« The Purloined Letter » d’Edgar Allen Poe : trajectoires de la lettre volée

Isabelle Alfandary

Université de Paris Est

  1. « The Purloined Letter » est d’emblée pris dans les rets de l’intertextualité puisque le narrateur y mentionne dès la première page, avant même l’arrivée du Préfet, deux autres contes du même auteur : « For myself, however, I was mentally discussing certain topics which had formed matter for conversation between us as an earlier period of the evening; I mean the affair of the Rue Morgue, and the mystery attending the murder of Marie Rogêt. » (281) La lettre volée va répéter le schéma qui se dessine dans la phrase : elle va constituer « matter for conversation between us » (281). Elle est depuis son titre tissée d’intertextes.

  2. La structure de la lettre est une structure d’appel. « La Lettre volée » pourrait se voir affublée du sous-titre d’une autre nouvelle d’Edgar Allen Poe « Message in a Bottle ». « La Lettre volée » opère à la manière d’une bouteille à la mer qui atteint des rivages et des destinataires d’elle inconnus. Le destin du texte ne doit, ni ne peut être perdu de vue. Le devenir de la nouvelle de Poe, y compris dans les malentendus auxquels elle a pu donner lieu, reste remarquable et inédit. Shoshana Felman dans un article intitulé « On Reading Poetry » ne s’étonne pas de la destinée du texte : « Because of the very nature of its strong “effect”, of the reading acts, that it provokes, Poe’s text (and not just Poe’s biography or personal neurosis) is clearly an analytical case in the history of literary criticism, a case that suggests something crucial to understand in psychoanalytic terms1 ».

  3. La nouvelle a donné lieu à plusieurs lectures dont deux essais inauguraux: celui de Joseph Wood Krutch (Edgar Allen Poe: A Study in Genius, 1926) ; celui de Marie Bonaparte (Edgar Allen Poe : Étude psychanalytique, 1933). L’idée bonapartiste, que Jacques Derrida qualifie de « psycho-biographique2 » d’un Poe impotent du fait de sa fixation à l’objet maternel est largement reprise du diagnostic posé par le critique littéraire Joseph Krutch. Même si Shoshana Felman reconnaît à Marie Bonaparte le mérite d’avoir tenté de se décoller du cadre de lecture naïvement psychologique du professeur Krutch en engageant une lecture du côté des effets de réception et de reconnaissance de l’œuvre d’un névrosé, il n’en reste pas moins que dans un cas comme dans l’autre, la singularité du texte littéraire est notoirement manquée.

  4. La lecture de Marie Bonaparte est une lecture à charge, qui sait d’avance ce qu’elle cherche et, sans surprise, le trouve. Le texte littéraire est un cas d’école en vue de l’exposition in vivo de la théorie freudienne dont la princesse sonde le mystère et résout l’énigme. Le texte est appelé in fine à disparaître plutôt qu’à miroiter ou à résonner. Au lecteur dont elle anticipe l’ennui devant ce monument de lecture psychanalytique appliquée au texte littéraire, elle rappelle le principe selon lequel le refoulé cherche inexorablement à faire retour, principe qui tend à dédouaner l’analyste de toute responsabilité herméneutique: « To the reader, our analyses may at times have seemed overmuch to stress these symbolic devices which, monotonously, bring everything in the universe back to the same human prototypes—father, mother, child, our members and organs, and in particular, the genitals. The fault, however, is not ours. We cannot help it that the unconscious monotonously reiterates certain themes, governed as it is by our most primitive memories and our most archaic instincts3»

  5. Freud dans sa préface au travail de son élève et analysante, après les compliments de rigueur, exhorte implicitement le lecteur à la prudence en attirant son attention sur les limites scientifiques de l’exercice : « Investigations such as this do not claim to explain creative genius, but they do reveal the factors which awake it and the sort of subject matter it is destined to choose4. » Incidemment, Sigmund Freud cherche à tempérer le discours lourdement déterministe de Marie Bonaparte.

  6. Deux autres textes critiques s’enchaînent et se répondent, eux-mêmes textes de l’après-coup, de l’après-coup du texte de Poe, lui-même traduit et lu par Charles Baudelaire5 : le « Séminaire sur la lettre volée » de Jacques Lacan qui introduit les Écrits (1966) et le chapitre « Le Facteur de la vérité » tiré de La Carte postale (1980) et signé par Jacques Derrida. Ces textes frayent également dans les parages de l’essai de Marie Bonaparte que Lacan a lu et auquel d’une certaine manière, sans jamais la citer, comme le fait justement remarquer Jacques Derrida6, il répond. Contre toute attente, le philosophe lit entre les lignes pour défendre la princesse française contre l’oubli dans lequel elle est tombée chez Lacan, en louant certains de ses gestes critiques contre Lacan, notamment sa sensibilité à la position du narrateur7. Il reste, et c’est là leur seul point commun, que Marie Bonaparte et Jacques Lacan lisent « The Purloined Letter » à l’enseigne de la répétition : de la répétition rapportée au thème de la passion pour la mère morte chez Bonaparte à la notion d’insistance que problématise Lacan.

