L’Être qui pense en nous : Woolf et l’esthétique de l’inquiétude

David Sherman

Brandeis University

  1. Dans toute son œuvre, Woolf analyse l’étrangeté du rapport à soi, une étrangeté tour à tour inconfortable et excitante, douloureuse bien qu’à la fois agréable et inquiétante. Parce que pour elle la conscience peut être un fait qui soudain désoriente la conscience elle-même, sa pratique narrative est propice à quelques-unes des représentations de l’intériorité les plus riches. Au début de Mrs Dalloway, après son départ de chez Clarissa, Peter Walsh se trouve en proie à des sentiments mêlés de doute et de fascination à l’égard de lui-même : « L'étrangeté de se trouver seul, vivant, inconnu, à onze heures et demie du matin, dans Trafalgar Square, s'empara de lui. Qu'est-ce ? Où suis-je ? pensa-t-il. Et après tout pourquoi faire cela ? » (MD 64)1 Le « je » qui, par son ubiquité est impossible à localiser, est à la fois l’aspect le plus évident et le plus déconcertant de la vie psychique. Dans cette désorientation, Woolf s’intéresse à la division du soi en sujet et en objet, là où il est toujours, jusqu’à un certain point, impossible à traduire dans les termes de son introspection, et caché par son propre regard. Debout, au milieu de Trafalgar Square, Peter se sent « comme si dans son cerveau, par une main qui n'était pas la sienne, des cordons avaient été tirés, des volets ouverts, et que lui, étranger à ces changements, se trouvât à l'entrée d'avenues sans fin où, s'il le voulait, il pouvait s'aventurer. » Cette impression que la conscience se sent comme actionnée depuis un lieu autre, ou qu’elle a une intériorité à l’intérieur de l’intériorité qu’elle se connaît, est le signe des limites à la perception de soi. Le soi, comme sujet pur, se trouve indiscernable dans l’ombre de cette approche épistémologique car, puisqu’il est ce qui pense en nous, il ne peut pas être l’objet pensé. Le sujet, replié sur lui-même, s’objective, et ne connaît sa propre subjectivité qu’à travers les catégories de ce dont il peut avoir conscience en tant que ce sont les objets de son intuition.

  2. Ce sont là des termes kantiens, et ils formulent un problème qui se situe au cœur de sa critique de ce qui est accessible à la connaissance2. Pour Kant, le « moi » est simplement, et lorsqu’il est dans sa forme la plus pure, cet être en nous qui pense, le principe structurel et impersonnel de la première personne dans la conscience. La forme du « moi », vide de substance et extraite de son contenu empirique, est le « moi » dont il est question dans La Critique de la Raison pure, parce que c’est le seul « moi » qui soit vérifiable dans une approche philosophique a priori, idéale et transcendantale. La forme du « je », pour Kant, est indiscutable, épuisée dans son intégralité par la logique ingénieuse et simultanée du « je pense », à tel point qu’il affirme que « je pense » est la forme même ou l’essence de toute proposition analytique, une sorte de tautologie qui peut être perçue comme vraie sans qu’on ait à suivre les étapes de l’inférence exigées pour des propositions synthétiques3. Pourtant, c’est la subjectivité du sujet pensant qu’on ne peut connaître comme tel, en soi, comme noumène, car la première personne ne peut avoir accès à elle-même que par la troisième personne. On pourrait dire de cette non coïncidence du rapport à soi qu’il s’agit d’une sorte d’écart, d’ironie, ou d’étrangeté, et nous pourrions du même coup y associer des expériences de désir, de langage, de temporalité. Mais aujourd’hui je veux seulement l’appeler une inquiétude étrange, et la relier à une des manières dont la beauté opère dans les écrits de Woolf.

