Virginia Woolf et l’art du doute : la fiction moderne entre Moore et Montaigne

Christine Froula

Chicago University

Le plaisir est-il notre seule fin ? D’où nous vient cet intérêt immense pour la nature de l’âme ? Pourquoi ce désir irrépressible de communiquer avec les autres ? Devons-nous nous contenter d’apprécier la beauté de ce monde, ou existe-il, quelque part, une explication à ce mystère ? À ces questions quelle réponse pouvons-nous apporter ? Aucune. Si ce n’est une autre question : « Que scais-je ?1 ».

  1. Parmi les philosophes qui influencèrent Bloomsbury, G. E. Moore figure souvent en première place. Jeune professeur dynamique à l’époque où Lytton Strachey, Leonard Woolf, John Maynard Keynes, E. M. Forster, Clive Bell, et Thoby Stephen étaient étudiants à Cambridge, Moore était considéré comme « un grand homme » par les « Apôtres » de la jeune génération, qui accueillirent ses Principia Ethica (1903) comme un « nouvel évangile » anti-Idéaliste, sur lequel fonder leurs positions critiques, éthiques et esthétiques, ainsi que la valeur accordée aux états intérieurs et aux liens d’amitié intimes2. Virginia Stephen Woolf, qui fut « éduquée selon les préceptes de Cambridge » par son père, son frère, et ses amis de Bloomsbury, écrivait-elle en plaisantant à Vita Sackville-West, partageait-elle cette admiration3 ? Peut-être pas exactement au même degré, si l’on en croit une conversation avec Leonard et Ray Strachey : « Nous avons discuté de la supériorité morale de Moore, comparable à celle du Christ ou de Socrate, selon R. & L. Ils m’ont mise au défi de lui trouver un égal parmi mes amis. J’ai répliqué que Nessa Duncan Lytton & Desmond possèdent des qualités différentes mais tout aussi précieuses. R. a tendance à penser que, malgré notre talent, nous ne sommes qu’une bande de bons à rien4 ». Selon Leonard, Moore, « un vrai philosophe », qui contribua à faire de la philosophie britannique une « profession » reconnue, influença Virginia et fut peut-être le seul philosophe contemporain dont elle fit la lecture ; Ann Banfield accorde une place de choix à Bertrand Russell dans son étude de l’influence des philosophes de Cambridge sur le développement intellectuel et artistique de Woolf5. Mais Virginia, et Bloomsbury, lurent également un autre philosophe dont l’œuvre eut beaucoup d’impact sur la sienne : Michel de Montaigne, qui inventa l’art moderne du doute dans ses Essais. En confrontant les commentaires inspirés par sa lecture de Moore et la manière active et féconde dont elle s’inspire du doute montaignien pour redéfinir le personnage de fiction dans Mrs. Dalloway, cet article explore « les qualités différentes mais tout aussi précieuses » que Woolf découvrit dans les Essais à un moment décisif dans l’évolution de son esthétique moderniste.

  2. En août 1908, Virginia Stephen lut les Principia Ethica et tint une chronique régulière de ce qui constituait pour Bloomsbury un véritable rite de passage. Avec une pointe d’autodérision, elle annonce à Clive Bell, « je m’attaque à Moore comme un insecte industrieux, déterminé à nicher sur la flèche d’une cathédrale. L’une de ses phrases, qui enchaîne les références au “désir”, me donne le vertige tant le sens des mots me semble infini ; mais sinon je progresse sans difficultés » (L1, 340, 3 août 1908). Elle « se fait une joie » de lire ses « 10 pages chaque soir », dit-elle à Saxon Sydney-Turner, et, comme plus tard Lily Briscoe, qui imagine la table immatérielle de Mr. Ramsay dans la fourche d’un poirier, elle teste la validité des exemples choisis par Moore : « Je me suis endormie hier soir en pensant aux émotions que je ressens à la perspective de manger une glace ; et je me suis réveillée ce matin convaincue que Moore a raison. Il choisit l’exemple d’un verre de porto, mais je suppose qu’il n’y a aucune différence » (L1, 347 ; 10 août 1908)6. Porto et glaces mis à part, Moore se révéla une grande source de satisfaction intellectuelle pour cette lectrice industrieuse et insatiable : « Je dois parcourir la même page à plusieurs reprises, à un rythme d’escargot. Je te [Saxon] demanderais volontiers de m’éclairer, mais je doute de pouvoir formuler ne serait-ce qu’une question intelligible » (L1, 352-3 ; 14 août 1908). Elle espérait que les efforts requis par cet exercice laborieux seraient récompensés : « Je me casse la tête à lire Moore chaque soir, » se plaint-elle,

je sens que ses idées pénètrent tout au fond de mon cerveau, et y provoquent une légère commotion, qui mérite à peine le nom de pensée. C’est presque une sensation physique, comme si un repli de mon cerveau, anémié et livide, était enfin stimulé ; mais n’avait pas la force de réagir. Je sais exactement quelles parties de mon cerveau sont actives lorsque je pense. (L1, 357 ; 19 août 1908).

