Following suit(e) : Virginia Woolf, Carlyle, Deleuze

Marie-Dominique Garnier

Université de Paris 8

La littérature souffrait d’une pléthore de vieux vêtements. Cézanne et Picasso avaient montré la voie; les écrivains devaient faire comme eux et se débarrasser de la figuration1.

Literature was suffering from a plethora of all clothes. Cézamme and Picasso had shown the way; writers should fling representation to the winds and follow suit2.

  1. L’extrait donné en épigraphe, tiré de La Vie de Roger Fry de Virginia Woolf, constitue en plus d’un sens un point de départ, entendu à la fois au sens de seuil depuis lequel partir et de lieu sur lequel tomber en arrêt : l’un des effets d’une telle affirmation est d’exiger, sinon la multiplication des lectures, du moins un regard en arrière, ou un retraitement de ses métaphores. Filtrée par la voix du discours indirect libre qui permet à la biographe de venir au plus près de mots de son sujet, la citation est une série de clichés (qui disparaissent en partie dans la traduction française) : « pléthore de vieux vêtements », se débarrasser de la représentation (« fling representation to the winds ») et « faire comme eux » (« follow suit »). Chacun de ces clichés laisse la marque d’une incrustration lexicale morte à la surface de ce qui s’annonce par ailleurs comme étant libre de toute forme d’expression pré-déterminée. Pourtant, quelque chose incite à recommencer la lecture de l’affirmation de Fry/Woolf : l’appariement de deux clichés, « old clothes » et « follow suit », expressions que  séparent/réunit un micro-différentiel productif. Si la métaphore de « to follow suit » est issue du lexique du jeu de cartes, et indique le fait de jouer dans la couleur donnée par une carte « leader », et par extension d’agir de même, d’emboîter le pas, ou de suivre une coutume (où « coutume » en français laisse entendre un jumeau du « costume » ou « suit » anglais), il n’en va pas de même de ce terme, « suit », moins stable, prêt à ouvrir d’autres pistes de lecture que celle du jeu de cartes. Replacée dans l’environnement, dans la zone d’attraction proche du précédent cliché « old clothes », l’expression « to follow suit » subit pourtant un changement de couleur, sous l’effet d’une remotivation par la proximité de ces « vieilles nippes » qui manipulent le matériau de la seconde expression, par déformation ou extension, pour en rendre la fibre métaphorique élastique, en remotiver le cliché, et lui rendre l’un de ses sens : le sens vestimentaire. « Suit » traduit et répète à la fois (ou suit) « follow ». Il se produit en d’autres termes par delà ou en deçà de la métaphore un effet de métamorphose — une « couleur » s’étant soudain mise à « couler ». Les deux clichés forment un nouvel être recombinant, organisme à plusieurs places,  sans hôte. D’origine latine, le mot « suit » couvre un spectre lexical allant de la loi féodale, dans lequel il désigne le fait d’être présent dans la « suite » d’une personne que l’on sert, ou à défaut la somme d’argent versée en compensation, à des acceptions spatiales (une « suite » ou enfilade de pièces) ou mathématiques (les suites et fluxions de Newton, sur lesquelles repose le calcul différentiel) « Following suit » se laisse lire en tant que dispositif de répétition avec bégaiement différentiel.

  2.  Si l’essai qui suit aborde ou approche la question « Virginia-Woolf-parmi-les-philosophes » depuis un détail narratif a priori mineur ou digressif, c’est parce qu’il tente de retranscrire la « philosophie » en termes de suite, terme qui sera pris ici comme traduction de ce que Deleuze et Guattari ont conceptualisé en tant que « ligne de fuite3 »: « fuite », où entendre à la fois un départ et une perte liquide, s’approche asympotitiquement, selon les variations de vitesses de lecture, d’une « following suit » ou d’un « f(ol)lowing »-suit — autre nom du devenir.