  3. Dire qu’il existe une étrangeté dans le rapport à soi, c’est développer le problème épistémologique qui est posé par le monde externe et matériel dans l’œuvre woolfienne, sur lequel les travaux récents ont largement porté et c’est réfléchir à l’idée qu’en plus de la table fantôme, son écriture s’empare de la question du fantôme de ce « je » qui pense. De telles questions, portant sur la cohérence du sujet, sont bien connues dans le champ woolfien, si bien qu’il est peut-être juste de dire que la critique philosophique à propos de l’œuvre de Woolf a oscillé entre des départs et des retours, et qu’au fond ces mouvements sont inséparables, ainsi que le démontre Mark Hussey en affirmant que l’identité se construit dans une « inter-relation » avec le monde4, ou Ann Banfield en empruntant à la critique de Bertrand Russell sur le sujet métaphysique5. Je voudrais pourtant m’intéresser à cette étrangeté du rapport à soi en tant qu’elle peut-être la source d’une ressource esthétique, plutôt que de la considérer avant tout comme un défi épistémologique ou une critique métaphysique, afin de suggérer, brièvement car je n’aurai pas le temps de la développer ici, l’idée que l’esthétique de l’inquiétude vis-à-vis de soi chez Woolf est le signe d’un projet politique étonnant, qui implique une forme de reconnaissance. Pour finir, j’évoquerai cette autre possibilité que j’ai en tête, à savoir que la lecture de cette traversée à l’intérieur de soi, en direction de ce fantôme du « je » pensant, dans l’œuvre de Woolf, révèle pourquoi littérature et philosophie doivent entrer en dialogue. Voilà ce dont dispose la littérature pour intimer l’idée selon laquelle le jeu de la première personne est impliqué dans la constitution du savoir philosophique. En plus de quelques grands courants de la pensée philosophique, Woolf écrit sur l’expérience d’être cette première personne de la recherche philosophique, si bien qu’elle entreprend une phénoménologie de cette façon de penser et de cette conscience : le sujet qui est le témoin de la philosophie et qui cherche à l’affirmer au cœur d’une tradition.

  4. Pour le prendre très simplement, au fond j’affirme que Woolf nous permet de remarquer que la conscience est bizarre, ce qui s’avère vrai, pour peu qu’on veuille bien y faire attention, et qu’elle appartient à ce que Wittgenstein a appelé le « léger vertige » de l’introspection, ce sentiment, dit-il, qui « survient quand nous sommes en train de faire un tour de passe-passe logique » ou quand nous « pensons à certains théorèmes dans la théorie des ensembles6 ». Wittgenstein veut réduire ceci à une sorte de vacance du langage, mais j’aimerais montrer que ce n’est pas le cas de Woolf, car pour elle ce vertige ou cette étrangeté de soi à soi est ce qui prime. Le statut de l’expérience subjective perçue comme un problème est bel et bien ambigu dans la conversation entre Sara et Maggie, tard dans la nuit, dans The Years (Les Années). Le petit livre marron de Berkeley est à portée de main, mais leurs élucubrations passent de la réalité incertaine des arbres qu’elles voient par la fenêtre à la nature du sujet qui pense en elles :

Qu’est-ce que le moi ?... Moi ? » Elle s’arrêta, ne sachant plus ce qu’elle disait – des absurdités.

« Oui, reprenait Sara, qu’est-ce que le moi ? » Elle retenait sa sœur solidement par la jupe, soit qu’elle cherchât à l’empêcher de s’éloigner, soit qu’elle voulut discuter la question.

« Qu’est-ce que le moi ? » dit-elle encore.

On entendit un frou-frou derrière la porte et leur mère entra. (Y 140)7

  1. On pourra souligner deux choses : d’un côté, la question est résolue par un retour aux mots ordinaires, en retirant les guillemets qui entourent le « je » suffisamment longtemps pour se souvenir de sa fonction pratique, qui est, selon É. Benveniste, de simplement faire référence, en toute occurrence, à l’énonciateur8. D’un autre côté, Woolf s’intéresse à cela comme à un problème métaphysique à part entière. Mais aucun de ces deux points n’a de rapport avec ce que je veux montrer exactement. Ce que cet échange parvient à rendre, c’est la difficulté même de se poser la question de la manière dont le moi s’éprouve, de trouver une question qui contienne la qualité inquiétante de l’introspection en tant que possibilité structurale de la conscience. Bien que les questions de Sara ne soient pas le moteur d’une analyse, elles ont une fonction. Elles relèvent d’un défi esthétique naissant, la question de pourquoi et comment nous pouvons représenter notre inquiétude vis-à-vis de notre propre moi, ce sur quoi je reviendrai à la fin en empruntant les mots du défi esthétique que pose Lily dans To the Light­house (Voyage au phare).