  7. Force est de constater la puissance d’appel critique que constitue « The Purloined Letter ». Il faut dire que dans « La Lettre volée » comme l’écrit Lacan « la narration double en effet le drame d’un commentaire8 ». Peu de textes littéraires auront appelé autant de réponses et de répondant critiques. Pour cette raison, le destin de la lettre volée, de la lettre, mérite que l’on s’y arrête. La lecture de Poe est toujours déjà prise dans les rets de la lecture des commentaires qui l’ont précédée et auxquels elle répond. Cette remarque qui pourrait passer pour purement fortuite révèle l’un des caractères de la lettre volée : à celle-ci manque l’origine. « La Lettre volée » originaire n’est pas. La lettre dans la nouvelle est illisible ou non lue. C’est pourquoi Lacan la désigne comme « pur signifiant9 » théoriquement pur de tout signifié. Elle toujours déjà saisie dans le mouvement de la lecture, de son interprétation, de sa manipulation, de son remaniement. Le commentaire est le destin de la lettre volée, de toute lettre.

  8. Si toute lettre peut être dite contingente, indifférente et secondaire, plutôt que seconde, c’est qu’elle est, ainsi que le suggère Jacques Lacan dans le premier paragraphe du séminaire qu’il lui consacre, prise dans une chaine qu’il désigne comme la chaîne signifiante. Elle est un maillon d’une chaîne qui assure la consistance de la chaîne tout entière et c’est à ce titre qu’elle vaut : « Notre recherche nous a mené à ce point de reconnaître que l’automatisme de répétition (Wiederholungzwang) prend son principe dans ce que nous avons appelé l’insistance de la chaîne signifiante. Cette notion elle-même, nous l’avons dégagée comme corrélative de l’ex-sistence (soit de la place excentrique) où il nous faut situer le sujet de l’inconscient, si nous devons prendre au sérieux la découverte de Freud10 ». Lacan précise d’emblée la fonction capitale de sa lecture de Poe : « L’enseignement de ce séminaire est fait pour soutenir que ces incidences imaginaires, loin de représenter l’essentiel de notre expérience, n’en livrent rien que d’inconsistant, sauf à être rapportées à la chaîne symbolique qui les lie et les oriente11. ». La lettre volée est donc d’emblée appelée à être lue en tant qu’elle s’inscrit dans une chaîne. Elle n’a pas d’existence en soi, pour soi, ne tient que par la dimension de l’adresse.

Indifférence du message

  1. Lacan entend régler son compte à la problématique critique de l’intention. Loin de penser la lette volée comme le témoignage de l’inconscient d’un poète maudit, il y lit le travail lucide de son auteur, insistant d’emblée sur la nature biface du texte de Poe: « La narration double en effet le drame d’un commentaire12 ». Lacan suggère que le message, qui nous occupe tant, qui préoccupe nos étudiants et duquel nous tenons sinon de les faire se déprendre le temps d’un cours de littérature, est déjà parvenu à la destinataire. Mais une lettre « ne comble pas son destin après avoir rempli sa fonction13 ». « Si l’on pouvait dire qu’une lettre a comblé son destin après avoir rempli sa fonction, la cérémonie de rendre les lettres serait admise à servir de clôture à l’extinction des feux des fêtes de l’amour14 », ajoute-t-il ironiquement. Le message est fini : il devient indifférent dans la mesure même où il remplit une fonction. La lettre en revanche a une structure d’infini, même si sa circulation n’est pas, dans les faits, infinie : ses effets sont démultiplicateurs dans le système intersubjectif auquel elle introduit. La distinction qui oppose la fonction du message au destin de la lettre est primordiale. Le message est opératoire, « fonctionnel », la lettre est perfomative, agissante. La lettre ne signifie pas en soi, elle fait littéralement signe. Et ce « faire signe » ne fait pas un avec elle, encore moins avec le message dont elle est porteuse.

  2. Lacan ne néglige pas le message mais constate qu’il se détache de la lettre.  Le ressort fictif de la nouvelle tient à ce que le message reste de bout en bout inconnu du lecteur et des principaux protagonistes, au point de finir par en devenir indifférent. Toutes les hypothèses à ce sujet sont d’ailleurs permises : « Lettre d’amour ou lettre de conspiration, lettre délatrice ou lettre d’instruction, lettre sommatoire ou lettre de détresse15 ». Du texte de la lettre, le lecteur ne saura rien, ce qui n’affecte pas son fonctionnement. La lettre vaut en tant qu’elle circule, qu’elle est saisie, volée, remplacée, qu’elle manque à sa place. Ce qui fait signe, c’est la lettre en tant qu’elle est prise dans la relation intersubjective. Lacan remarque au passage : « On pourrait même admettre que la lettre ait un tout autre sens, sinon plus brûlant, pour la Reine que celui qu’elle offre à l’intelligence du ministre. La marche des choses n’en serait pas sensiblement affectée, et non pas même si elle était strictement incompréhensible à tout lecteur non averti16 ». La lettre dérobée est l’objet d’une substitution : « The Minister decamped; leaving his own letter—one of no importance—upon the table » (284). L’incise entre tirets appelle commentaire : « of no importance » ne se conçoit pas du point de vue de la lettre mais du point de vue du Ministre. Cette lettre qu’il substitue à la lettre de la Reine n’est d’aucune importance à ses yeux. Aucune lettre n’est d’importance en soi, mais toute lettre peut le devenir.