  3. C’est de façon littérale que l’écriture de Virginia Woolf « follows suit » : qu’elle forme une alliance philosophique avec des concepts-clefs de l’oeuvre de Deleuze et Guattari. Un « fil » souple — ingrédient indispensable d’une « fil/osophie », traverse son écriture, laquelle « filosophie » opère de façon littéraire, et littéral, depuis les bords de la représentation (dans Roger Fry).  L’expression « to follow suit » est ici prise comme voie de sortie de la représentation, échappée post-moderne. C’est précisement contre la représentation que Deleuze échafaude sa thèse de doctorat exposée dans Différence et répétition4, dans des termes qui évoque ceux de Roger Fry. La logique conduisant de Deleuze à Woolf (ou l’inverse) emprunte par ailleurs le chemin de Thomas Carlyle, dont le Sartor Resartus est un texte important pour l’un et l’autre. C’est à la « suite » de Carlyle qu’un des concepts les plus importants de Différence et répétition est développé, à savoir le concept de « répétition déguisée ». Deleuze suit Carlyle, lequel est suivi par Woolf, dont l’écriture vole au devant de celle des analyses de Deleuze et Guattari dans Mille plateaux.  Ces quatre noms partagent une zone de limitrophie commune: ils ont un même « following suit » en partage. Lectrice attentive de Carlyle, Virginia Woolf suit de très près le fil étrangement uni-dimensionel (thématiquement relié au vestimentaire, au costume) de Sartor Resartus (dont le titre aux consonances latines si pesantes laisse entendre par deux fois la syllabe quasi-imperceptible, décapitalisée, « art »). Ce qui suit, autrement dit, n’aborde pas l’alliance formée par Woolf-Carlyle-Deleuze/Guattari en termes de succession chronologique ou historique mais en tant que devenir.

Roger Fry : Une biographie5 : déRoger au sujet

  1. En suivant la double piste d’un article indéfini et d’un prénom de peintre, Roger Fry: une biographie peut se lire comme texte expérimental paradoxal dans lequel lire « a biography » en tant qu’essai « abiographique ». Le sujet « Roger » approché par Woolf y est soumis à déambulations (à ce que l’anglais appelle « roguing »), invité à entrer dans diverses formes  dont un équivalent français pourrait être la « dérogation »: déroger à toute subjectivité en tant qu’entité figée, rendre poreuses les limites du sujet de la biographie. Du point de vue d’une philosophie de l’évènement, le vague apparent du titre anglais, perdu dans la traduction, et qui devrait faire apparaître « une biographie », ne manque de rien, puisque « l’individuation ne passe pas par une forme et ne se fait pas par un sujet6 ». Un sujet « libre » (Fry ou « free ») y circule, entre biographe et sujet de la biographie, sujet devenu « rogue » (comme le loup qui y surgit au détour d’un détail textuel). L’analyse par Woolf du positionnement anti-représentatif de Fry vaut également pour sa propre écriture, son propre déplacement critique des cadres de la représentation :

Roger Fry posait des mains sacrilèges sur les classiques. Il trouvait dans Shakespeare, dans Shelley, des exemples flagrants de ce vice d’écrivain qui est de distordre la réalité, d’importer des groupements impurs, de contaminer le courant avec des adjectifs et des métaphores. La littérature souffrait d’une pléthore de vieux vêtements. Cézanne et Picasso avaient montré la voie; les écrivains devaient faire comme eux et se débarrasser de la figuration7.

  1. Lu de façon isolée, en tant que déclaration d’indépendance stylistique, un tel manifeste montre d’emblée ses propres limites, puisqu’il commence par ne pas tenir ses promesses. Le passage est grevé de clichés et de métaphores, auxquelles s’ajoutent celles du paragraphe qui suit (« mains sacrilèges », «exemples flagrants », «contaminer le courant »).

  2. Pourtant, un second plan d’expression prend ici forme : style ou anti-style, par lequel l’écriture de Woolf file (est filée) du côté de ce que Deleuze et Guattari ont désigné sous le terme d’heccéité: « des invididuations sans sujet, qui constituent des assemblages collectifs8 ». Une heccéité, pour reprendre la définition de Deleuze et Guattari, relève d’un « plan d’immanence et d’univocité », un « plan de prolifération, de peuplement, de contagion9 ». Replacé dans un contexte plus large, livré à la possibilité d’un « peuplement », ce passage se lit tout autrement. Au lieu, ou à côté, de métaphores, de clichés, et d’adjectifs rivés à la représentation, un plan d’immanence peut être tracé, plan sur lequel les vieux habits (old clothes) sont délogés, remplacés par un « following suit », par un « suivre » :

[…] writers should fling representation to the winds and follow suit. But he never found time to work out his theory of the influence of Post-Impressionism upon literature, and his attempts to found a broad-sheet, profusely illustrated, to be sold for one penny at all the bookstalls, in which the two arts should work out the new theories side by side, failed—the money difficulty floored even him10.

[…] les écrivains devaient faire comme eux et se débarrasser de la figuration. Mais il ne trouvait jamais le temps de développer sa théorie de l’influence du postimpressionisme sur la littérature, et ses tentatives pour fonder un journal de grand format, abondamment illustré à mettre en vente dans tous les kiosque pour un penny, où les deux arts appliqueraient cette théorie — échouèrent. Même lui fut arrêté par les difficultés financières11.