  2. Si l’on commence par l’inquiétude vis-à-vis de soi qui naît de l’introspection, la théorie de l’esprit risque de mettre entre parenthèses la question de la substantialité du moi ou de son origine pour se concentrer sur la ou les raison(s) pour la (les)quel(les) se trouver étrange, ou bizarre, ou légèrement inquiétant devrait faire partie de la manière dont la conscience peut fonctionner. C’est en partie lié aux énigmes épistémologiques et métaphysiques dans lesquelles cette dernière se trouve (que peut-on connaître et qu’est-ce qui est réel dans le moi ? Pourquoi le moi devrait-il être quelque chose plutôt que rien ?) mais cette inquiétude vient également d’un autre aspect de la subjectivité qui s’élève à peine à la dignité d’une question intelligible. Il s’agit d’un caractère qui fait appel aux sens, qui se ressent comme une sensation. La question que pose Sara sur le « je » prend d’autres formes dans le reste du roman. Un jour, dans l’après-midi, alors qu’il prend un thé dans les jardins de Kensington, Martin se demande à quoi ressemblerait l’expérience si le « je » qui ressent les émotions était éliminé, c’est-à-dire si cette expérience était en fait extérieure, d’une certaine manière, à la structure du sujet :

Que serait le monde, se demanda-t-il, l’esprit encore occupé du gros bonhomme qui brandissait le bras, si on n’y disait pas : « moi »? Il frotta l’allumette. Il considéra la flamme devenue presque invisible au soleil… Une innocence primitive semblait planer sur tout. Dans les arbres, les oiseaux faisaient entendre par instants de doux gazouillis ; le brouhaha de Londres entourait cet espace découvert d’un cercle de bruit lointain, mais consistant. Les fleurs roses et blanches des marronniers s’élevaient et s’abaissaient quand la brise agitait les branches. Le soleil qui tachetait les feuilles donnait curieusement aux choses l’air d’être privées de substance, éclatées en petits points de lumière épars.

Martin, lui aussi, semblait participer à cette dispersion. Son esprit était vide. Il se ressaisit, jeta son allumette et rattrapa. (Y 242)9

  1. Par une profusion impressionniste, le monde acquiert une grâce lyrique à mesure que le sujet semble se dissoudre, si bien que les possibilités esthétiques de l’introspection évoluent vers leur contraire, vers l’esthétisation d’un monde qui serait dépourvu de conscience. Ce monde sans esprit évoque l’indépendance de la réalité, d’abord, mais il est également la preuve du désir de l’esprit de s’isoler en tant qu’élément distinct de ce que lui-même perçoit, comme s’il n’était qu’une couture que l’on pouvait suivre et découdre de l’ensemble. Enlever les points qui maintiennent le sujet dans le tissu de la réalité, que l’opération réussisse ou non, est un exercice pour ressentir les limites de la conscience. L’idée d’un monde sans sujet implique qu’on comprenne le moi comme une forme transcendante et médiatrice. La question qui anime Woolf est donc : comment la conscience, puisqu’elle est sujette aux sensations, comprend-elle la forme que cette première personne lui donne ? Ou autrement dit : que ressent-on à être structuré comme un sujet ? Ou encore : la subjectivité, ou la conscience, est-elle une expérience en soi, séparée de son contenu ?

  2. En posant ces questions, je ne m’intéresse pas au premier chef, à l’identité et à sa cohérence ou sa persistance, mais à la phénoménologie du sujet qui est toujours en train d’avoir lieu : ce qui m’intéresse, c’est comment l’expérience, du point de vue de la première personne, est aussi d’une certaine manière l’expérience de cette perspective du « je » en tant que telle, en tant que forme existant a priori. Dans les paralogismes qu’il identifie dans sa première Critique, Kant remarque que

le « moi », il est vrai, est dans toutes les pensées, mais cette représentation n’est pas liée à la moindre intuition [c’est-à-dire perception] qui la distingue de tous les autres objets de l’intuition. On peut donc remarquer, sans doute, que cette représentation [du je] réapparait toujours dans toute pensée, mais non qu’elle est une intuition fixe et permanente où les pensées […] se succèdent. (A 284)

