« L’ébranlement des nerfs lui-même » : lire la peinture de Lily Briscoe avec la phénoménologie

Naomi Toth

Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

Elle lui avait demandé de quoi parlaient les livres de son père. « Sujet et objet et la nature de la réalité », avait répondu Andrew. Et quand elle avait dit que, grands dieux ! elle n’avait pas la moindre idée de ce que cela signifiait, « Alors pensez à une table de cuisine, lui avait-il dit, quand vous n’êtes pas là. »

[She asked him what his father’s books were about. “Subject, object and the nature of reality”, Andrew had said. And when she said Heavens, she had no notion what that meant, “Think of a kitchen table then”, he told her, “when you’re not there”]1.

 

  1. Le problème que médite le philosophe Mr Ramsay dans To the Lighthouse peut se formuler ainsi : comment penser la table « quand on n’est pas là » ? Ce problème présuppose un monde dans lequel sujets et objets existent en dehors de la perception, un monde dualiste où la chose elle-même et son apparence appartiennent à différents régimes de la réalité. Le monde que médite Mr Ramsay est un monde abstrait qui existe au-delà du visible. En effet, Mrs Ramsay note que son mari, qui « ne regardait jamais les choses » [never looked at anything], était par conséquent incapable de percevoir ce qu’elle voyait elle-même, debout à côté de lui sur le gazon à la tombée du jour : « la première pulsation de l’étoile en pleine palpitation » [the first pulse of the full-throbbing star]2.

  2. Comme Mrs Ramsay, Lily Briscoe, la peintre, regarde le monde. Ainsi son problème se formule autrement : comment penser ce qu’elle voit. Son problème concerne la vision elle-même. Ainsi, dans ce roman comme dans l’œuvre woolfienne plus généralement, la création artistique s’avère indissociablement liée à l’acte de la perception : à une certaine façon de voir, à une certaine façon de sentir. Elle se trouve aussi par le même mouvement très nettement différenciée de l’activité du philosophe qui cherche les solutions à ces problèmes dans les « idées » sans corps matériel ou dans le monde rationnel de la logique formelle qui est associée elle aussi à Mr Ramsay3. Et pourtant, dans ce roman traversé d’interrogations épistémologiques, il ne s’agit pas de rejeter la recherche du savoir, mais plutôt de privilégier une autre voie vers le savoir. Car la peinture de Lily, souvent interprétée comme une mise en abyme de l’activité créatrice de Virginia Woolf elle-même4, se lit comme une quête de sens. Le rôle central accordé à la vision dans la peinture de Lily appelle une lecture en vis-à-vis de la phénoménologie, la tradition philosophique du 20e siècle qui place l’acte de la perception au centre de la recherche du savoir.

  3. Une telle proposition de lecture appelle deux remarques préliminaires. D’abord, la peinture de Lily Briscoe est à entendre ici comme un processus et non comme un objet achevé ; il s’agit de penser la peinture comme activité et non comme tableau. C’est, bien sûr, le roman lui-même qui invite cette interprétation, car on n’y trouve pas d’ekphrasis.

  4. Deuxièmement, lire ce texte de Woolf avec la phénoménologie, et plus particulièrement avec les œuvres d’Edmund Husserl et de Maurice Merleau-Ponty, engage une certaine position dans les vieux débats sur les rapports entre philosophie et littérature. La phénoménologie, qui rejette la raison dialectique et s’attache à une description du monde, s’avère particulièrement ouverte à la pensée que propose la littérature, étant donné qu’elle n’exclut pas immédiatement la valeur d’autres régimes discursifs comme voies d’accès à la vérité. Or, la littérature n’a pas le même statut chez Husserl et chez Merleau-Ponty. Pour résumer cette différence de façon sommaire, soulignons que le projet épistémologique de Husserl est déterminé par une préférence téléologique et logocentrique pour des discours qui puissent être « remplis » par la présence de leur objet, c’est-à-dire, de leur sens. La littérature, bien que considérée d’une validité équivalente à la philosophie au moment de la réduction phénoménologique5, se trouve ainsi reléguée à un rôle secondaire dans la recherche de la vérité, car elle est envisagée comme produit de l’imaginaire ou comme relevant de la représentation, ce qui lui donne un accès moins direct, car médiatisé, à la vérité6.

  5. Merleau-Ponty, bien qu’il situe clairement sa propre écriture au sein du discours spéculatif7, tente pourtant de subvertir cette hiérarchie, en mettant en cause la capacité de tout langage à exprimer le monde ou le sens de manière directe8. Pour lui, les deux disciplines partagent une même tâche d’expression du monde, et la frontière qui les sépare ne peut être dès lors que poreuse. Sa dernière philosophie, en particulier, rend compte de cette porosité, car il cite abondamment les textes littéraires, et y puise certains de ces concepts9.

  6. Il s’ensuit que, malgré certaines de ses affirmations, la pratique merleau-pontienne de la philosophie résonne avec les implications de l’argument développé par Jacques Derrida dans « La Mythologie blanche », à savoir que l’inscription commune de la philosophie et de la littérature dans le langage, entendu comme système de signes métaphoriques, trouble la distinction entre ces deux régimes discursifs et met en échec toute tentative de hiérarchisation entre eux10. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la fiction n’est qu’un mode de la philosophie, ni à l’inverse que la philosophie n’est qu’un genre littéraire. Les deux discours restent distincts, tant dans les pratiques que dans les codes, au moins depuis l’invention au XVIIIe siècle de la « littérature » au sens moderne du terme. C’est plutôt refuser l’établissement de frontières étanches et de rapports de subordination entre les deux. À ce propos, il est utile de rappeler les commentaires de Virginia Woolf sur les romans de George Meredith :

[…] quand la philosophie n’est pas consumée dans un roman, quand on peut souligner telle phrase avec un crayon et découper telle exhortation avec une paire de ciseaux pour le coller au sein d’un système global, on peut affirmer sans risque qu’il y a un problème soit avec la philosophie, soit avec le roman, soit avec les deux à la fois11.