  1. À l’image précédente du « fleuve » (stream) contaminé par des adjectifs, des métaphores, se substitue ici un flux allitératif dont nul contour représentatif, nulle interprétation, ne peuvent être déduits. La métaphore du « courant » est rabattue sur le plan de la syntaxe, assouplie d’un gérondif par où faire passer, peut-être, une parodie du « courant » de conscience (stream of consciousness). En crue, le fleuve (métaphorique, voué à la représentation) cède la place à un flux de phonèmes infra-signifiants, littéralisant l’écriture du « bio-graphique » pour en faire, de façon immanente, une vie, du « vivant » traversé de particules, de traits, d’affects et d’élements semi-formels. Woolf suivant ainsi Fry (de près) provoque un processus singulier de cosignature: le devenir-commun de deux noms propres, réduits à une collection moléculaire : la répétition de phonèmes « f » ou « fl » peuplant l’antiportrait que Woolf brosse rapidement. Ces lettres allitérées entrent en dispersion à partir d’une double non-origine, celle de deux verbes : « fling, « follow », verbes traçant les contours du « nomos » de deux noms, auteur et sujet de biographie. Tournant le dos au mot d’ordre selon lequel un tableau doit représenter, une phrase être interprêtée, ce passage et son « suivre », son flux de particules qui ne représentent rien relèvent d’une tout autre plan d’expression, sur lequel «  la forme ne cesse pas d’être dissoute pour libérer temps et vitesses12 ».

  2. Quant au portrait qui suit, à savoir celui de Roger Fry en tant que « sourcier », il est marqué par une autre forme de contestation ou de « dissolution » mineure :

Le mouvement postimpressionniste, comme le montrent ces remarques fortuites, ne se limitait nullement pour lui à la peinture. Il lisait aussi les livres à sa lueur — cette lueur qui le mettait partout sur la piste de choses nouvelles. Comme un sourcier, il découvrait des courants profonds jusqu’alors bloqués par des sédiments13.

  1. Ce qui fait ici barrage à la représentation est une métaphore mixte, celle du « hidden spring » (traduit par « courants profonds »), expression destinée en apparence à une simple élaboration du champ sémantique initial (le sourcier, découvreur de sources). Mais un second plan de lecture prend forme, dans lequel  « hidden spring » (qui entre en réseau avec « incrustrations » [sédiments] et « blocked ») libère une lecture mécanique non perceptible dans la traduction (spring signifiant ressort, cliquet). Ainsi doublée, munie d’une doublure (comme dans le cas de la « suite », ensemble de cartes ou  ensemble vestimentaire), la métaphore se fracture. Une faille interprétative se forme. Quelle source suivre ?

  2. Dans l’écriture biographique de Woolf  se mettent en place des mécanismes et ou ressorts: motifs mineurs faisant obstacle à la formation d’une image univoque, oeuvrant à saboter le dispositif de la représentation. Tout tableau est retardé, bloqué, comme dans ces lignes qui suivent :

Elle était là, cette réalité, cette chose que l’artiste avait réussi à dire, tantôt dans Frances Cornford, tantôt dans Wordsworth, tantôt dans Marie-Claire, roman de Marguertite Audoux, où, si ma mémoire est bonne, l’écrivain est parvenue à exprimer les émotions à la vue d’un loup sans employer un seul adjectif14.

  1. Au détour de cet ajout textuel a priori inutile à l’économie générale de la biographie, dans ces lignes évoquant un roman de 1910 dans lequel l’écrivain parvient « à exprimer les émotions d’une paysanne à la vue d’un loup [a wolf] sans employer un seul adjectif », ce qui se met en place, outre l’admiration de Fry pour l’écriture de Marguerite Audoux, est une nouvelle sortie hors de la qualification et de la représentation. Mais cet ajout textuel fait également circuler le nom propre animalisé-anonymisé de Woolf qui entre par effraction au détour de « la vue d’un loup », détail ayant pour effet d’amenuiser, d’amener vers l’infra-mince la fine membrane séparant l’auteur de biographie du sujet biographié. La vue d’un loup ? Qui voit ? De quel côté ? Quel loup ? Combien de loups ? Avec quel degré d’anonymat ?

  2. C’est sous les plis d’un étrange « costume » que nom d’ « auteur » et nom d’animal se côtoient, pour tracer une ligne de fuite allant de Fry à Woolf en passant par Audoux — pour former ce que Deleuze et Guattari ont appelé une « multiplicité », une ligne « suivant des compatibilités et des consistances a-logiques15 », et dont la résultante est une meute de loups (ou de « Woolfs ») en marche.

  3.   Woolf/Deleuze/Carlyle appartiennent autrement dit à la meute désignée par « Une biographie », où Roger Fry est moins un sujet biographié qu’une série de bonheurs de sourciers. Une « suite », une même émission de particules s’écoule (sans ordre historique ni logique) entre le Sartor Resartus de Thomas Carlyle et Différence et répétition16, qui s’ouvre sur une citation de Sartor Resartus17.