  1. Kant décrit le « moi » comme impossible à percevoir, mais comme faisant partie de chaque perception, un quotient irréductible de l’expérience du moi qui est enchevêtré dans toutes les sensations d’autre chose, comme la flamme de l’allumette que Martin allume et qui ne peut pas être perçue à cause de la lumière du soleil qui sature la scène. Il n’y a pas de faculté sensorielle qui nous permette de percevoir ce « moi » en nous qui pense, ce que Kant un peu plus tôt dans sa Critique nomme le « sujet absolu de tous mes jugements possibles […] à propos duquel, dans l’abstraction, il est impossible d’établir un concept. » (A 346, B 404) Avant, dans la Déduction transcendantale, il dit du « je pense » que c’est une « aperception pure », qui doit être distinguée d’une « aperception empirique » que l’on peut avoir de tout autre chose. (B132) Kant, bien qu’il ne se soit pas intéressé de manière explicite à la question de l’étrangeté du rapport entre le moi et sa forme imperceptible, sous-entend que c’est un problème vertigineux quand il reconnaît que, à cause de cela, « nous tournons donc dans un cercle perpétuel […] car la conscience en elle-même n’est pas tant une représentation qui distingue un objet particulier qu’une forme de la représentation en général (en tant qu’elle doit être nommée connaissance. » (Ibid.). Le « moi », pour Kant, est donc le préalable irreprésentable pour tenter de se connaître soi-même, et il semble bien que l’on ait un désir tenace de le faire. Ce vertige, une réaction à notre incapacité de représenter la conscience comme pure aperception, n’est pas le savoir, bien entendu, mais il peut être utile. Lors de sa description du personnage de Martin, Woolf écrit qu’en fait la flamme de son allumette est « presque invisible » sous le soleil, et cette toute petite différence, ce rappel fantasmatique de la lumière, marque non pas quelque chose que l’on connaît de manière empirique sur le « je » qui pense, mais une manière d’esthétiser notre décalage par rapport à ce « je ». Nous pouvons lire chez Woolf une réaction esthétique à une limitation empirique et une aporie conceptuelle. Je ne m’étendrai pas sur la question ici, mais je crois que cette réaction esthétique in fine engage le pouvoir social et a pour enjeu la reconnaissance publique de la vie intérieure de chacun.

  2. Comment les innovations narratives de Woolf représentent-elles notre lien à ce qui pense en nous ? Je veux poursuivre avec deux images qui se prêtent à des lectures allégoriques au sens large. À la fin du premier chapitre de Jacob’s Room (La Chambre de Jacob), alors que la nuit tombe et que, sur la plage, le temps devient orageux, Mrs Flanders a couché les enfants qui dorment et elle disparaît de la scène. À ce moment-là nous nous retrouvons avec une sorte d’agitation vivace, vivante et fondamentale que Woolf va développer avec un effet très puissant dans « Time Passes » (« Le Temps passe »), l’une des sections de To the Lighthouse. À ce moment de Jacob’s Room, lorsque le récit demeure habité, de manière ambiguë puisque tous les personnages ont été conduits hors de la scène du récit, nous faisons face, pendant quelques pages, à cette question qu’Ann Banfield en particulier nous a appris à nous poser et qui concerne le ton singulier de Woolf dans son écriture lyrique disloquée : où la conscience intervient-elle dans ce scénario, de quelle façon a-t-elle été intégrée ? Comment ce qui ressemble à un esprit a-t-il été redéployé, ou dispersé, dans le récit, dans ce paysage textuel ? Dans un passage descriptif, voici ce que Woolf en dit :

La lumière lançait au-dehors sur le cadre de gazon, son flamboiement, tombait sur le seau d’enfant, vert avec autour son trait doré, et sur l’aster à côté qui tremblait violemment. Car le vent s’était déchainé sur la côté, se ruait sur les collines et, par soudaines rafales, bondissait en avant pour se rattraper lui-même et se grimper sur le dos. Comme il s’étalait sur tout la ville établie en creux, comme les lumières semblaient vaciller et trembloter sous ses coups furieux, les lumières du port, et les lumières plus haut aux fenêtres des chambres ! Et faisant rouler devant lui les vagues sombres, il courait sur l’Atlantique, secouant en tous sens les étoiles au-dessus des navires. (JR 8)10