  1. Ainsi Woolf affirme-t-elle la différence entre la philosophie et le roman, tout en suggérant que la philosophie pourrait être « consommée » par le roman, comme un feu consomme le bois, et ainsi évoque la possibilité d’une interaction explosive entre les deux.

Voir, c’est penser

  1. Il s’agit d’explorer cette interaction potentielle en identifiant quelques points de convergence et de divergence entre la représentation woolfienne du processus de création et la phénoménologie.

  2. Le point de convergence peut-être le plus important est que, pour Lily, voir et composer ce qu’elle voit dans une forme constituent en eux-mêmes un mode de pensée et représentent une source de connaissance. En effet, la dernière partie du roman s’ouvre sur la question que se pose Lily : « Qu’est ce cela veut donc dire, qu’est ce que tout cela veut dire ? » [What does it mean then, what does it all mean?]12. Cette question réapparaît comme un leitmotiv tout au long de son activité créatrice13. Chercher ainsi du sens dans la vision elle-même rapproche l’activité de Lily à la phénoménologie, dont l’un des principes fondateurs est que l’apparaître du monde — sa phénoménalité —, n’est pas un écran mais constitue son existence même. Ni l’être, ni le sens, ni le sujet, ni l’objet, ne peuvent être conçus en dehors de leur phénoménalité ; ils sont fondés dans et par l’acte perceptif.  

  3. Un deuxième point de convergence est à trouver dans le fait que la vision liée à la création inclut l’objet empirique extérieur et le dépasse ; elle embrasse simultanément le visible et l’invisible. Car la « vision » de Lily — son « tableau » [her picture] — n’est à localiser ni uniquement dans son esprit, ni uniquement dans le monde devant elle dans le jardin des Ramsay, mais dans les deux à la fois : elle prend forme à leur rencontre. Dans la première partie du roman, Lily cherche son « tableau » à tâtons dans les rapports entre les objets qu’elle voit ; la forme qu’elle recherche se trouve dans la haie, dans le mur, dans la figure de Mrs Ramsay qui fait la lecture à James14. Et pourtant, ce « tableau » n’est pas l’équivalent de ces formes visibles et ne peut pas être entendu comme une imitation du monde sur le mode de la vraisemblance. Il s’agit plutôt pour Lily de rendre visible sa forme invisible, d’exposer les rapports secrets qu’elle « voit » entre les masses qui se dressent devant elle. De même, pour Husserl et pour Merleau-Ponty, le visible émerge de l’invisible, et ne peut être pensé en dehors de sa relation avec lui15. Car le visible n’est qu’une prise partielle du monde ; le visible est toujours travaillé, voire structuré, par ce que l’on ne voit pas. Cette implication de l’invisible dans le visible traverse la représentation de la création artistique dans To the Lighthouse. En employant le mot « vision », Woolf semble jouer sur l’ambiguïté de ce terme qui renvoie à la fois au sens physique et à l’image inaccessible aux sens qui n’est perçue que par l’œil de l’esprit.

  4. Or, si le sens réside dans la vision pour Lily, la fondation épistémologique que Husserl a cherchée dans la perception réfléchie lui échappe. Certes, chez Husserl, il s’agit d’une fondation provisoire et sujette à la révision, mais le savoir que celle-ci permet d’établir pour le philosophe demeure tout de même inaccessible pour Lily. Je voudrais suggérer que cette dérobade du savoir à l’artiste est lié à la façon dont ce roman représente le contact avec l’objet extérieur d’une part, et la position du sujet de l’autre. Ces notions peuvent être rapprochées des concepts phénoménologiques de l’intentionnalité, de la réflexivité et de la « chair ». Dans un deuxième temps, je voudrais explorer la nature de l’invisible que Lily tente de rendre visible, qui converge avec mais aussi diverge de l’invisible phénoménologique, notamment en ce qui concerne le rapport au temps qui émerge lors de la peinture de Lily, car cette activité créatrice est aussi une élégie.

La vision comme contact

  1. Dans la dernière partie de To the Lighthouse, le rapport perceptif que Lily cherche à établir avec le monde afin d’accéder à sa « vision » est décrit ainsi :

Où était le problème alors ? Il lui fallait tenter de capturer quelque chose qui lui échappait. Cela lui échappait quand elle pensait à Mrs Ramsay ; cela lui échappait quand elle pensait à son tableau. Des formules lui venaient. Des visions. De beaux tableaux. De belles formules. Mais ce qu’elle souhaitait capturer, c’était cet ébranlement des nerfs lui-même, la chose elle-même avant qu’on en ait fait quoi que ce soit. Trouve ça et recommence ; trouve ça et recommence ; se dit-elle désespérément en reprenant fermement position devant son chevalet.

What was the problem then? She must try to get hold of something that evaded her. It evaded her when she thought of Mrs Ramsay; it evaded her now when she thought of her picture. Phrases came. Visions came. Beautiful pictures. Beautiful phrases. But what she wished to get hold of was that very jar on the nerves, the thing itself before it had been made anything. Get that and start afresh; get that and start afresh; she said desperately, pitching herself firmly again before her easel16.