  4. Dans les dernières pages de Sartor Resartus, la littérature et l’étrange narrateur-philosophe Teufelsdrockh ne font plus qu’un — occupant un versant qui n’est pas celui de la représentation :

Ne semble-t-il pas envisageable que […] la littérature ne puisse pas non plus prospérer normalement : qu’après s’être efforcée avec sa fougue coutumière de peindre tel ou tel tableau, et toujours sans succès, il ait fini par jeter l’éponge contre la toile, pour voir quelle peinture en sortirait18 ?

Costumes/Coutumes anglaises

  1. L’un des fils critiques qui relient Carlyle à Woolf fait en général un détour via la figure du père, Sir Leslie Stephen, ainsi que par le portrait que trace Woolf de ce dernier sous les traits de M. Ramsay dans Au phare, où il fait figure « de vieux grincheux qui s’énervait si le porridge était froid19 ». Loin de ces associations paternelles et de la figure dominatrice de l’artiste drapé des « vieilles nippes » de la philosophie, isolé dans sa pièce insonorisée, se met en place un autre type de lien entre Carlyle-Woolf, lien impliquant moins la tradition et la filiation que l’alliance. Si le projet de Woolf/Fry de « jeter la représentation aux quatre vents », est repris, presque mot pour mot par Deleuze et Guattari lorsqu’ils affirment (en commentant l’écriture de Woolf) qu’il faut, comme elle le fait, « éliminer, éliminer tout ce qui est ressemblance et analogie […] Se réduire à une ligne abstraite, un trait, pour trouver sa zone d’indiscernabilité avec d’autres traits20 », ce projet implique paradoxalement l’art vestimentaire de la disparition, de la sobriété : « une élégance anglaise, un tissu anglais, se confondre avec les murs, éliminer le trop-perçu21 ».

  2. L’art de se confondre avec les murs implique un recours au langage ou une résistance au langage, agissant sur trois plans: l’article indéfini, les verbes à l’infinitif, et une réduction au nom propre :

On a fait un monde nécessairement communiquant, parce qu’on a supprimé de soi tout ce qui nous empêchait de nous glisser entre les choses, de pousser au milieu des choses. On a combiné  […] l’article indéfini, l’infinitif-devenir, et le nom propre auquel on est réduit22.

  1. L’expression de Virginia Woolf « following suit » constitue dès lors, perçue depuis ce bord, l’une des machines (moléculaires) à retraduire l’étrange plateau sur lequel communiquent le nom, l’infinitif et l’étoffe: ligne de fuite, ligne de suite. Le terme de « suit » implique le vêtement et la ligne de fuite. Outre la sortie de la représentation que permet la formule, on y lira aussi une pièce ouverte ou « suite », autant qu’un procès (suit) contre le sujet, un devenir imperceptible. Un loup hante ce suivre, que l’on peut associer à la quête d’anonymat de Roger Fry.

  2. L’anonymisation du nom propre, la disparition de tout « égo », font partie des projets chers à Roger Fry, pour preuve une des lettres que Woolf insère en français dans le texte de sa biographie : « il faut qu’on se résigne à ne pas croire à sa propre personnalité », lettre assortie d’une note de bas de page tirée de Lao Tseu : « celui qui connaît le Tao coule [flows] par les interstices23 ». Dans cette note de bas de page est une nouvelle fois retranscrit un nom propre, ouvert, béant, coulant, « flowing » ou « following »,  que la note fait couler (en bas de page) sur un devenir-anonyme.

Following/Flowing : Devenir-imperceptible

  1. Dans le très beau chapitre qu’Ann Banfield consacre dans The Phantom Table à l’évanouissement asymptotique du sujet chez Woolf, « How Describe The World Seen Without a Self »24) affleurent de nombreuses citations qu’émaillent l’un de ces deux verbes ou noms récurrents, « flow » et « follow ». Je cite par exemple « the flow of faces streaming25 » ou « to follow her thought was like following a voice which speaks too quickly to be taken down by one’s pencil26 ». La méthode critique consiste à rassembler en un même faisceau les méandres woolfiens, à présenter sous des traits métaphoriques cette « hantise de rue » ou « street haunting27 ». Je cite : « Hanter la rue constitue une métaphore du processus empirique à son stade initial; c’est l’Ecole de plein air de la littérature, tandis que l’isolement à l’intérieur d’une pièce relève d’une logique de l’après-errance28 ». De ce procédé, The Phantom Table rend compte en convoquant d’autres métaphores véhiculant la thématique du tissage : « les fils sont repris, travaillés de façon à dessiner des motifs, comme des aiguilles travaillant la laine [.] La “bourre de laine” est transformée en tissu après extension sur un cadre géométrique rigide29. »

  2. Plus loin, tirée d’une citation de Roger Fry: A Biography, dont Ann Banfield isole un autre exemple impliquant l’art du tissu, du tissage, de la couture :

Le vague devait être dissipé; le bouillonnement devait être endigué par une solide argumentation qui rendrait l’ensemble cohérent30.