  3. « The address, however, was uppermost and, the contents thus unexposed, the letter escaped notice » (283) : il faut préciser que le revers de la lettre était traditionnellement le lieu où l’on écrivait l’adresse du destinataire. Ce qui rend la lettre invisible, passe-partout, c’est son adresse. L’adresse qui dupe la personne du roi, « the other exalted personage » (283), trahit au contraire son auteur et son destinataire dans la deuxième scène dans le regard du Ministre : « His lynx eye immediately perceives the paper, recognizes the handwriting of the address, observes the confusion of the personage addressed, and fathoms her secret » (283). Malgré les trois regards qui structurent la narration, quel que soit leur degré d’intentionnalité et de perspicacité, il n’est pas de point de vue total sur la lettre, seulement des points de vue partiels plus ou moins pénétrants. Regard et aveuglement, dialectiquement enchaînés l’un à l’autre, sont fonction de la position du sujet par rapport à la lettre, de sa position de sujétion à son ordre. La lettre produit des effets d’infirmité, d’inhibition, voire d’ « imbécillité » comme le pointe Lacan au sujet du Roi (« L’imbécillité qui tient justement au Sujet17 »). Malgré des qualités de clairvoyance hors du commun, Dupin doit sa capacité à déchiffrer à sa situation excentrique par rapport au trajet de la lettre : « de la place où il est », il peut voir pour autant qu’il n’est pas concerné, ne se faisant l’émissaire de la lettre volée, tel l’analyste, qu’au titre de la lettre « en souffrance dans le transfert18 ». Il s’agit pour lui en se faisant payer, comme le suggère Lacan, de « se retirer lui-même du circuit symbolique de la lettre19 ».

  4. Le pouvoir de la lettre est très explicitement lié, ainsi que le précise Dupin, au pouvoir de la produire, lui-même inséparable du pouvoir de la détruire :

“The present peculiar condition of affairs at court, and especially of those intrigues in which D—is known to be involved, would render the instant availability of the document—its susceptibility of being produced at a moment’s notice—a point of nearly equal importance with its possession.”

“Its susceptibility of being produced?” said I.

“That is to say, of being destroyed,” said Dupin. (285)

  1. La lettre qui manque à sa place : elle échappe à son auteur qui s’en défait au moment de l’envoyer et se constitue comme expéditeur par cette dépossession même ; elle échappe à son destinataire en ce qu’elle est susceptible de réappropriations à l’infini, la lettre volée n’étant jamais que l’un des nombreux possibles détournements de celle-ci ; elle peut échapper à tout moment à son possesseur qui ne la possède jamais que parce qu’il détient le pouvoir de la détruire. Cependant, même détruite – il est possible que Dupin par ailleurs non-dupe se leurre sur ce point – son trajet ne finit pas ; elle continue à produire des effets plus ou moins calculables en ce qu’elle continue à manquer aux différentes places qu’elle a successivement occupées.

  2. Lorsqu’enfin Dupin la tient, il peut deviner le projet de destruction dans son corps même auquel il a manifestement été renoncé : « as if a design, in the first instance, to tear it entirely up as worth less, had been altered, or stayed, in the second. » (297) C’est ce qui autorise Lacan à soutenir que, même en mille morceaux, elle continue d’être : « Mais si c’est d’abord sur la matérialité du signifiant que nous avons insisté, cette matérialité est singulière en bien des points dont le premier est de ne point supporter la partition. Mettez une lettre en petits morceaux, elle reste la lettre qu’elle est […]20 ». La lettre relève pour cette raison de la catégorie de l’indénombrable : « Mais pour la lettre, qu’on la prenne au sens de l’élément typographique, de l’épître ou de ce qui fait le lettré, on dira que ce qu’on dit est à entendre à la lettre, qu’il vous attend chez le vaguemestre une lettre, voire que vous avez des lettres – jamais qu’il n’y ait nulle part de la lettre, à quelque titre qu’elle vous concerne, fût-ce à désigner du courrier en retard21 ». Ce dont la lettre est le signe est une absence. Son être est négatif : « Et c’est ainsi qu’on ne peut dire de la lette volée qu’il faille qu’à l’instar des autres objets, elle soit ou ne soit pas quelque part, mais bien qu’à leur différence, elle sera et ne sera pas là où elle est, où qu’elle aille22. »

  3. Lorsque Dupin demande ce qu’il appelle « an accurate description of the letter », le Préfet répond : « “Oh yes!” — And here the Prefect, producing a memorandum-book, proceeded to read aloud a minute account of the internal, and especially of the external appearance of the missing document. » (288) La description minutieuse du document manquant est également manquante. Que le lecteur se le tienne pour dit : la description comme la lettre existe, mais elle n’est pas produite. Il y a plus :

No sooner had I glanced at this letter, than I concluded it to be that of which I was in search. To be sure, it was, to all appearance radically different from one of which the Prefect had read us so minute a description. […] But then the radicalness of these differences, which was excessive; the dirt, the soiled and torn condition of the paper. (297)

  1. La non-concordance entre la lettre décrite et la lettre réelle, entre autres indices, a, aux yeux de Dupin, valeur de preuve.

Livre, lettre et reliure

  1. Dans les dernières pages du « Facteur de la vérité », Derrida livre sa lecture de Poe en contrepoint de celle de Lacan, en insistant sur « la carrure de la scène d’écriture » :

At Paris, just after dark one gusty evening in the autumn of 18–, I was enjoying the twofold luxury of meditation and a meerschaum, in company with my friend C. Auguste Dupin, in his little back library, or book closet, au troisième, No 33, Rue Dunôt, Faubourg St. Germain. For an hour at least we had maintained a profound silence; while each to any casual observer, might have seemed intently and exclusively occupied with the curling eddies of smoke that oppressed the atmosphere of the chamber. For myself, I was mentally discussing certain topics which had formed matter for the conversation between us at an earlier period of the evening (281).