  1. Lily tente d’atteindre à la fois « cet ébranlement des nerfs lui-même » et « la chose elle-même avant qu’on en ait fait quoi que ce soit », l’expérience du contact entre sujet et objet. C’est la genèse de la perception elle-même qu’elle semble vouloir capter. Ce contact est un « ébranlement », c’est-à-dire une expérience qui dérange, qui fait trembler, qui interrompt les formes lisses d’un monde objectivé, qui résiste même à l’objectivation et qui affecte le sujet.

  2. Le désir d’atteindre ce moment de contact immédiat avec sa charge affective peut être rapproché d’un moment particulier de ce que Husserl appelle l’intentionnalité17. L’intentionnalité décrit l’éclatement de la conscience vers le monde qui le constitue en retour ; son mouvement situe la conscience non pas immédiatement dans la sphère de l’idéal mais dans le monde, affecté par le monde de façon originale. Ainsi, selon la célèbre formule husserlienne, la conscience est toujours conscience de quelque chose. C’est-à-dire que le sujet et l’objet de la de la conscience n’existent que par l’effet de leur contact dans la perception ; ils sont les produits de ce contact.

  3. L’importance de ce contact est également présente chez Merleau-Ponty. « La vision est rencontre », écrit Merleau-Ponty dans son œuvre tardive, L’Œil et l’esprit18. Ailleurs dans le même texte, pourtant, il associe cette rencontre à une certaine absence :

La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent à moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi19.

  1. Quand Merleau-Ponty dit ici que la vision n’est pas un mode de la pensée, il entend « la pensée » comme présence réfléchie à soi-même ; il n’oppose pas la vision à la pensée, mais entend élargir la notion même de pensée au-delà des opérations réfléchies. Le privilège qu’il accorde ici à ce moment de contact qui sous-tend mais échappe à la maîtrise réfléchie marque une différence importante entre la pensée de Merleau-Ponty et celle de Husserl. Pour Husserl, la perception est intentionnelle et nécessairement réfléchie, et implique un retour presque simultané à soi pour permettre la constitution d’un savoir. Car la réflexivité permet que la connaissance de l’objet soit établie de façon intersubjective et idéale. L’« unité primordiale » du sujet et de l’objet dans le contact intentionnel fonde ainsi leur éventuelle distinction par la réflexion20. Ainsi la « chose elle-même » devient-elle « quelque chose » au sein du mouvement réfléchi de l’intentionnalité, et tout « ébranlement » discordant des nerfs est lissé par une certaine maîtrise subjective. À la différence de Husserl, Merleau-Ponty recherchait de plus en plus la dimension perceptive qui résiste à cette récupération par la réflexivité, s’intéressant au monde « brut » ou « sauvage » qui, de façon paradoxale, à la fois précède et est généré par le mouvement réfléchi de l’intentionnalité, mais n’y est pas réabsorbé21.

  2. Lily Briscoe — l’artiste, le créateur — recherche elle aussi ce moment avant la création de la forme objectivée. Dans le manuscrit de To the Lighthouse, « l’ébranlement des nerfs lui-même, la chose elle-même » [the very jar on the nerves, the thing itself] est suivie de la qualification suivante : « le germe, dans la peinture, dans la connaissance, de tout art et de toute affection » [the germ, in painting, in knowing, of all art and affection]22. Même si cette phrase fascinante — qui met encore une fois peinture et savoir sur le même plan — ne figure pas dans la version finale du livre, elle vient renforcer l’idée que l’art et l’affect peuvent être pensés comme produits, comme effets de ce moment sur l’interface phénoménale entre le sujet et le monde, avant l’objectivation de l’objet en « quelque chose ». Cette conception de l’art résonne avec les descriptions du processus créateur que l’on trouve ailleurs dans l’œuvre woolfienne. En effet, ce moment d’« ébranlement » qui précipite le soi dans un autre régime de la perception préfigure ce que Woolf appellera un « choc » [shock] dans son récit autobiographique A Sketch of the Past. Le « choc » y donne lieu à un accès privilégié à la « réalité » qui est en général cachée sous l’ « ouate » [cotton wool] de l’apparence normée du monde23. « La chose elle-même avant qu’elle ne soit devenue quelque chose » peut aussi être entendue dans son rapport avec l’injonction répétée de Woolf aux artistes, aux écrivains, aux femmes, de « penser aux choses elles-mêmes » [think of things in themselves], injonction qui revient à plusieurs reprises dans A Room of One’s Own, par exemple24.

  3. Or, le désir d’atteindre ce moment de contact met l’artiste devant un paradoxe, car la « scène » qu’elle voit devant elle, sa « vision », ne peut être saisie et objectivée sur un tableau sans perdre son « ébranlement ». Le problème de Lily pourrait ainsi être reformulé : comment capter la chose qu’elle voit et l’ébranlement des nerfs qu’elle produit ? Comment atteindre « la chose elle-même » et en faire « quelque chose » sans perdre sa vibration, son mouvement, son émotion ?

La vision comme position

  1. Si une telle expérience perceptive affecte le statut du monde extérieur qui y perd ses contours objectivés, le statut du sujet percevant y est également modifié. Afin d’atteindre cet « ébranlement des nerfs lui-même » et les formes invisibles qui structurent le monde qu’elle « voit », Lily doit dépasser les contraintes de sa propre subjectivité25. Ainsi, dans la première partie du roman, pour voir « son tableau », c’est-à-dire, la « vision » qu’elle cherche à peindre, Lily dit qu’elle doit « soumettre toutes ses impressions en tant que femme à quelque chose de beaucoup plus général » [subdue all her impressions as a woman to something much more general]26. Dans la dernière partie du roman, l’acte de peindre exige de nouveau qu’elle « soumette les digressions et divagations qui monopolisaient son attention et lui rappelaient qu’elle était telle et telle personne, entretenait telles et telles relations avec autrui » [subdue the impertinences and irrelevances that plucked her attention and made her remember how she was such and such a person, had such and such relations to people]27. Cet assujettissement de ce qui est lié à l’identité individualisée permet à Lily de dépasser une perception objectivante et externe du monde pour vivre le moment de co-création du sujet et du monde.