  1. Une autre manière d’aborder l’écriture de Woolf  ou son « école de plein air », pour citer la belle formule d’A. Banfield, consisterait à en repérer les points singuliers, les interstices où s’effectue une résistance à la métaphorisation, points qui constituent autant d’incidents métamorphiques, de lieux de transits de flux uni-dimensionels, lieux d’« univocité ». Un recadrage de l’extrait précédent replacé dans un contexte plus large livre à la lecture d’autres données. A cette nouvelle échelle, le paragraphe comporte des éléments qui brouillent ou perturbent la métaphore textuelle pour développer, comme le fait le titre de Sartor Resartus, une ligne d’écriture anti-métaphorique :

C’était ainsi, en face des tableaux eux-mêmes, qu’était amassé le matériau des conférences. C’était à partir de ces expériences nouvelles et anonymes que se dessinaient de vagues indices d’une nouvelle esthétique. Puis le vague devait être dissipé. Le bouillonnement devait être endigué par une solide argumentation qui rendait l’ensemble cohérent. Après avoir donné la conférence, commençait pour lui la corvée de réécrire le texte parlé. Il fallait saisir le mot rebelle et fuyant, le forger, l’« enrouler » autour de la sensation31.

  1. Mais de quelle manière, dira-t-on, cet « enroulement » diffère-t-il d’une métaphore ? En quoi est-il alliance et métamorphose ? Tissage (« spinning ») et filage (« thread ») font place à une logique du pli, de l’involution, du mot à « enrouler » (« curl round »), à faire boucler au plus près de la sensation. Un espace lisse et courbe, « enroulé »,  se connecte de façon quasi-unidimensionnelle à son « dehors », sans pour autant quitter sa propre dimension. L’« art » de Sartor Resartus retaille la fabrique du vêtir en la réindexant sur son dehors — sur l’espace d’une écriture-in-progress.

L’ « art » de Sartor Resartus

  1. Une étrange « philosophie » vestimentaire prend forme dans les plis, la suite rythmique du titre Sartor Resartus, dans le dispositif de suivre que machine la répétition de la syllabe « art ». Cette écriture passante, feutrée-lissée, avance au plus près du « material », à la fois tissu (en anglais) et matériau — au plus près d’un « matérialisme » (qui passe en partie par la juxtaposition fréquente de l’adverbe « close » et de « clothes »). En matière de tissu, l’important, chez Carlyle, est de saisir que le matériel (« Material ») en anglais, ne diffère pas du tissu.

  2. Sartor Resartus (littéralement « le tailleur retaillé ») se retaille à chaque lecture, et trouve mal sa place les partitions pré-établies. Certes, Carlyle est le traducteur de Goethe, et la trame de Sartor Resartus est ponctuée de mots allemands parfois non traduits. Le texte se donne pour mission de présenter au public anglophone la vie et les oeuvres du dénommé Diogène Teufelsdröckh, auteur de Die Kleider, ihr Werden and Wirken. Sous ce nom s’affrontent deux incompossibles, un « dieudonné » (Diogenes) et  une « merde diabolique » (Teufelsdröckh). Par-delà l’aspect satirique /comique du texte se met en place une double critique de Descartes et de Hegel, brièvement apostrophés. La philosophie du vêtement pose les bases d’une multiplicité sociale, d’une société « founded upon Cloth32 ». « Cloth » pourtant n’est pas exactement le tissu. Impossible, pourrait-on dire, d’élaborer un concept d’opposition, une dialectique de type hégélien, sur fond de ce matériau qu’est le « cloth ».

  3. Ce que Carlyle nomme « Cloth » est proche de l’allemand « Kleider », l’un et l’autre terme ayant en partage un passé étymologique qui les rapproche de kleben, coller en allemand, et de glue, la colle (ce que confirme l’Oxford English Dictionary). Le fil dans lequel s’englue ou s’enroule le patchwork déchiré, échevelée, feutré de Sartor Resartus relève d’un processus d’enroulement ou d’involution, d’une étude spécialisée en et en pleine métamorphose.

  4. A titre d’exemple, voici en quels termes Carlyle décrit le projet d’écriture de Sartor: « je vais écrire — n’importe quoi. Ça sera sur le vêtement. Que le ciel me protège » (« Heaven be my comforter », jeu de mots intraduisible). « Comforter », dans l’original, renvoie au ciel (à une traduction du Paraclet) autant qu’à un article vestimentaire: à une écharpe en laine destinée à protéger du froid.