  1. C’est en premier lieu le tableau de forces impersonnelles (la lumière, le vent, les vagues) portant ce que l’on pourrait appeler une « volonté de conscience », un excès d’être ou d’énergie qui est au bord de la conscience, ou même de la conscience de soi : le vent, les lumières qui tremblent et qui frôlent les objets autour avec une connaissance pré-naturelle. Et c’est en même temps une image de la conscience à peine affirmée qui nous rapporte, par sa dissolution dans le ciel de la nuit, l’articulation d’une perspective inoccupée. Si le vent et la lumière s’accrochent à la province de l’esprit, alors ce narrateur, dans son évanescence pure et sa simple potentialité, est à peine sur le seuil. Entre cette position subjective naissante et une position plus réduite, la conscience est devenue étrange. Mais l’image avec laquelle le chapitre s’achève une page plus loin rend cette étrangeté encore plus complexe, alors que nous descendons depuis les vastes énergies fondamentales de la nuit, jusqu’au crabe que Jacob a abandonné dans un seau : « Dehors la pluie tombait de manière plus directe et plus puissante dans les premières heures du jours. L’aster ployait sous le battement de la pluie. Le seau de l’enfant était à moitié plein d’eau ; et le crabe à la carapace d’opale descendait doucement vers le fond, en cercle, essayant de ses faibles jambes de remonter le côté abrupt, essayant toujours et tombant à nouveau, essayant toujours et toujours. » (JR 9) Je pense qu’ici Woolf poursuit son travail d’exploration de l’esprit, par cette analogie avec la tentative aveugle et futile de se frayer un chemin. C’est une sorte de métaphore pour désigner la manière dont l’esprit se trouve engagé complètement dans la lutte pour dépasser les limites empiriques, un désir aliénant qui pousse à aller au-delà des capacités cognitives et sensorielles. Cependant, nous ne connaissons pas cet esprit déployant ses efforts malgré sa position engluée, sinon de l’extérieur, dans une perspective où il nous apparaît comme un objet malheureux, mais cette extériorité fait également partie de la métaphore woolfienne. C’est l’esprit de quelqu’un vu à travers le prisme de l’humilité d’une tierce personne. Cette lutte empiriste d’un sujet qui cherche à savoir, et son objectification, la lutte du sujet tel qu’il se connaît lui-même, se dissout ici dans une expérience où l’esprit est en même temps banal et différent d’une manière qui est presque grotesque. « Nous […] tournons dans un cercle perpétuel », nous dit Kant, et pour Woolf cet encerclement du « je » qui se pense lui-même, sans être capable de s’atteindre dans cet acte de la pensée, fournit ce sur quoi elle fonde son esthétique, une esthétique sans aucun doute moderniste, c’est-à-dire qui cherche sa propre crise ou l’impasse de la représentation. Il y a quelque chose que le moi ne peut pas raconter de lui-même, et le premier chapitre de Jacob’s Room traite de l’inquiétude, ou de la fascination esthétique, qui devrait naître de cette impossibilité à narrer ce qu’il en est du sujet.

  2. L’image suivante se trouve au début d’Orlando, pendant la Grande Gelée de 1683. Si la nuit tempétueuse et le crabe qui essaie de se frayer un chemin dans Jacob’s Room évoquent une agitation psychique mystérieuse dont on ne peut pas rendre compte, ces pages d’Orlando font de la vie mentale une stase illuminée, tout entière livrée à la contemplation de notre regard. Le narrateur nous explique qu’aucun feu de joie ne peut faire fondre la glace de la Tamise, alors que sous la surface : « des bancs d’anguilles gisaient dans une immobilité cataleptique, mais la question de savoir si elles étaient vraiment mortes, ou seulement dans un état de la vie suspendue que la chaleur ranimerait, embarrassait fort les philosophes » (O 27)11. La question philosophique qui se pose alors concerne l’objectivation totale du moi, la capacité de la conscience à percevoir, sans médiation, sa propre structure purement formelle ou même grammaticale, en dehors des contingences empiriques. Woolf décrit quelque chose d’étrange dans le Londres gelé :

Près de London Bridge, là où le fleuve avait gelé jusqu’à une profondeur de vingt brasses, on distinguait clairement une péniche engloutie qui, surchargée de pommes, avait coulé l’automne précédant et gisait par le fond. La vieille marchande des quatre-saisons, qui s’en allait vendre ses fruits sur la rive du Surrey, était toujours assise là, dans ses châles et ses vertugadins, prête, eût-on juré, à servir un client, sans le bleuté de ses lèvres qui laissait entrevoir la vérité. C’était un spectacle que le roi Jacques aimait tout particulièrement et il emmenait un groupe de courtisans pour le contempler avec lui. (O 27)12