  2. Or, l’expérience du contact implique à la fois le dépassement de soi et la reconnaissance d’une position subjective singulière dans le monde. En effet, juste après avoir affirmé l’importance de cet « ébranlement des nerfs », Lily se trouve momentanément incapable de ressentir et donc de penser quoi que ce soit : « Et si l’on ne peut ni penser ni ressentir, se dit-elle, se trouve-t-on » [And if one can neither think nor feel, she thought, where is one ?]28 Il s’ensuit que si un certain niveau de désubjectivation est nécessaire pour être affecté par le monde, la rencontre avec « la chose elle-même » agit tout autant pour situer le soi dans le monde.

  3. Cela explique l’importance que prennent les questions de la distance, de la proximité, de la perspective et des limites de celles-ci dans la pensée de Lily au sujet de sa peinture. « La distance avait un pouvoir extraordinaire » [Distance had an extraordinary power], se dit-elle dans la dernière partie du roman, au moment où elle pense à Mr Ramsay et à ses enfants dans leur barque. Elle les imagine « avalés » par la distance, de sorte qu’« ils avaient disparus à jamais » [had been swallowed up by it, were gone forever]29. « Tant de choses », songea-t-elle plus loin, « dépendent de la distance » [So much (…) depends on distance]30. Comme Michael Levenson l’a fait remarquer, pour Lily, connaître quelqu’un veut dire l’approcher d’aussi près que possible, pénétrer la « ruche » [hive]31 qu’est l’autre, occuper son espace et voir depuis sa perspective32. À défaut de cette proximité ultime — et Lily n’atteint jamais l’union avec l’autre —, Lily cherche à combiner des images de l’autre, issues d’un nombre infini d’angles de vue33.

  4. On voit donc que l’acte de la perception créatrice dans ce roman suspend et institue en même temps la position subjective de celui qui perçoit, car celle-ci sert de mesure à la distance.

  5. Cette tension entre institution et dépossession traverse la conception phénoménologique du sujet, où le Leib husserlien joue un rôle clé. Le Leib est traduit en français comme « le corps vivant », « le corps vécu », « le corps propre » ou encore « la chair ». Il renvoie à l’expérience du corps incarné et animé, par opposition au corps perçu comme objet que Husserl nomme désigne sous le nom de Körper. Dans l’expérience de la chair, la conscience et le corps sont indivisibles, l’un permettant l’autre. À travers cette expérience vive du corps, la phénoménologie tente de dépasser l’opposition dualiste du sujet à l’objet en situant le sujet au sein du monde physique et matériel, le corps de « chair » fonctionnant comme un « pli », comme le dirait Merleau-Ponty34, entre sujet et objet, lieu à la fois de leur fonte et de leur fondation.

  6. Là où la phénoménologie de Husserl conçoit le « corps vivant » comme fondation mouvante de la saisie d’autrui, qui permet par là la constitution d’un savoir intersubjectif, le texte de Woolf creuse plutôt la nature paradoxale de cet enracinement subjectif dans le monde, comme le fera également Merleau-Ponty dans ses derniers écrits. Car, si Lily est « arrachée et emportée » [drawn out and haled away]35 pendant qu’elle peint, son expérience perceptive la situe simultanément dans une position subjective matérielle, limitée et singularisée au sein du monde. Hautement sensible à son environnement physique et aux effets de distance et de proximité, Lily a en effet conscience de la singularité de son expérience. Pourtant, toute subjectivation se trouve contrecarrée par le mouvement de dépossession subjective impliqué dans le contact avec le monde. Ainsi, quand Lily observe, dans l’emprise d’une émotion très forte, que « c’était le corps, et non l’esprit, qui [le] ressentait » [It was one’s body feeling, not one’s mind ]36, les sensations du corps simultanément enracinent le sujet dans un endroit et dans un corps, et retirent à ce corps la capacité de consolider sa position pour en faire le siège de la connaissance. L’ébranlement des nerfs déstabilise tout autant qu’elle ne renforce le soi, tout comme les contours du visible sont simultanément mis en branle et générés au moment du contact avec « la chose elle-même ».

Deux modes de l’invisible

  1. Pour Lily, la distance engage une dimension temporelle tout autant qu’une dimension spatiale. Car la personne qui a disparu « à jamais » [gone forever] n’est pas Mr Ramsay et ses enfants, « avalés » par la bleue de l’océan, mais Mrs Ramsay, qui, morte, se trouve maintenant à une distance incommensurable. Elle avait figuré comme modèle dans la première version du tableau que l’artiste peint dans la première partie du roman. Quand Lily reprend ce même tableau dans la dernière partie du roman, près d’une décennie plus tard, l’absence de Mrs Ramsay déséquilibre la « vision » que Lily cherche à capter, car les escaliers du salon, où Mrs Ramsay a autrefois jeté une ombre, sont maintenant vides. Pourtant, dans son absence même, Mrs Ramsay fait encore partie du « tableau » que recherche Lily.