  5. L’un des modes d’écriture qui fait tenir ou partir ce texte relève de ce que Woolf décrit comme une double scène dans laquelle certains points remarquables laissent passer un flux de sens concret sous l’apparence abstraite. Des termes tels que « article », « rapt » ou « wrapped » (emballé) tiennent lieu de points de passage. La coutume se rabat sur le costume33.

  6. Dans les papiers personnels de Teufelsdröckh livrés par sacs à l’Editeur se trouvent des « masses diverses de feuillets, voire de découpes et entrefilets34 » (« masses of sheets and oftener shreds and snips »). Rares sont les habits tissés dans la première garde-robe qui figure dans ce livre : « manteaux en peaux de mouton, ceintures de wampum; toges, soies chinoises, châles Afghans, braies, hauts-de-chausse en cuir, etc…)35 ». La chemise de laine feutrée (« case of wool36 ») et la « chaume vestimentaire37 » sont de mise.

  7. Les habits, les masques, renvoient chez Carlyle comme chez Deleuze à d’autres masques. En cas de dénuement, membranes et autres tissus continuent d’affleurer. La scène de défroquage publique imaginée par Carlyle, scène qui mettrait à nu tout l’appareil sous l’apparat, en supposant par exemple que, d’un seul coup d’un seul, tous les boutons s’arrachent de toutes les boutonnières, donnerait lieu, écrit-il, à une rumeur de « dissolution de la société civile », « in wails and howls38 ». Mais ces deux termes doivent être lus pour ce qu’ils sont : dans leur trame phonique affleure encore un déguisement, un plissement dans lequel entendre sous forme involuée « veils » and « shawls », voiles et châles.

  8. Teufelsdröckh apparait sous les traits d’un peintre dans les dernières pages du livre, peintre raté qui s’acharne sur sa toile et qui « fini par jeter ses pinceaux contre la toile, pour voir s’ils parvenaient à peindre le brouillard39 ».

  9. On a voulu lire dans Sartor Resartus un manifeste en faveur de l’authentique, dans lequel le vêtement constituerait une vérité du nu, un relai de la vérité spirituelle qu’il recouvre, mais c’est oublier la dimension métamorphique du texte: « tout vit de métamorphoses perpétuelles40 ».

  10. Dans l’ouvrage récent de R. S. Koppen, Virginia Woolf, Fashion and Literary Modernity41, qui a l’avantage de replacer Carlyle dans le contexte d’une culture des objets et de la marchandisation, revient pourtant l’idée que Sartor possède une dimension métaphorique, notamment dans l’analyse que fait Koppen de ce qu’il appelle « l’herméneutique du monde matériel » chez Carlyle. Le corps-vêtement des Vagues, « the wax », la cire recouvrant les vertèbres, « the waxen waistcaost », fait de Sartor un intertexte important de The Waves. Mais la « cire », « wax », n’est pas une métaphore. Elle est à la fois nom et verbe, matériau (collant, proche de « cloth ») et devenir (« to wax »).  La tension entre métaphore et métamorphose, représentation et répétition, est un élément de lecture trop important pour être oublié. Aucune dimension tissée dans ce matériau transformable qu’est la cire — ni par conséquent dans un « manteau de cire ». Glue malléable, la cire fait fléchir le vestimentaire du côté du non-tissé — moins tissu que membrane. Elle est si peu substantive qu’elle perd son statut de nom pour devenir verbe, « waxing » : c’est-à-dire une des traductions possibles du devenir — non pas « weaving » mais « waving », elle répète de façon déguisée la fabrique non tissée de « The Waves ».

  11. Sartor Resartus apparaît au début de Différence et répétition de façon anonyme, sans référence aucune au nom propre de Carlyle. Deleuze a puisé dans Sartor Resartus cette idée paradoxale que les masques sont la vérité du nu42. Deleuze différencie entre deux formes de répétition, déguisée contre nue, extensive contre intensive, inanimé ou vive, régulière ou assymétrique, l’une (la vive) étant enchâssée dans l’autre.

  12. Deleuze donne un exemple pratique de qui distingue ces deux variantes de la répétition, en différenciant la répétition mesure d’une répétition rythme, le martèlement régulier d’un tempo n’ayant rien à voir avec le système d’intensités différentielles que revêt un rythme, composés de tensions, d’asymétries, de points ou de lignes d’inégalité. On pourrait associer la différenciation deleuzienne entre enveloppe métrique régulière et répétition rythmique irrégulière aux cheminements post-impressionniste de Roger Fry, dont la baguette de sourcier détecte en profondeur, dans la profondeur de l’Ungrund, les sources vives. De cette autre répétition, la vive, Deleuze ajoute qu’elle n’est « nullement métaphorique ou approximative. Elle est au contraire l’esprit de toute répétition. Elle est même la lettre de toute répétition, à l’état de filigrane ou de chiffre constituant43 ».