  1. Le plaisir que ressent le Roi devant ce spectacle, imagine-t-on, est lié à la manière dont, au beau milieu de cette action, la vie se fige de manière parfaite, et il attire notre regard sur un moment contingent en nous demandant une attention telle que cette contingence devient quelque chose qui serait de l’art. C’est une scène où contingence et forme se trouvent soudainement liées, un accident qui entre en lien avec les lois esthétiques, si bien que l’on peut voir l’empirique et l’accidentel comme émergeant de la forme qui a priori sert à les comprendre. Glacée, hors de la vie, la femme devient sa propre abstraction, une manifestation de la forme de cette expérience contingente à laquelle elle fait référence. On peut donc en faire une lecture allégorique, en poussant un peu plus loin la réflexion, sur le rapport à soi-même. J’aimerais aussi croire que cette scène est une allégorie de ce qui serait une théorie de l’esprit parfaitement juste, une théorie qui se tiendrait si majestueusement au-dessus de l’énigme de la conscience que cette énigme serait immobilisée et étendue devant nous comme un pur objet sans reste, sans recoin psychique où le « je » demeure un « je » non objectifiable pour lui-même seulement. La subjectivité du sujet, la forme transcendante d’un contenu contingent du moi, est tout entière absorbée dans le caractère chatoyant de l’objet et révélée à tous avec, pour l’examiner, le plaisir du roi.

  2. Woolf sait bien, comme le démontre Kant dans les Paralogismes, que rien ne séduit la pensée aussi rapidement que la réification de cette chose pensante qui nous habite. Kant développe sa critique de la raison en niant justement qu’une telle réification, ou concrétisation, existe pour le soi, qui serait substantiel, unifié et qui pourrait être connu, ce que l’on retrouve dans la fiction woolfienne, où elle dissout le soi. Dans les Paralogismes, Kant décrit la confusion illicite entre « l’unité dans la synthèse des pensées » et « l’apparence d’une unité vraiment perçue dans le sujet de ces pensées » (A 402). Il considère que le tour de passe-passe est inhérent à la raison humaine, un aveuglement inévitable sur le chemin d’une critique de la raison qui serait complète. Cette tentation fondamentale de l’esprit qui s’attribue une unité substantielle à soi-même, constitue peut-être ce qu’il y a de plus mélancolique chez Bernard dans le dernier épisode de The Waves, lorsqu’il passe une soirée avec un étranger qui lui parle de sa vie. Le personnage semble alors souffrir d’une sorte de résignation kantienne : « J’ai cette illusion que quelque chose adhère pendant un instant, qu’il acquiert une certaine rondeur, un poids, une profondeur, qu’il est complète. Ceci semble, pendant un moment, être ma vie. Si c’était possible, je te le passerai tout entière. J’en couperai un bout comme on le fait avec des grains de raisins. Je te dirais: “prends-le, ceci est ma vie”. » (W 238) Plus tard, il développe cette idée : « Faisons encore semblant que la vie est une substance solide, qui a la forme d’un globe que l’on ferait tourner entre nos doigts. » (W 251).

  3. L’illusion du « je » substantiel pour Bernard n’est ni un objet à posséder, ni une simple erreur à nier, mais une chose qu’il faut chercher à transmettre dans un acte de dépossession, comme dans une transaction avec quelqu’un qui pourrait y accorder le crédit qui lui fait défaut. Kant écrit que : « rien n’est plus naturel et séduisant que l’illusion selon laquelle l’unité dans la synthèse des pensées serait en fait l’unité perçue du sujet qui élabore ces mêmes pensées. » mais Woolf suggère que Kant ne prend pas en compte le rôle de l’illusion du moi dans l’échange, c’est-à-dire la manière dont il n’est réalisé qu’à un moment, si bref soit-il, où le moi est lié à un autre (A402). La dépossession de cette illusion qui est échangée avec un tiers, lequel peut réifier la subjectivité du sujet par sa position de troisième personne, fait aussi partie du sens étrange que peut avoir cette illusion, à savoir le sentiment d’inquiétude vis-à-vis de soi-même qui est lié à l’interpersonnel ou au caractère de transaction des échanges avec l’autre. Voilà peut-être pourquoi Miss LaTrobe est inquiète pendant son spectacle : « C’est la mort, la mort, la mort, remarqua-t-elle dans un coin de sa tête, lorsque l’illusion vient à manquer. » (BA 180)

  4. C’est la crise tragique qui se trouve au centre de Mrs. Dalloway. Bien que Clarissa condense son être en une expression bien connue (« en un centre, en un diamant, cette femme assise dans son salon elle offrait ainsi un point de ralliement, une lumière à quelques mornes existences sans doute, un refuge à des âmes solitaires, peut-être. » (MD 48), elle n’a personne à qui transmettre cette illusion du moi une fois que Septimus est mort. Voilà une manière de penser leur rendez-vous raté, comme un problème lié à la théorie de l’esprit : comme ils rencontrent tous les deux l’étrangeté du rapport de soi à soi, ils auraient pu entrer dans la relation de transaction imaginée par Bernard, dans laquelle les illusions du moi qui sont inévitables ne sont pas simplement des erreurs de la connaissance, mais des occasions de reconnaissance entre des sujets qui ne peuvent pas se connaître eux-mêmes.