  1. Le philosophe lit cette scène inaugurale comme une scène d’écriture, voire d’archi-écriture : dans une bibliothèque qui se propose comme l’a-venir de la lettre, dans l’obscurité de la pièce où se dessinent des volutes de fumée « tourbillons frisés de fumée23 », dans le silence habité de conversations internes. « Tout commence « dans » une bibliothèque : dans des livres, des écritures, des renvois. Rien donc ne commence. Seulement une dérive ou une désorientation dont on ne sort pas24 ». Cette scène fait figure pour son lecteur de scène an-originaire, a-primitive, scène de la pure différence d’avec soi : « une affaire d’écriture, et d’écriture en dérive, dans un lieu d’écriture ouvert sans fin à sa greffe sur d’autres écritures25 ».

  2. La lettre est inséparable de l’écriture dont elle est faite. Ses doubles métonymiques dans le texte sont légion, des livres de la bibliothèque du Ministre effeuillés un à un, au chèque du Préfet, jusqu’au carnet sur lequel ce dernier a consigné sa description, l’écritoire (« escritoire ») d’où Dupin tire la lettre volée qu’il n’a pas écrite, la table d’écriture (« writing table ») à côté de laquelle est assis le ministre, la scène de la signature du chèque de récompense. Un passage retient l’attention du lecteur au moment où le Préfet décrit par le menu la fouille des appartements du Ministre :

Certainly; we opened every package and parcel; we not only opened every book, but we turned over every leaf in each volume, not contenting ourselves with a mere shake, according to the fashion of some of our police officer. We also measured the thickness of every book-cover, with the most accurate admeasurement, and applied to each the most jealous scrutiny of the microscope. Had any of the bindings been recently meddled with, it would have been utterly impossible that the fact should have escaped observation. Some five or six volumes, just from the hands of the binder, we carefully probed, longitudinally, with the needles. (287)

  1. Dans cette scène d’écritures qui s’entendent au pluriel, le lecteur est mis devant le fait accompli et insu de l’articulation entre le livre et la lettre sous la forme de la feuille, du feuillet. Un livre n’est jamais qu’une lettre démultipliée, une greffe de lettres qui a prise pour reprendre la notion suggérée par Jacques Derrida. La littérature tout entière s’abîme dans « The Purloined Letter ». Le livre, jusque dans sa matérialité la plus sensuelle (« jealous » peut se lire comme l’hypallage d’une exploration pratiquement amoureuse) en tant qu’il serait susceptible de renfermer la lettre, est inspecté sous toutes ses coutures par la police. Bien entendu, celle-ci fait fausse route, mais toute fausse qu’elle est, cette route met le lecteur sur une piste interprétative secondaire mais irrévocable, celle du lien entre la lettre et le livre, ce lien que matérialise la reliure. De ce point de vue, le destin de la lettre pourrait bien être le livre.

  2. Deux scènes de signature ponctuent le texte : l’une dans laquelle Dupin est en position de récipiendaire d’un acte de signature, la scène de récompense (289), l’autre dans lequel il est lui-même signataire, la scène de dédicace du fac-simile. Cette dernière scène coïncide avec la production de ce que Jacques Lacan appelle un des « reste[s] » de la lettre26 : après la lettre laissée par le Ministre sur la table, Dupin laisse un fac-simile en lieu et place de la lettre volée. Si la lettre manque à sa place, sa place n’est pas laissée vacante, mais comblée par des substituts qui font signe vers elle et sont autant de traces de son passage :

“I confess, however, that I should like very well to know the precise character of his thoughts, when, being, defied by her whom the Prefect terms ‘a certain personage’, he is reduced to opening the letter which I left for him in the card-rack.”

“How ? Did you put any thing particular in it?”

“Why — it did not seem altogether right to leave the interior blank — that would have been insulting. D——, at Vienna once, did me an evil turn, which I told him; quite good-humoredly, that I should remember. So, as I knew he would feel some curiosity in regard to the identity of the person who had outwitted him, I thought it a pity not to give him a clue. He is well acquainted with my MS., and I just copied into the middle of the blank sheet the words —

—Un dessein si funeste,

S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste.

They are to be found in Crébillon’s ‘Atrée’.” (323)

  1. Par le décrochage typographique et le double tiret qui précède la citation de Crébillon, la page du conte devient de facto le fac-simile de la lettre volée. Le fac-simile que le détective a soigneusement préparé à son domicile n’est un fac-simile que pour ce qui intéresse son envers  (« In the meantime, I stepped to the card-rack, took the letter, put it in my pocket, and replace dit by a fac-simile (so far as regards externals) which I had carefully prepared at my lodgings », PL 298). La face externe de la lettre — une notion déjà évoquée par le Préfet dans sa description de la lettre volée — comporte le sceau contrefait du Ministre, sa signature apposée en guise de méprise, alors que sa face interne comporte la signature de Dupin dont l’écriture, nous assure-t-on, était connue du dit Ministre. Le Ministre, à n’en pas douter, est un déchiffreur hors pair. Dupin et le Ministre partagent d’ailleurs, note Jacques Derrida, la même initiale, D.

 

Logique du destin

  1. La lecture que Lacan fait de la parole oraculaire qui clôt la nouvelle met l’accent sur la dimension du destin comme effet de la lettre : « Sans doute voici l’audacieux réduit à l’état d’aveuglement imbécile, où l’homme est vis-à-vis des lettres de murailles qui dictent son destin27 ». La tragédie dont est extraite la citation en français dans le texte allégorise la position de non-savoir dans lequel le sujet se trouve nécessairement dans son rapport au signifiant. Le destin au sens où l’entend Lacan n’est pas une affaire de mystique, mais de logique.