  2. Ce constat nous permet de poser la question de la nature de l’invisible que recherche Lily à travers la création de son œuvre d’art. Il y a deux aspects de cet invisible. L’un peut être compris en termes de présence, l’autre en termes d’absence. La peinture de Lily les implique tous les deux.

  3. Pour Husserl et Merleau-Ponty, l’invisible se conçoit surtout sur le mode de la présence. Pour Husserl, le monde nous est donné par le mouvement continuel d’esquisses qui ne peuvent être que partielles. Ainsi, ce qui est invisible informe le visible tout en le dépassant. Cela a également pour conséquence que le visible ne peut pas être pensé en termes de totalité. Pour Merleau-Ponty, l’invisible double et structure le visible, il échappe à la perception réfléchie mais reste néanmoins présent au monde et « s’enroule » sur le visible, dans un processus qu’il appelle la réversibilité ou le chiasme. Visible et invisible s’entrelacent dans la « chair du monde », qui n’est pas à confondre avec la « chair » du sujet individuel. Toute chair individuelle est prélevé sur « la chair du monde » qui la dépasse. Elle constitue une dimension presque a-subjective du sensible qui échappe à la réflexivité37.

  4. L’invisible conçu comme présence structurante mais latente du visible se manifeste au sein du texte woolfien comme liquide et comme rythme. Elle émerge entre le soi et le monde, et excède l’interface entre les deux :

Puis, comme si jaillissait spontanément quelque sève nécessaire à l’épanouissement de ses facultés, elle se mit sans grande assurance à tremper le bout de son pinceau dans les bleus, les terres de Sienne, à le poser çà et là, mais il s’était alourdi et évoluait plus lentement, comme soumis au rythme imposé par ce qu’elle voyait (son regard se posait alternativement sur la haie et sur la toile), si bien que ce rythme était assez puissant pour l’entraîner à sa suite, la main toute frémissante de vie. Assurément elle perdait peu à peu conscience du monde extérieur. Et comme elle perdait conscience du monde extérieur, de son propre nom, de sa personnalité, de son apparence, […] jaillissaient continuellement des profondeurs de son esprit des scènes, des noms, des paroles, des souvenirs et des idées, telle une fontaine éclaboussant cet espace d’un blanc éclatant, atrocement difficile, qu’elle s’appliquait à travailler avec des verts et des bleus38.

  1. La liquidité de l’esprit de Lily semble rejoindre la pulsation liquide du « courant » dans le monde. Lily devient momentanément ce rythme, emportée dans une dimension sensible, vive et impersonnelle qui devient accessible au sujet au moment où celui-ci « perd […] conscience du monde extérieur », où les distinctions nette entre sujet et objet s’effacent. Cette dimension semble ainsi comparable avec les pulsations d’une « chair du monde » qui informe la perception visible comme présence invisible39.

  2. Il faut noter que la perception de cet invisible comme rythme ne fait qu’accroître les difficultés de Lily par rapport à la représentation. Car toute tentative de fixer ce rythme entraînerait la cessation de celui-ci. Cette difficulté se traduit sur la toile, qui n’est décrite dans ce texte qu’en termes de geste et de mouvement : la main de Lily se meut « par-ci et par-là », [hither and thither]; ailleurs, elle « danse » [dances], « miroite » [flickers] à travers la toile ; les lignes qu’elle y tracent « courent vers le haut et à travers » la toile [lines running up and across] ; enfin, à la fin du roman, la toile est « floue » [blurred]40. Ce rythme résiste à la représentation, si bien que le tableau de Lily ne fait l’objet d’aucune description dans le texte. L’activité artistique, par le même coup, s’inscrit dans un processus ouvert et dynamique, toujours sur le point de « recommencer » [start afresh].

  3. Penser la peinture comme rythme, c’est penser la peinture inscrite dans la temporalité. Or, le cadre temporel de cette peinture s’étend bien au-delà de la matinée que Lily passe sur la pelouse des Ramsay dans la dernière partie du roman. Comme nous l’avons vu, en peignant, l’« esprit » de Lily projette sur la toile « scènes », « noms », « paroles », « souvenirs » et « idées ». Ceux-ci impliquent un invisible d’une autre nature, un invisible qui se pense sur le mode de l’absence. Car ces éléments projetés ramènent des événements passés ou imaginés — mais toujours absents — au présent de la peinture. Et en effet, le passé tient une place centrale dans la peinture de Lily : quand elle est décrite comme « creusant sa voie dans son tableau » [tunnelling her way into her picture…], Lily creuse dans « le passé » […into the past]41. L’absence de Mrs Ramsay — son invisibilité — contribue tout autant au processus de peinture dans la dernière partie du roman que sa présence y a contribué dans la première partie.

  4. Les effets de ce deuxième mode de l’invisible dans ce roman peuvent être considérés en rapport avec la conception phénoménologique du temps, où la rétention d’un passé immédiat affecte et forme le présent de façon originaire42, à condition de suivre sur ce point l’analyse de Jacques Derrida, selon laquelle la distinction entre rétention et souvenir est abolie. En effet, Husserl fait la différence entre le passé immédiat, qui contribue de façon originaire au présent par la rétention, et le souvenir, qui est la re-présentation d’un présent sur le mode imaginaire, c’est-à-dire, qui ne dépend pas de la présence actuelle de l’objet en question. Cette distinction est mise en cause par les analyses de Derrida, qui démontrent combien la rétention est toujours déjà re-présentation. La critique derridienne retire ainsi au présent sa qualité de fondation originaire pour montrer jusqu’à quel point le présent est constitué par la représentation. Si l’on suit Derrida sur ce point, le passé distant et le souvenir peuvent affecter et former la perception au même titre que le passé immédiat, et ce sans hiérarchie linéaire.