  1. Enfin, elle rend son verdict : « J’ai fini Moore hier soir ; il conclut avec une pointe d’arrogance, et ce n’est pas étonnant, » écrit-elle à Vanessa.

Je suis sortie de ma stupeur du début ; à présent, plus je le comprends, plus je l’admire. Il a tant d’humanité malgré son désir de connaître la vérité ; et je crois que je suis capable de contrer ses arguments, sur un point. (L1, 354 ; 29 août 1908)

  1. Cette nuit-là, elle « rêva de Clarissa », l’héroïne naissante de son premier roman : « Elle venait de naître, avec une belle rangée de dents, sans racines ; et elle pouvait dire “aucune objection”, afin, je crois, de prouver un argument en réponse à Moore » (L1, 366 ; 30 août 1908).

  2. Virginia Woolf ne précise pas quel argument de Moore elle pouvait contrer ; le point que sa jeune héroïne aux dents saines mais branlantes (unmoored) ne conteste pas n’est pas mentionné. Mais là où il ne peut y avoir de certitude, le doute s’insinue. En premier lieu, il est frappant de constater qu’elle formule un jugement sur l’œuvre philosophique de Moore ; deuxièmement, qu’elle le juge « plein d’humanité », malgré « son désir de connaître la vérité ». Bien avant de chercher à évaluer la contribution de Moore à « une science de l’éthique7 », elle avait épousé la pensée de Montaigne, pour qui l’éthique n’était pas une science mais un art éminemment humain, indissociable de la vie. Dans la France de Montaigne, déchirée par les guerres de religion, le désir de connaître la vérité constituait une menace pour l’éthique. Trois cents ans plus tard, Virginia la sceptique se découvrait de profondes affinités avec Montaigne, un « grand maître dans l’art de la vie », l’inventeur de l’essai moderne, capable de montrer comment l’être pris dans le flux du temps peut vivre, penser et saisir ses pensées quotidiennes dans les mailles du langage. En effet, observe-t-elle dans « Montaigne », « nous aimons tous penser, c’est une activité étrange et plaisante, mais lorsqu’il s’agit de dire […] ce que nous pensons, […] le fantôme nous glisse entre les doigts et nous échappe avant que notre esprit ait pu s’en saisir […] ». Quant à le fixer par écrit, la plume est « un instrument rigide, » soumis aux « habitudes et aux cérémonies », « tyrannique aussi […] qui change les hommes ordinaires en prophètes, et le rythme naturellement hésitant de la parole humaine en procession solennelle et imposante ». Parce qu’il inventa une manière d’écrire inspirée par la liberté de douter, une manière de saisir ces « pensées » fugaces à l’aide d’une plume libérée de la pesanteur des habitudes et de la discipline, sans pour autant pontifier, prêcher ou prétendre détenir « la vérité », Montaigne « sort du rang des morts illustres avec […] une irrépressible vivacité8 ».

  3. Le doute plutôt que la certitude, la pensée plutôt que la vérité, une vivacité qui n’est pas interrompue par la mort, voilà ce qui attire Virginia chez Montaigne ; et si cette étrange et plaisante manière de penser, qui échappe à la plume tyrannique, semble contredire « l’attachement féroce à une idée » qui constitue selon elle le « fondement » de l’art de l’essayiste, le doute qui fonde la liberté de penser des deux auteurs impose naturellement une limite à de tels attachements9. Montaigne, qui influença écrivains et penseurs, de Shakespeare, Descartes, et Pascal, Rousseau, Emerson, Nietzsche, et Pater, jusqu’à Butor et Sollers10, inspira également Woolf, son art de vivre, penser, et écrire dans le doute, elle qui entreprit de faire entendre les voix intimes des genres littéraires privés, tels que la rêverie, la conversation, le journal, la correspondance ou les mémoires, au sein des genres littéraires publics, comme le roman, l’essai ou l’essai romanesque11. Il est frappant de constater que, au moment même où elle travaillait à son essai sur Montaigne, Woolf réfléchissait intensément à la représentation du personnage dans le roman moderne (ou roman « géorgien »), comme le prouve la série d’essais préliminaires à la publication de « Mr Bennett and Mrs Brown », tout en mettant ses nouvelles idées en pratique dans The Hours, le roman qui allait devenir Mrs Dalloway12. L’art du doute selon Montaigne guida sa « quête de modes de pensée adaptés à sa poétique », à un moment décisif dans sa conception et sa pratique de la fiction13.