  2. La lettre ne se déniche qu’à condition que l’on se mettre à son niveau : « But he perpetually errs by being too deep or too shallow, for the matter in hand » (290), pérore Dupin. La mise à niveau peut se résumer en une formule : « an identification of the reasoner’s intellect with that of his opponent » (290). Dupin évoque un jeu d’enfant dont le nom résonnera aux oreilles du lecteur du conte : « even and odd » (290). « Odd » est l’adjectif dont Dupin s’est fait l’écho dans le discours du Préfet avant même d’entendre les tenants et les aboutissants de l’affaire :

“The fact is, the business is very simple indeed, and I make no doubt that we can manage it sufficiently well ourselves ; but then I thought Dupin would like to hear the details of it, because it is so excessively odd.”

“Simple and odd,” said Dupin.

“Why yes; and not exactly that either. The fact is, we have all been a good deal puzzled because the affair is so simple, and yet baffles us altogether.”

“Perhaps it is the very simplicity of the thing which puts you at fault,” said my friend.

“What nonsense you do talk! “ replied the Prefect, laughing heartily.

“Perhaps the mystery is a little too plain,” said Dupin.

“Oh, good heavens! Who ever heard of such an idea?”

“A little too self-evident.” (282)

  1. L’affaire dont Dupin a à traiter est simple comme un jeu d’enfant, selon les mots du Préfet. Celui dont Lacan compare la place narrative à celle de l’analyste dans la cure entend le Préfet à la lettre : les deux signifiants qu’il scande sont « simple » et « odd », des signifiants qui dans sa démarche feront leur chemin sont les mots mêmes de l’homme qui vient le trouver, des mots qu’il lui livre tout à trac mais qu’il récuse curieusement quand il les entend de la bouche de Dupin. En conclusion de son Séminaire, Lacan résume la situation: « où l’émetteur, [vous disons-nous], reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée » (E 41). On en appréciera au passage les affinités électives entre le genre du roman policier et la psychanalyse eu égard au caractère énigmatique et chiffré de l’inconscient freudien. Le Préfet ne s’entend pas plus parler que le Roi ne voit la lettre posée sous ses yeux.  Pour que la lettre soit visible, le signifiant audible, il leur faut avoir littéralement fait leur chemin. Pour qu’accusé de réception puisse avoir lieu, le sujet doit avoir fait l’épreuve d’une négativité qui prend la forme d’une interception par un tiers. L’idée dont s’inspire Dupin, qui le guide, est l’idée que ce dernier lui souffle et qu’il méconnaît comme sienne. En refusant de reconnaître ses propres mots repris par Dupin, et en partant d’un grand rire dont se souviendra le détective, le Préfet s’ignore en tant que sujet de la lettre. Poe joue abondamment dans le passage du recours à l’italique de « excessively odd » à « too self-evident » pour donner à lire une dimension supplémentaire, inclure un commentaire métatextuel : la lettre se signe par son excès. Dupin répond en sous-main au Préfet : il scande son dire qui se donne à lire sous la forme d’une trace intonative auquel celui-ci ne répond que par un déchaînement de sons inarticulés : « “Ha! ha! Ha! — ha! ha! ha! — ho! ho! ho!” roared our visiter, profoundly amused, “oh Dupin, you will be the death of me yet!” » (282)

  2. C’est l’évidence hurlante de la lettre qui crève les yeux et les tympans ; ce n’est que dans sa déliaison et dans l’effectuation de la chaîne qu’à certaines conditions elle se donnera, incidemment, à lire. En livrant sans le savoir à Dupin cette idée aussi juste qu’improbable, celle de la simplicité,  il remet entre ses mains son destin et celui de la lettre. Comment le Préfet a-t-il pu avoir l’intuition de la logique du Ministre ? Comment cet impensé de la pensée du Ministre, mathématicien et poète, que Dupin met au jour a–t-elle pu faire son chemin jusqu’à lui ?

I saw, in fine, that he would be driven, as a matter of course, to simplicity, if not deliberately induced to it as a matter of choice. You will remember, perhaps, how desperately the Prefect laughed when I suggested, upon our first interview, that it was just possible this mystery troubled him so much on account of his being so very self-evident. (295)

  1. Le Préfet en tant qu’il est inclus dans le circuit de la lettre est dépositaire de son savoir. « Simplicity », comme l’appelle Dupin, se déduit du contexte que le Ministre ne constitue pas à lui seul, mais que la lettre instaure. Ce que Dupin lui-même manque à voir en toutes lettres est la possibilité que la clé de l’énigme lui ait été soufflée par le Préfet lui-même, preuve s’il en était besoin, que la lettre dupe jusqu’aux non-dupes.

  2. Si le jeu de société est le paradigme de la pensée stratégique de Dupin, c’est qu’il permet dans les conditions de la relation intersubjective d’apprendre de l’autre, de voir opérer sa logique pour pouvoir s’y identifier : pour gagner contre l’autre, il faut jouer comme lui. Rappelant la règle d’un jeu de devinettes, Dupin déclare:

“There is a game of puzzles,” he resumed, “which is played upon a map. One party playing requires another to find a given word — the name of town, river, state or empire — any word in short, upon the motley and perplexed surface of the chart. A novice in the game generally seeks to embarrass his opponents by giving them the most minutely lettered names; but the adept selects such words as stretch, in large characters, from the end of the chart to other. These, like the over-largely lettered signs and placards of the street, escape observation by dint of being excessively obvious; and here the physical oversight is precisely analogous with the moral inapprehension by which the intellect suffers to pass unnoticed those considerations which are too obtrusively and too palpably self-evident. But this is a point, it appears, somewhat above or beneath the understanding of the Prefect. He never once thought it probable, or possible, that the Minister has deposited the letter immediately beneath the nose of the whole world, by way of best preventing any position of that world from perceiving it.” (295-296)

  1.  « He never once thought it probable, or possible » ne signifie pas que le Ministre ne sache pas, mais que ce savoir est un savoir qui ne se sait pas, que ce savoir est susceptible de se parler sans le savoir : c’est très exactement ce que Lacan, après Freud, entend par savoir inconscient.