  5. En effet, les souvenirs et impressions que Lily réactualise dans sa peinture sont principalement ceux d’une décennie précédente, nettement séparée du présent par le passage du temps décrit dans la deuxième partie du roman, « Le Temps passe » [Time Passes]. Ces souvenirs font retour pour hanter le présent de la perception de Lily. Invisibles selon la perception objective du présent, ils affectent et informent pourtant sa « vision ».

  6. Il importe de différencier entre deux formes de retour du passé dans le présent. Les deux sont évoqués dans l’observation suivante que fait Lily pendant qu’elle regarde intensément les marches vides du salon où Mrs Ramsay avait été assise autrefois :

Elle n’avait pas cru courir le moindre risque en pensant à [Mrs Ramsay]. Fantôme, vapeur, néant, quelque chose dont on pouvait s’amuser à son aise et sans risque à toute heure du jour ou de la nuit, voilà ce qu’elle était, et puis soudain elle tendait la main ainsi et vous serrait le cœur43.

  1. D’une part, on a des représentations qui reviennent sur le mode de la mémoire consciente : il s’agit d’images fixes et bénignes, de Mrs Ramsay conçue comme « fantôme », comme « néant », ou, comme Lily le dit quelques lignes plus haut, « l’idée abstraite que l’on se faisait d’elle » [that abstract one made of her]. Ces images toutes faites et circonscrites, tenues à distance, semblent avoir été neutralisées : elles sont dépourvues de leur capacité de faire mal, d’ébranler les nerfs. D’autre part, c’est l’absence de Mrs Ramsay elle-même qui surgit et ébranle les nerfs avec violence, ou plutôt « serre le cœur » [wring the heart]. Cette affectivité forte procède d’un vide dans le monde visible, un vide qui est celui du manque :

Comment, en effet, traduire en mots ces émotions du corps ? Traduire ce vide, là ? (Elle regardait les marches du salon ; elles paraissaient extraordinairement vides.) […] Et puis vouloir et ne pas avoir — vouloir et vouloir encore — comme cela serrait le cœur, le serrait tant et plus44 !

  1. L’objet absent — Mrs Ramsay — maintient paradoxalement son contact avec Lily ; il retient sa capacité de l’affecter, de serrer son cœur ;  l’ébranlement de ses nerfs procède de ce vide. Ce que Lily cherche à capter sur sa toile, ce n’est pas les images objectivées de Mrs Ramsay sur le mode de l’imagination ou de la réminiscence, mais le serrement du cœur, l’expérience présente de la douleur extrême de son absence.

  2. Car le sujet de son tableau, c’est l’absence de Mrs Ramsay elle-même. Comment se peut-il qu’un invisible qui ne correspond à aucune réalité présente puisse encore serrer le cœur ? Comment se peut-il qu’un objet disparu à jamais puisse continuer à ébranler les nerfs ? Comment se fait-il que les objets absents retiennent leur efficacité au présent de la perception, et structurent celle-ci en profondeur ? Et comment capter cette efficacité ? Tels sont les problèmes que la peinture de Lily pose au privilège que la phénoménologie accorde à la présence au présent. Sa peinture rencontre le problème de la puissance effective du passé à affecter l’expérience perceptive au présent, un moment paradoxal qui conjugue élégie et survie.

  3. Il serait plus facile de conclure si Lily trouvait une réponse claire à ces questions au sein du livre, mais ce n’est pas le cas. « L’esprit le plus accueillant aux impressions est souvent le moins capable de tirer les conclusions » [The mind that is most capable of receiving impressions is often the least capable of drawing conclusions] écrit Woolf à propos de Thomas Hardy, à qui, comme on le sait, elle a emprunté le terme « moment de vision » [moments of vision]45. Ce n’est que momentanément, et d’une façon très instable, que Lily parvient à saisir sa perte et sa douleur dans une « vision ». Cela arrive au moment où elle voit « quelque chose de clair » [some light stuff]46 bougeant dans le salon où était assise Mrs Ramsay dans la première partie du roman, et qui jette la même ombre triangulaire qu’elle avait jetée, et rétablit ainsi l’équilibre manquant au tableau de Lily. Devenant par la suite une « vague de blancheur » [wave of white], celle-ci finit par accueillir la vision de Mrs Ramsay, absente, accompagnée de toute sa terreur, capable d’ébranler les nerfs et de serrer douloureusement le cœur :

Oh, mais que s’était-il passé ? Une vague de blancheur déferla sur la vitre. L’air avait dû soulever quelque volant à l’intérieur. L’émotion fondit sur elle, lui étreignit le cœur, la mit au supplice.

« Mrs Ramsay ! Mrs Ramsay ! » s’écria-t-elle, sentant revenir le tourment familier – vouloir, vouloir tant et plus, et ne pas avoir. Pouvait- elle encore infliger cela ? Et puis, doucement, comme si elle se retenait, cela aussi participa de l’expérience ordinaire, sur le même plan que le fauteuil, la table. Mrs Ramsay — cela faisait partie de sa bonté sans faille envers Lily — était assise là en toute simplicité, dans le fauteuil, faisait aller ses aiguilles, tricotait son bas de laine brun-rouge, projetait son ombre sur le seuil. Elle était assise là47.