  13. Les lettres ou points d’inflexion relevés dans Sartor Resartus ou dans Roger Fry constituent ces filigranes ou « watermarks », passerelles par où faire circuler les lettres des noms propres dépropriés sur fond de nomos commun. Leur devenir-malleable ou multiple se déguise —devenir-animal, devenir-loup, devenir-Wo(o)lf.

Devenir-loup, Devenir-Woolf

  1. Si la pièce insonorisée du philosophe Thomas Carlyle trouve place entre les quatre murs de A Room of One’s Own44, c’est sous forme déguisée que son nom propre s’y glisse, à la fois cité et métamorphosé en celui de « Carmichael. » Le nom de Carlyle passe en effet au plus près de celui du personnage de fiction de Mary Carmichael, introduite dans un environnement de ciseaux, accompagnée d’une panoplie du parfait tailleur : assise (en tailleur) devant son ouvrage « déjà découpé45 », prête à contourner de ses ciseaux le moindre décochement, la moindre protubérance. Sartor Resartus s’ouvre sur une scène de pêche au filet comme préliminaire à « l’investigation absconse » du livre, autorisant à « pêcher dans toutes sortes d’eaux et avec toutes sortes de filets46 », sur fond de narration divisée ou schizée par la figure sans visage de « Éditeur » de ces « sheets » (« pages » ou « draps »47). Une entrée en écriture similaire apparaît au début d’Une Chambre à soi, dans laquelle affleurent une phrase et une emphase pseudo-carlyléenne :

J’étais comme un pêcheur qui, ayant jeté sa ligne dans une rivière, verrait cette ligne osciller parmi les reflets et les herbes, émerger ou s’enfoncer au gré de l’eau jusqu’au moment où — vous connaissez le petit déclic — une idée s’accrocherait soudain à l’hameçon48.

Thought—to call it by a prouder name than it deserved—had let its line down into the stream. It swayes, minute after minute, hither and thither among the reflections and the weeds, letting the water lift it and sink it until—you know the little tug—the sudden conglomeration at the end of one’s lin.49

  1. Dans l’anglais de Woolf,  en particulier dans cette phrase ou le terme « thought » impersonnel et non « je » est le sujet, c’est le jumeau métamorphique de « thought », « a little tug » qui figure littéralement la « conglomération » d’une pensée en bout de ligne, faisant  se rejoindre dans une glue commune ligne de canne à pêche et ligne d’écriture, « thought » et son jumeau aquatique et différentiel, « tug ».

  2. Dans l’un des courts essais de Virginia Woolf, « La Fascination d’un étang50 », les pensées sont amenées à surgir en milieu aquatique, à l’état liquide, l’eau tenant lieu de réservoir des pensées ou impressions après le départ de celles ou ceux qui les ont éprouvées. Il y avait, écrit Woolf, sous chaque voix immergée, « quelque chose d’autre » (je traduis). Pas une ombre de narcissisme ni d’enfermement dans les limites d’un sujet. Les pensées relèvent d’un état liquide qu’aucune cuillère ne saisira jamais entre ses bords (faute de « spoon », ou faute de « sp », l’ustensile à double lettre de La Carte postale de Jacques Derrida, cuillère). Il serait intéressant de faire jouer cet « étang » woolfien aux côtés de la clairière heideggerienne, de son double mouvement d’éclaircie et de voilement.

  3. Dans l’étang partagé s’établit, écrit Woolf, une forme de communication sans animosité. L’essai s’achève sur la survenue du terme « flow », nouvel interstice : « Glissant par dessus bord, nous nous laissons à nouveau couler dans l’eau de l’étang ». Dans les lettres de ce « flow » circule de façon anonyme le nom propre inversé de Woolf, sa lettre déguisée. Le nom de Woolf s’anonymise encore dans les O’s répétés de « look » et « pool » de la dernière phrase (« c’est pourquoi, sans doute, on aime à s’asseoir et à plonger les yeux dans les étangs »). On notera dans le glissement de « pool » au pluriel de « pools » un effet de dissymétrie locale, qui bloque l’inscrutation, le durcissement que constitueraient la formation d’un cercle (« loop »). Aucune « loop » mais une invitation à poursuivre. « Suivre » (to follow) est le verbe à l’infinitif sur lequel s’achève l’appendice ajouté à  Roger Fry. Le flux anonymant de ce verbe « to follow » est une des signatures du nom « propre » Woolf dont le quasi-palindrome, F-L-O-W, flue/reflue, réversible. Ce flux inscrit le versant noir de ce qui est conceptualisé comme « reterritorialisation51 » abjecte, par Deleuze et Guattari : capture mortifère par une  substance philosophique mortifère qui se nomme en grec (à supposer qu’un nom de rivière anglaise, la rivière Ouse, soudain parle grec) « ousia ». Pour qui ne connaît pas le grec, le verbe invite à réécrire philosophie : « followsophy ».