Système de l’adresse

  1. A qui appartient la lettre ? A celui qui l’adresse ou à celui auquel elle s’adresse ? La lettre a une trajectoire incalculable et propre. Elle n’appartient pas même à celui qui la possède. La distinction juridique entre possession et propriété est ici caduque. La possession est une propriété de fait, une propriété sans titre. Or la lettre ne relève pas d’une propriété de droit, elle n’est jamais que l’occasion d’une possession qui peut se conjuguer au conditionnel du fantasme ou au passé de la perte. La lettre ne se possède pas, c’est elle qui nous possède : « Il faut qu’il y ait dans ce signe un noli me tangere bien singulier pour que, semblable à la torpille socratique, sa possession engourdisse son homme au point de le faire tomber dans ce qui chez lui se trahit sans équivoque comme inaction28 ». C’est là le sens de son ravissement qu’il faudrait entendre dans toutes les acceptions du terme. La lettre lie non seulement le sujet auquel elle s’adresse, mais aussi celui entre les mains duquel elle passe, qu’il le veuille ou non. Elle est chargée d’un destin qu’elle colporte dans la langue, sans qu’on y prête attention : celui qui reçoit n’est-il pas appelé en français son « destinataire » ? La langue anglaise n’est pas moins lourde d’implications mais autrement orientée qui appelle le destinataire d’une déclinaison du radical applicable à l’envoyeur : adressee/addresser.

  2. C’est autour de l’adresse que se noue le système que Jacques Lacan appelle intersubjectif, auquel Jacques Derrida fait écho dans le recours à la métaphore de la poste. L’adresse implique le destin : elle suppose un envoi, un trajet conçu depuis un point d’origine. L’adresse reste cependant un pur effet d’envoi sans aucune certitude quant au trajet. Le destin de l’adresse installe le trajet sous le trait d’une détermination écrite. Lacan va dans la première du séminaire sur « La Lettre volée » jusqu’à parler de « loi » : « c’est la loi propre à cette chaîne qui régit les effets psychanalytiques  déterminants pour le sujet29 ». Par son adresse, la lettre convoque le sujet à être. Le sujet de l’inconscient dont s’entretient Lacan dans la lecture de Poe est sujet de l’adresse. De ce point de vue, le destin de l’adresse, c’est le sujet. Le sujet se conçoit dans la théorie lacanienne comme effet d’adresse, d’une adresse dont les effets sont à ce point imprévisibles et incalculables que l’on pourrait être tenté de l’appeler destin.

  3. Le thème du destin n’est pas inconnu à l’histoire de la psychanalyse puisqu’un article célèbre de Freud paru 1915 a pour titre : « Pulsions et destin des pulsions ». Lacan dans le séminaire sur les Quatre Concepts Fondamentaux de la Psychanalyse, alors qu’il examine le quatrième de ces concepts, la pulsion, reprend le titre allemand du texte de Freud : « Triebe und Triebschiksale » et commente : « il faut éviter de traduire par  avatar, si c’était Triebwandlungen, ce serait avatar, Schicksal,  c’est aventure, vicissitude30 ». Le terme de destin dans le cas de la lettre s’entend à la lettre de la définition qu’en donne Littré en première acception : « L’enchaînement des choses considérées comme nécessaire ». Le destin de lettre se comprend donc dans un sens déterministe. Pour Lacan, le destin est, au sens freudien, synonyme d’aventure. Les mésaventures et les déboires auxquels la lettre donne lieu ne sont jamais que les effets d’une causalité que Lacan pense stricte et rigoureuse.

Destin de la lettre

  1. Purloined : l’adjectif participial éponyme dont l’usage est attesté depuis 1607 selon l’OED vient du français ainsi que le rappelle Jacques Lacan (qui y est allé voir lui aussi) :

To purloin, nous dit le dictionnaire d’Oxford est un mot anglo-français, c’est-à-dire composé du préfixe pur- qu’on retrouve dans purpose, propos, purchase, provision, purport, portée et du mot de l’ancien français : loing, loigner, longé. Nous reconnaîtrons dans le premier élément le latin pro en tant qu’il se distingue d’ante par ce qu’il suppose d’un arrière en avant de quoi il se porte, éventuellement pour le garantir, voire pour s’en porter garant (alors qu’ante s’en va au-devant de ce qui vient à sa rencontre). Pour le second, vieux mot français ; loigner, verbe de l’attribut de lieu au loing (ou encore longé), il ne veut pas dire au loin, mais au long de ; il s’agit donc de mettre de côté, ou, pour recourir à une locution familière qui joue sur les deux sens, de : mettre à gauche. C’est ainsi que nous nous trouvons confirmé dans notre détour par l’objet même qui nous y entraîne : car c’est bel et bien la lettre détournée qui nous occupe, celle dont le trajet a été prolongé (c’est littéralement le mot anglais), ou pour recourir au vocabulaire postal, la lettre en souffrance31.