  1. Cette matérialisation de Mrs Ramsay sur le même plan de réalité que les objets « ordinaires », concrets et véritablement présents tels « la chaise et la table », atteste le pouvoir d’objets absents d'informer le visible. Et pourtant, cette manifestation de la puissance de l’absence dans la vision est précaire, car immédiatement modalisée : « Comme si elle avait quelque chose à partager » [As if she had something to share], Lily quitte son tableau pour aller vers les bords de la pelouse48. Cette modalisation met en cause la possibilité de la traduction de cette vision en connaissance intersubjective. Et en effet, quand Lily retourne devant son tableau, sa « vision » a disparu, les escaliers du salon sont de nouveau vides :

Elle regarda les marches; elles étaient vides ; elle regarda sa toile ; elle était floue. Avec une intensité soudaine, comme si elle la voyait clairement l’espace d’une seconde, elle traça une ligne, là, au centre. C’était fait ; c’était fini. Oui, se dit-elle, reposant son pinceau avec une lassitude extrême, j’ai eu ma vision49.

  1. « Voir clair » n’est ici qu’un événement évanescent qui ne dure qu’une seconde, transposée au subjonctif par le « comme si » [as if] qui déréalise la vision. Ce qu’elle voit reste mystérieux. Et cette « vision » sans contenu partageable n’est reconnue en tant que telle qu’au passé, comme l’indique l’emploi du passé antérieur. La « vision » est déjà dans le passé, déjà à distance. Ainsi la peinture de Lily, même « achevée », même « finie », demeure invisible pour le lecteur. Elle se maintient ainsi dans l’ordre de la « tentative » [an attempt at something] et non du succès50 ; du geste en mouvement, et non de l’objet représentable. La « vision » de Lily adhère au moment de son apparition, et disparaît avec elle.

  2. Comme sa « vision » refuse la conversion en savoir conceptuel saisissable par le biais de la réflexion, la « vision » de Lily semble s’approcher davantage du projet phénoménologique de Merleau-Ponty que de celui de Husserl. Pourtant, le pouvoir paradoxal conféré aux éléments et aux personnes absents d’ébranler les nerfs, de serrer le cœur, et de former le visible, trouble toute équivalence entre l’invisible et la présence, et interrompt avec ses secousses l’« enroulement » paisible de l’invisible sur le visible réversible. Car la peinture de Lily, conçue comme élégie, situe la perception et la création au sein du mouvement alinéaire d’un temps sans fondation, dans lequel la perte irréductible continue à travailler la vision elle-même.

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1 V. Woolf, To the Lighthouse, (désormais TTL), 28. La traduction française est de Françoise Pellan, publiée sous le titre Vers le phare dans Virginia Woolf, Œuvres Romanesques, tome II (désormais ŒRII), 21. Notons que la confusion des plans temporels marqués dans le texte original par l’emploi uniforme du prétérit, disparaît dans la traduction qui interprète comme un plus-que-parfait les verbes « asked », « said », « told ».

2 TTL, p. 78, t.d.a. Voir également la traduction dans les ŒRII, 64 : « le premier frémissement de la grande étoile palpitante. »

3 Le personnage de Mr. Ramsay est certes complexe et contradictoire : il est vrai que Lily et Mrs Ramsay l’admirent toutes deux pour son austérité et pour ce qu’elles perçoivent comme étant la puissance de son esprit, même si elles se sentent étrangères à sa façon de voir le monde. Pourtant, la critique soutenue de Mr Ramsay dans ce roman — qui va de la mise en scène parodique des formules de logique lorsque le philosophe est représenté comme réussissant à aller de P à Q, mais ne parvenant pas à faire le saut jusqu’à R, à sa représentation comme responsable de l’épuisement de sa femme aux yeux de James, ou encore comme figure du tyran aux yeux de Cam — trouble tout rapprochement entre une philosophie attribuée à ce personnage et celle que dessine le roman. C’est pourtant sur les bases d’une telle association que la critique a souvent lu ce texte en particulier, et l’œuvre de Woolf en général, comme étant informée par la philosophie analytique de Cambridge. Voir par exemple S. P. Rosenbaum, qui rapproche la philosophie de Mr Ramsay et simultanément celle de Woolf de la pensée de G. E. Moore, (Aspects of Bloomsbury. Studies in Modern English Literary and Intellectual History, 21), ou Ann Banfield, pour qui la question « comment penser la table quand on n’est pas là » est au cœur des préoccupations épistémologiques woolfiennes qu’elle rapproche pour sa part à celles de Bertrand Russell (The Phantom Table. Woolf, Fry, Russell and the Epistemology of Modernism). Notons à ce sujet que Gillian Beer relie plutôt la pensée de Mr Ramsay à Hume, Mr Ramsay étant, selon beaucoup de lectures de ce texte, une figure du père de Woolf, Leslie Stephen, qui a travaillé sur la philosophie du XVIIIe siècle, y compris sur l’œuvre de Hume. (Virginia Woolf: The Common Ground. 34).

4 Cette interprétation largement répandue est renforcée par le fait que Lily Briscoe peint Mrs Ramsay, très souvent identifiée à Julia Stephen, la mère de Virginia Woolf. Le rapprochement entre Mrs Ramsay et Julia Stephen est suggéré par Virginia Woolf elle-même : voir les entrées dans le journal de Virginia Woolf datées du 28 novembre 1928, ainsi que le texte autobiographique « A Sketch of the Past », publié dans Virginia Woolf, Moments of Being, 81.

5 Ce procédé spéculatif est pourtant difficile à définir et à localiser dans la « méthode » de la phénoménologie transcendantale que Husserl développe dans Idées directrices pour une phénoménologie. Voir la discussion de Paul Ricœur dans l’introduction à sa traduction de cet ouvrage, xvi-xx en particulier.