  5. Si Kant a raison lorsqu’il explique que l’esprit échange de manière illicite le caractère d’objet de ses pensées pour en fait une subjectivité pure du « je » qui les pense, Woolf a tout autant raison de considérer que cet échange, entre sujets, est une réponse à cette impasse que le moi rencontre en lui-même. En fait, juste avant de se tuer, Septimus fait l’expérience d’un tel moment avec Rezia. L’étrangeté du rapport de soi à soi devient un élément de leur rapport entre eux :

Elle porta ses mains à sa tête. Aimait-il ce chapeau ? Il la regardait, assise, attendant, les yeux baissés, et il sentait son esprit, comme un oiseau qui va de branche en branche, se poser toujours où il fallait ; il suivait son esprit — elle avait pris une de ces attitudes abandonnées qui lui étaient naturelles — et s'il disait quelque chose elle souriait aussitôt, comme un oiseau qui se pose, avec toutes ses griffes, fermement sur le rameau. (MD 164-65)

  1. Il faut reconnaître que ni Kant ni ses critiques n’ont fait de la théorie de l’esprit une sous-discipline de l’ornithologie. Pourtant, Woolf nous dit ici que même si la conscience, en tant que pure aperception, n’est pas un objet de savoir, elle n’en est pas moins une présence enveloppée par le désir et l’imagination, une sorte de visitation imaginaire qui a trait à la recherche de compagnie ou d’intimité. Cet oiseau effraie plus encore ce matin-là, lorsque Peter rend visite à Clarissa : « Elle regarda Peter Walsh ; son regard traversant toutes ces années et toute cette émotion, l'atteignit timidement, se posa sur lui plein de larmes, et se souleva, et s'envola comme un oiseau touche une branche, et s'envole. Très simplement, elle essuya ses yeux. » (MD 54) La théorie de l’esprit cherche à comprendre cette divagation, à en tracer la route. Woolf suggère que le sujet se perçoit à la première personne en partie grâce à son échange avec l’autre, grâce à des figurations éphémères, moins rigides que les réifications du moi qui inquiètent Kant, si bien que le problème du rapport à soi est aussi un problème qui interroge l’esprit des autres. Rappelons que Clarissa et Septimus ont en commun des traits d’oiseaux et que ces oiseaux sont récurrents dans l’œuvre de Woolf : il y a des corbeaux qui font leur nid sur la cime des arbres et que l’on voit s’envoler (JR 46), un groupe d’étourneaux effrayés que possède Jasper (TL 30), les oiseaux de l’interlude dans The Waves (Les Vagues), les pigeons élégants que Lucy observent de sa fenêtre et les hirondelles dans l’étable (BA 9, 89), et bien d’autres, même lorsque Orlando attend toute seule sur la berge : « Attends, attends ! le martin-pêcheur vient ; le martin-pêcheur ne vient pas. » (O 215). Woolf cherche à dessiner le mystère de ces trajectoires.

  2. Je voudrais terminer avec Mrs. Ramsay, que Lily attend après plusieurs années devant sa toile. « Elle plissait les yeux. Il y avait la clôture, ça c’était sûr. Mais personne n’obtenait quelque chose en sollicitant urgemment. On n’avait qu’une lueur dans l’oeil à regarder la ligne dans le mur, ou à penser — elle portait un chapeau gris. Elle était incroyablement belle. Que cela arrive, pensa-t-elle, si cela doit arriver. Car il y a des moments où on ne peut plus penser ni ressentir. Et si on ne peut plus ni penser, ni ressentir, pensa-t-elle, alors où est ce “on”? » (TL 210). Woolf nous dit que le moi que l’on attend plane entre les êtres, et qu’il vient ou ne vient pas dans la trajectoire que nous essayons de dessiner pour son envol. Lily cherche avec sa toile à concilier les principes objectifs de la géométrie avec les impressions subjectives de la couleur, de la texture, de la lumière, une tentative d’articulation qui informe le réseau d’images du roman, entre granit et arc-en-ciel, acier et ailes de papillon, forme et couleur, poutre et tissu (TL 23, 54, 115, 172, 186). Pour Ann Banfield, ces paires sont comme des distinctions entre caractères physiques primaires et secondaires. On pourrait dire, en suivant Kant, que le moi a sa propre version de ces caractères primaires et secondaires, ce quelque chose qui pense comme une structure de tout ce qui est pensé, y compris les images qu’il a de lui-même. Le tableau de Lily parle de cet étrange rapport que l’on entretient avec sa propre forme, du lien qui existe entre la géométrie et l’expérience du moi, mais il ne peut devenir ce savoir-là qu’en essayant de faire revenir Mrs. Ramsay d’entre les morts. Le soi émerge alors comme ce qui figure quelqu’un d’autre pour lutter contre la dissolution de l’autre. L’inquiétude pour soi est le début de la compagnie.