  1. La réflexion étymologique amène Lacan à interpréter le trajet de la lettre. Partant de « la structure de fiction de la vérité » selon l’expression du Séminaire sur le désir et ses interprétations (1958-1959), où « la vérité [y] révèle son ordonnance de fiction32 », il s’appuie sur le sens de la lettre, au double sens du terme : il suit scrupuleusement sa trajectoire narrative et épouse les contours de sa signification étymologique. Le sens de la lettre est à prendre à la lettre (« Mais cette lettre comment faut-il la prendre ici ? Tout uniment, à la lettre », E 495). La notion d’instance de la lettre développée dans l’article des Écrits « L’Instance de la lettre dans l’inconscient » est inspirée de la lettre en souffrance et déduite du conte de Poe. L’enseignement de Jacques Lacan s’introduit sous ce patronage puisque le « Séminaire sur la lettre volée » a, précise Lacan, « le privilège d’ouvrir les Écrits en dépit de la diachronie de celui-ci33 ». « L’Instance de la lettre ou la raison depuis Freud » dans l’inconscient s’éclaire de la lecture du séminaire liminaire des Écrits et peut se lire comme la formalisation d’une lecture de « La Lettre volée ». Certains de ses énoncés, et non des moindres, ne se lisent qu’à la lumière du commentaire littéraire: « D’où l’on peut dire que c’est dans la chaîne du signifiant que le sens insiste, mais qu’aucun des éléments de la chaîne ne consiste dans la signification dont il est capable au moment même34. » Ce que Lacan appelle « la structure de la chaîne signifiante » à partir de laquelle il continue à élaborer ne peut pas se comprendre sans l’intertexte de la nouvelle. L’intersubjectivité dont la chaîne signifiante se soutient prend le pas sur le dit : « Ce que cette structure de la chaîne signifiante découvre, c’est la possibilité que j’ai, justement dans la mesure où sa langue m’est commune avec d’autres sujets, c’est-à-dire où cette langue existe, de m’en servir pour signifier tout autre chose que ce qu’elle dit35 ». La place du « sujet du signifiant36 » ne se conçoit pas hors de la trajectoire de la lettre qui commande sa place. Lacan joue au passage sur la quasi-homonymie qui unit en français « lettre » et « l’être ».

  2. L’une des principales critiques que Derrida adresse à Lacan concerne le trajet propre et circulaire de la lettre37, ce qu’il appelle « la loi de son trajet ». Ce que le philosophe met en doute est la perfection du réglage : « Cette réadéquation (la vérité) implique donc bien une théorie du lieu propre et celle-ci une théorie de la lettre comme localité indivisible : le signifiant ne doit jamais risquer de se perdre, de se détruire, de se diviser, de se morceler sans retour38 ».  Jacques Derrida grossit le trait pour les besoins de sa propre démonstration car Lacan ne soutient pas que la lettre soit indestructible dans les faits, mais affirme que, même détruite, « son trajet ne finit pas ».  Les effets de la lettre continuent de courir au-delà de sa destruction matérielle : la logique qui la sous-tend ne s’annule pas du fait de la disparition de son support. Derrida voit dans ce qu’il tient pour un principe dogmatique une conception curieusement idéaliste de la « matérialité » du signifiant : « Cette “matérialité”, déduite d’une indivisibilité qu’on ne trouve nulle part, correspond en fait à une idéalisation. Seule l’idéalité d’une lettre résiste à la division destructrice39 ». La parole, phone, serait selon Derrida, la garantie problématique et non-dite de l’indivisibilité de la lettre. Ce qui est en jeu dans l’interpellation de Jacques Lacan par Jacques Derrida est la question de la destination entre nécessité et contingence. Au destin réglé de la lettre lacanienne s’oppose la destinerrance derridienne.

  3. La lettre aurait-elle alors un lieu propre et ferait-elle retour vers ce que Derrida nomme son « oikos », sa demeure familière40 ? A la thèse lacanienne de la lettre volée, Derrida oppose la thèse, d’ailleurs non moins dogmatique dans sa formulation, selon laquelle « le manque n’a pas sa place dans la dissémination41 ». Contestant la dernière proposition du Séminaire, il propose une contre-formule : « une lettre peut toujours ne pas arriver à destination42 ». « Peut toujours ne pas » doit s’entendre comme suit : « Non que la lettre n’arrive jamais à destination, mais il appartient à sa structure de pouvoir, toujours, ne pas y arriver ». Reste, et Derrida ne prend pas en considération cette possibilité pourtant laissée ouverte, que la destination, au sens où l’entend Lacan, peut être de ne pas en avoir, ou de ne pas y arriver. Quoi qu’il en soit, c’est la consistance du système symbolique que met en cause le philosophe qui interprète ce principe comme une croyance métaphysique, à la limite d’une superstition mystificatrice.

  4. Jacques Derrida dans l’une des dernières phrases du « Facteur de la vérité » modalise cependant sa première assertion: « une lettre n’arrive pas toujours à destination et dès lors que cela appartient à sa structure, on peut dire qu’elle n’y arrive jamais vraiment, que dans elle arrive, son pouvoir-ne-pas-arriver la tourmente d’une dérive interne43 ». Pour lui, l’arriver à destination serait un cas particulier du devenir incalculable de la lettre. Ce qu’il appelle « sa structure » tient à l’écriture dont elle procède. Or les effets de l’écriture que Derrida a tenté de mettre au jour dans sa propre lecture de la nouvelle sont incalculables ; il finit par les désigner comme des « effets d’indirection44 ». La lettre par l’envoi dont elle procède ouvre tous les possibles ; pareille au coup de dés son adresse jamais n’abolira le hasard. A la loi implacable du signifiant, Jacques Derrida oppose la logique différantielle et indécidable de l’écriture.

