christian et François Boddaert. Pour affoler le monstre (Preuves et épreuves d'une poésie actuelle).  Paris : Obsidiane, 1997.

  • Doumet, Christian. Le Rituel du livre. Paris : Hachette, 1992.

1 C. Doumet, Fabrique du monde : II,  note 366, inédit.

2 « ça parlera de mes autruis. Mais qu’on se rassure : mes autruis sont ceux de tout le monde ; je veux dire : les mêmes. Toujours. Partout. » (C. Doumet, Rumeur de la fabrique du monde, note 2 ter, 13.)

3 C. Doumet, Rumeur de la fabrique du monde, 11.

4 Ibid., note 286, 293.

5 Ibid., 168.

6 Ibid., 69.

7 Ibid., 168.

8 C. Doumet, Par océan, 33.

9 C. Doumet, Rumeur de la fabrique du monde, 66-67.

10 Ibid., note non numérotée, « Dans les transports », 165.

11 C. Doumet, Illettrés, durs d’oreille, malbâtis, 7.

12 Ibid., 25.

13 Ibid., 37.

14 Ibid., 24.

15 Par océan, 22.

16 Fabrique du monde : II.

17 Fabrique du monde : II, inédit.

18 C. Doumet, Faut-il comprendre la poésie ?, 48.

19 C. Doumet, Poète, mœurs et confins, note 3, 12.

20 Ibid., note 23, 21.

21 Ibid., 55.

22 Faut-il comprendre la poésie ?, 133.

23 Rumeur de la fabrique du monde, 21.

24 C. Doumet, Passage des oiseaux Pihis.

25 C. Doumet, Un lance-pierres pour San Francisco, 13. Repris dans Poète, mœurs et confins, note 179, 112-113.

26 Rumeur de la fabrique du monde, note 21, 26.

27 J. Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie : le secret de l’archive, 59.

28 Rumeur de la fabrique du monde, note non numérotée, « Dans les transports », 169.

29 C. Doumet, Pour affoler le monstre (Preuves et épreuves d'une poésie actuelle), 11.

30 Rumeur de la fabrique du monde, note non numérotée, « Dans les transports », 169.

31 C. Doumet, Le Rituel du livre, 195.

32 Illettrés, durs d’oreille, malbâtis, 7.

33 Ibid., 8.

34 Ibid., 8.

35 Ibid., 9.

36 Ibid., 8.

37 Ibid., 10.

38 Ibid., 10.

39 Ibid., 17.

40 Ibid.., 20.

41 Ibid., 19.

42 Ibid., 32.



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