Bibliographie

  • Banfield, Ann. The Phantom Table: Woolf, Fry, Russell, and the Epistemology of Modernism. Cambridge : Cambridge University Press, 2000.

  • Carlyle, Thomas. Sartor Resartus. 1836. Oxford : Oxford University Press, 1987.

  • Carlyle, Thomas. Sartor Resartus. Trad. Maxime Berrée. Paris : José Corti, 2008.

  • Deleuze, Gilles, et Félix Guattari. Mille plateaux. Paris : Minuit, 1980.

  • Deleuze, Gilles. Différence et répétition. Paris : PUF, 1968.

  • Koppen, Randi S. Virginia Woolf, Fashion and Literary Modernity. Edinburgh : Edinburgh University Press, 2009.

  • Woolf, Virginia. A Room of One's Own. Saint-Albans : Panther Books, 1977.

  • Woolf, Virginia. Au phare. Trad. Anne Wicke. Paris : Stock, 2009.

  • Woolf, Virginia. The Complete Shorter Fiction. Londres : The Hogarth Press, 1989.

  • Woolf, Virginia. Roger Fry: a Biography. 1940. Londres : The Hogarth Press, 1968.

  • Woolf, Virginia. To The Lighthouse. 1927. New York : Harcourt, 1981.

  • Woolf, Virginia. Une chambre à soi. Trad. Clara Malraux. Paris : 10/18, 1992.

  • Woolf, Virginia. La Vie de Roger Fry.  Trad. Jean Pavans. Paris : Payot & Rivages, 2002.

1 V. Woolf, La Vie de Roger Fry, 203.

2 V. Woolf, Roger Fry: A Biography, 172.

3 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, 18,  22.

4 G. Deleuze, Différence et répétition, 1968.

5 La traduction française ne suit pas, dans son titre, l’anglais et son choix d’un article indéfini (qui n’est pas sans rappeler le titre du dernier article de G. Deleuze intitulé « L’Immanence, une vie »).

6 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, 323.

7 V. Woolf, La Vie de Roger Fry, 203.

8 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit.  326

9 Ibid,  326.

10 V. Woolf, Roger Fry: A Biography, 172.

11 V. Woolf, La Vie de Roger Fry, 203.

12 Ibid., 326.

13 V. Woolf, Roger Fry: A Biography,  202-203.

14 Ibid.,  203.

15 Ibid.,  306.

16 G. Deleuze, Différence et répétition.

17 Ibid,  37.

18 T. Carlyle, Sartor Resartus, trad. Maxime Berrée,  312.

19 V. Woolf, Au phare, 52.

20 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, 343.

21 Ibid,  342.

22 Ibid.  344.

23 V. Woolf, La Vie de Roger Fry,  301.

24 A. Banfield, The Phantom Table, 294-357.

25 V. Woolf, Night & Day, 269.

26 V. Woolf, To The Lighthouse, 40.

27 A. Banfield,  The Phantom Table,  355.

28 Ibid,  355.

29 Ibid,  356, 357. Je traduis.

30 V. Woolf, La Vie de Roger Fry,  317.

31 V. Woolf, La Vie de Roger Fry, 317. Je souligne.

32 T. Carlyle, Sartor Resartus, 41. (« la Société est fondée sur le Tissu » - traduction Maxime Berrée,  71.

33 Ibid., 28.

34 Ibid., 97.

35 T. Carlyle, Sartor Resartus,  57.

36  T. Carlyle, Sartor Resartus,  47.

37 Ibid, 45 : « clothes-thatch », dans l’original.

38 Ibid., 49.

39 Ibid, 222 ; je traduis.

40 T. Carlyle, Sartor Resartus, 91.

41 R. S. Koppen, Virginia Woolf, Fashion and Literary Modernity, 16.

42 G. Deleuze, Différence et répétition, 37.

43 Ibid,  38.

44 V. Woolf, A Room of One’s Own,  6.

45 V. Woolf, Une chambre à soi,  133.

46 T. Carlyle, Sartor Resartus, op. cit.  25.

47 Ibid,   25.

48 V. Woolf, Une Chambre à soi,  10.

49 V.  Woolf, A Room of One’s Own, 7.

50 V. Woolf, The Complete Shorter Fiction,  226-228.

51 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, 348-349.



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