6 Voir sur ce point J. Derrida, La Voix et le phénomène, en particulier le chapitre VII.

7 Voir son discours inaugural au Collège de France, « Éloge de la philosophie », publié dans le volume du même titre.

8 Voir par exemple Sens et non-sens, 36-37. Voir aussi l’essai « Le langage indirect et les voies du silence », publié dans Signes.

9 Le plus célèbre d’entre eux étant peut-être « la chair du monde », notion développée dans « L’entrelacs-le chiasme », Le Visible et l’invisible. Ce terme fait référence au concept husserlien de Leib, souvent traduit par « la chair » en français, tout en étant une citation du Vent de Claude Simon. Voir E. de Saint-Aubert, Du Lien des êtres aux éléments de l’être : Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951, 171.

10 Essai repris dans J. Derrida, Marges — de la philosophie. Si je rapproche les deux philosophes par le biais de leur subversion de la hiérarchie entre littérature et philosophie, dans leur prise en compte de l’ancrage des deux disciplines dans le langage, je ne souhaite aucunement suggérer que la pensée du langage et de la métaphore chez Merleau-Ponty et chez Derrida sont similaires.

11 V. Woolf, The Second Common Reader, 233-234 ; t.d.a.

12 TTL, 159 ; ŒRII, 131.

13 Voir par exemple TTL, 175, 194 ; ŒRII, 144, 161.

14 TTL, 60 ; ŒRII, 48.

15 C’est le principe à l’œuvre dans la théorie husserlienne des esquisses, par exemple. Voir entre autres textes §41 et 43 d’Idées directrices pour une phénoménologie. Merleau-Ponty développe sa pensée de la négativité inhérente au visible dans Le Visible et l’invisible en particulier.

16 TTL, 209 ; ŒRII, 174, je souligne. La phrase en italiques a été modifiée. Dans les ŒRII, cette phrase est traduite ainsi : « le tout premier ébranlement des nerfs, la chose elle-même avant qu’on n’en ait fait quoi que ce soit. ». Or, il n’y a pas, dans « the very jar on the nerves » l’idée de primauté qu’introduit la qualification de cet ébranlement comme étant le « tout premier ».

17 Voir Idées directrices pour une phénoménologie, , §84. Voir aussi Méditations cartésiennes, § 14.

18 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, 86.

19 Ibid, 81.

20 Voir E. Husserl, Méditations cartésiennes, cinquième médiation. La formule « l’unité primordiale » est de N. Depraz, Transcendance et incarnation. Voir sa discussion de l’intentionnalité, 46-49.

21 Voir en particulier M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible.

22 Voir les notes d’Hermione Lee dans TTL, 257. T.d.a.

23 Voir V. Woolf, Moments of Being, 72 ; Instants de vie, 92.

24 Voir par exemple V. Woolf, A Room of One’s Own, 112.

25 Cela rappelle le rejet woolfien de textes qui restent « centrés dans un soi » [centred in a self] au lieu d’« embrasser et créer ce qui est en dehors de soi et au delà » [embrace and create that which is outside of the self and beyond]. Voir « Modern Fiction », V. Woolf, The Common Reader, 156.

26 TTL, 60 ; ŒRII, 48, traduction modifiée : dans les ŒRII, la nature féminine de cette identité est effacée en traduisant ce passage de la façon suivante : « soumettant toutes ses impressions personnelles à quelque chose de beaucoup plus général ».

27 TTL, 172 ; ŒRII, 142, modifié : le premier mot de la traduction, « refréné », a été remplacé par « soumis » pour refléter la reprise du même verbe anglais « subdue » dans le texte original.

28 TTL, 209 ; ŒRII, 174, je souligne.

29 TTL, 204 ; ŒRII, 169, modifiée : le mot « engloutis » a été remplacé par « avalés », pour rester plus proche de l’original.

30 TTL, 207, t.d.a.

31 Il s’agit de la métaphore que Lily emploie pour décrire les personnes dans la première partie de TTL. Voir TTL, 58 ; ŒRII, 47.

32 Voir M. Levenson, Modernism and the Fate of Individuality, 173-174. Voir aussi le passage dans TTL où Lily met l’intimité avec l’autre et la connaissance de l’autre sur un seul et même plan.

33 Voir par exemple TTL, 214 ; ŒRII, 178.

34 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, , 189.

35 TTL, 174 ; ŒRII, 144.

36 TTL, 194 ; ŒRII, 160.

37 C’est dans son dernier texte inachevé, Le Visible et l’invisible, qu’il développe cet aspect de la chair. Voir le chapitre intitulé « L’entrelacs — le chiasme ».

38 TTL, 174 ; ŒRII, 144-145, je souligne.

39 Cette dimension n’est pas non plus sans évoquer ce que G. Deleuze et F. Guattari appelleront un « plan d’immanence », qu’ils décrivent aussi comme étant « réversible ». Voir Qu’est-ce que la philosophie ?, en particulier le chapitre intitulé « Le Plan d’immanence ».

40 TTL, 174, 225-226 ; ŒRII, 142, 187.

41 TTL, 187-188.

42 Voir en particulier Leçons pour une phénoménologie intime du temps, 1964.

43 TTL, 194 ; ŒRII, 161.

44 TTL, 164 ; ŒRII, 160, je souligne.

45 V. Woolf, The Second Common Reader, 247 ; t.d.a.

46 TTL, 218 ; t.d.a.

47 TTL, 218-219 ; ŒRII, 181-182.

48 Ibid.

49 TTL, 226 ; ŒRII, 187.

50 TTL, 226 ; t.d.a.



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