 

Traduit par Nicolas Boileau

Bibliographie

  • Allison, Henry.  Kant’s Transcendental Idealism: An Interpretation and Defense. New Haven : Yale UP, 2004.

  • Banfield, Ann. The Phantom Table: Woolf, Fry, Russell, and the Epistemology of Modernism. Cambridge : Cambridge UP, 2000.

  • Benveniste, Émile. Problèmes de linguistique générale. 1976. 2 vol. Tel. Paris : Gallimard, 1993.

  • Hussey, Mark. The Singing of the Real World: The Philosophy of Virginia Woolf’s Fiction. Columbus : Ohio State UP, 1986.

  • Kant, Emmanuel. Critique of Pure Reason. Trans. Paul Guyer. Cambridge: Cambridge UP, 1998. [Critique de la raison pure. Trad. André Tremesaygues et Bernard Pacaud. Paris : Presses universitaires de France, 2012.]

  • Wittgenstein, Ludwig. Philosophical Investigations. Cambridge: Blackwell, 1958.

  • Woolf, Virginia. Jacob’s Room. New York: Penguin, 1992. [JR — La Chambre de Jacob. Œuvres romanesques : 1. Trad. Adolphe Haberer. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 2012.]

  • Woolf, Virginia. Mrs. Dalloway. New York: Harcourt, 1925. [MD — Mrs Dalloway. Trad. Simone David. Paris : Garnier-Flammarion, 2013.]

  • Woolf, Virginia. Orlando. New York: Harcourt, 2006. [O — Orlando. Trad. Catherine Pappo-Musard. Biblio. Paris : Le Livre de poche, 1993.]

  • Woolf, Virginia. The Waves. New York, Harcourt, 1931. [W]

  • Woolf, Virginia. The Years. New York: Harcourt, 193. [Y — Les Années. Trad. Germaine Delamain, revue par Colette-Marie Huet. Folio classique. Paris : Gallimard, 2008.]

1 V. Woolf, Mrs Dalloway, trad. S. David. (Les abréviations entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à l'original utilisé par l'auteur ; sauf indication contraire, les citations sont traduites par mes soins ; NB).

2 Par exemple dans Critique de la raison pure, A402.

3 Henry Allison interroge la définition de ce « je pense » : « on peut penser que ce “je pense” qui reste identique, c’est-à-dire ce “je” de la représentation nue, est la forme ou le prototype de l’unité analytique qui est à l’origine de tous les concepts généraux. En fait, ce n’est que cette unité analytique en tant qu’elle est abstraite de tout contenu. En conséquence, ce “je pense”, est lui-même ce qui est commun à toute conceptualisation, ce pourquoi il est “dans toutes les consciences unique et identique dans le temps” (B132). En second lieu, l’acte de prendre conscience de cette invariance du “je pense” est la forme de l’acte de la réflexion, au moyen duquel l’esprit comprend l’identité dans la différence qui est à la base de la formation des concepts généraux. Une fois de plus, ce n’est rien d’autre qu’un “acte logique”, considéré   dans son abstraction de tout contenu. La conscience de l’acte, c’est-à-dire la conscience de la synthèse, est donc la conscience de la forme de la pensée. » (Kant’s Transcendental Realism, 172).

4 M. Hussey, The Singing of the Real World, 24.

5 A. Banfield, The Phantom Table, 159-212.

6 L. Wittgenstein, Philosophical Investigations: I, § 412.

7 V. Woolf, Les Années, trad. G. Delamain, revue par Colette-Marie Huet, 205

8 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale.

9 V. Woolf, Les Années, 321.

10 V. Woolf, La Chambre de Jacob, trad. A. Haberer, 898.

11 V. Woolf, Orlando, trad. C. Pappo-Musard.

12 Ibid.

 



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