  5. Dans les dernières pages du Séminaire sur la lettre volée, Lacan s’entretient de la question de la détermination. L’adresse en soi ne fait pas destin, n’est pas synonyme du destin ; le dessein qu’elle porte ne suffit pas à constituer le trajet en destin. La notion de surdétermination signifiante qu’avance Lacan se déduit selon lui de la théorie freudienne de l’inconscient. La dite surdétermination symbolique qui reçoit son ordre comme ordonnancement et agencement syntaxique du trajet de la lettre ne détermine pas le Réel. La lettre ne décide pas de l’à-venir, n’écrit pas d’avance le parcours de vie d’un sujet: une telle proposition serait absurde. Il reste, et c’est le sens de la notion de consistance du système symbolique que Lacan tire de Freud, que la lettre affecte, et surdétermine de ses effets la trajectoire d’un sujet donné : « Mais ces lois sont précisément celles de la détermination symbolique. Car il est clair qu’elles sont antérieures à toute constatation réelle du hasard, comme il se voit que c’est d’après son obéissance à ces lois, qu’on juge si un objet est propre ou non à être utilisé pour obtenir une série, dans ce cas toujours symbolique, de coups de hasard : à qualifier par exemple pour cette fonction une pièce de monnaie ou cet objet admirablement dénommé dé45 ».

  6.  « La lettre retrouvera[-t-elle] toujours son lieu propre46 » comme le soutient Derrida à propos de Lacan ? Cette lecture qui radicalise la thèse soutenue par l’auteur des Écrits paraît excessive. En tant qu’elle circule et qu’elle ne fait pratiquement que cela, circuler, la lettre n’a pas de lieu propre. Depuis son envoi, jusqu’à sa réception ouverte, elle est en mouvement. Même quand elle s’arrête, ses effets n’en finissent pas pour autant. Il est vrai que la conclusion de Lacan peut surprendre: « S’il a réussi à remettre la lettre dans son droit chemin, il reste à la faire parvenir à son adresse. Et cette adresse est à la place précédemment occupée par le Roi, puisque c’est là qu’elle devait rentrer dans l’ordre de la loi47 ». Dans la théorie lacanienne, la lettre n’arrive « toujours » à destination que dans le champ du symbolique dans son articulation avec le rond imaginaire. La destination n’est pas à entendre dans le Réel, ne serait-ce parce que celui-ci se définit comme ce qui « est toujours et en tout cas, à sa place48 » et relativement indifférent à toute logique extrinsèque. Étant donné la négativité dont toute lettre procède, même s’il lui arrive de rentrer à sa place, cette destination n’annule en rien ni le trajet ni les effets intersubjectifs que « sa ronde49 »  ont occasionnés.

Bibliographie

  • Derrida, Jacques. La Carte postale. Paris : Seuil, 1980.

  • Lacan, Jacques. Écrits. Paris : Seuil, 1966.

  • Lacan, Jacques. Le Séminaire : livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1973.

  • Lacan, Jacques. Séminaire sur le désir et ses interprétations : 1958-1959. (inédit)

  • Muller, John P. et William J. Richardson, dir. The Purloined Poe: Lacan, Derrida and Psychoanalysis. Baltimore : Johns Hopkins UP, 1988.

  • Poe, Edgar Allan. The Fall of the House of Usher and Other Writings. Londres : Penguin, 1986.

1 S. Felman, « On Reading Poetry: Reflections on the Limits and Possibilities of Psychoanalytic Approaches », The Purloined Poe. Lacan, Derrida and Psychoanalysis, dir. J. P. Muller et W. J. Richardson, 137.

2 J. Derrida, La Carte postale, 453.

3 Cité in J. P. Muller and W. J. Richardson, The Purloined Poe. Lacan, Derrida and Psychoanalysis, 109.

4 Ibid., 143. Nous soulignons.

5 Jacques Lacan travaille à partir de la traduction du poète français.

6 J. Derrida, op. cit.,  474.

7 Ibid., 488.

8 J. Lacan, Écrits, 12.

9 Ibid., 16.

10 Ibid., 11.

11 Ibid.

12 Ibid., 12.

13 Ibid., 26.

14 Ibid.

15 Ibid., 27.

16 Ibid., 26.

17 J. Lacan, op. cit., 38.

18 Ibid., 37.

19 Ibid., 37.

20 Ibid., 24.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 J. Derrida, La Carte postale, 513.

24 Ibid., 511.

25 Ibid., 512.

26 J. Lacan, Écrits, 13.

27 Ibid., 40.

28 Ibid., 31-32.

29 Ibid., 11.

30 J. Lacan, Le Séminaire : livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 148.

31 J. Lacan, Écrits, 29.

32 Ibid., 17.

33 Ibid., 9.

34 Ibid., 502.

35 Ibid., 505.

36 Ibid., 516.

37 J. Derrida, La Carte postale, 465.

38 Ibid., 466.

39 Ibid., 492.

40 Ibid., 469.

41 Ibid., 470.

42 Ibid., 473.

43 Ibid., 517.

44 Ibid., 521.

45 J. Lacan, Écrits, 60.

46 J. Derrida, La Carte postale, 453.

47 J. Lacan, Écrits, 37-38.

48 Ibid., 25.

49 Ibid., 30.



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