  4. Virginia Stephen découvrit très tôt l’œuvre de Montaigne. Son frère Thoby lui offrit les Essais pour son vingt-et-unième anniversaire, mais ce n’est pas lui qui lui fit découvrir le philosophe. « Cela faisait trois ans qu’elle était sur sa trace », écrit-elle pour le remercier, ajoutant qu’elle préfère son cadeau à « une seconde édition de la traduction de Florio », édition « de qualité douteuse » qu’elle avait acquise en des temps moins fastes14. Virginia, qui à l’âge de quinze ans pouvait « consulter librement » « la vaste bibliothèque non expurgée » de son père, avait déjà, selon toute vraisemblance, lu Montaigne sous la tutelle informelle de Leslie Stephen, dont elle disait qu’il « respectait et encourageait la liberté comme nul autre15 ». Ce sceptique anglais en avance sur son temps, auteur de « An Agnostic’s Apology », qui préféra renoncer à son poste de professeur à Cambridge parce qu'il avait perdu la foi, fait du scepticisme l’alpha et l’omega de son influente History of English Thought in the Eighteenth Century (1876)16. Dans Hours in a Library (1874-9) et Studies of a Biographer (1898-1902), il indique ici et là que Shakespeare avait lu Montaigne, ou que Pascal le cite. Incarnation d’une révolutionnaire liberté de douter, Montaigne était très certainement une présence familière dans la demeure de Leslie Stephen, qui définissait « l’agnostique » comme « celui qui affirme que la sphère de l’intelligence humaine a des limites, ce que personne ne conteste » ; « que ces limites empêchent […] tout savoir ‘méta-empirique’, ce dont de nombreux théologiens conviennent aisément », mais « que la théologie outrepasse largement ces limites, ce que les théologiens refusent d’admettre17 ». Si Virginia découvrit Montaigne en parcourant les ouvrages de philosophie dans la bibliothèque de son père (comme Cam dans To the Lighthouse), en 1900, elle avait rejoint les rangs des lecteurs qui trouvèrent en lui un compagnon familier (« Je lis toujours Montaigne au lit », écrit-elle à Thoby), et avait commencé à se faire sa propre idée du philosophe.

  5. Montaigne était une présence tout aussi familière à Bloomsbury, et les penseurs et peintres du groupe firent de lui des portraits variés au fil des décennies. Dans Landmarks in French Literature, publié en 1912, Lytton Strachey note que la « philosophie de la vie » selon Montaigne, reposant sur « un scepticisme absolu », émergea à une période où croyances, opinions et dogmes étaient violemment ébranlés dans une France marquée par « l’horreur des guerres de religion18 ». « En passant en revue les erreurs, les incohérences et l’ignorance de l’humanité […], Montaigne en arrive inévitablement à la doctrine du doute universel, » doctrine « d’une grande importance pratique, quelle que soit sa valeur philosophique, puisqu’elle condamne la persécution d’autrui pour des raisons idéologiques comme pure folie meurtrière. » Selon Strachey, les Essais, qui constituent « autant de variations » sur le thème du « Que scais-je », ont fait de Montaigne « l’un des premiers […] ennemis du fanatisme et l’un des premiers apôtres de la tolérance dans l’histoire de la pensée européenne. » Et pourtant, peut-être sous l’influence de Moore, dont la vocation était de chercher « la vérité », ou sous l’influence de Montaigne lui-même, Strachey considère que son scepticisme ne constitue pas « une contribution importante à la pensée philosophique, » car son esprit manque de « méthode » et n’a pas la « force nécessaire pour chercher et découvrir des vérités intellectuelles de premier ordre19 ». Selon Strachey, Montaigne n’était « ni un grand artiste ni un grand philosophe ; ce n’était pas un grand ». « Sa vraie valeur » réside plutôt dans sa « bonté », qui « se manifeste dans tout son charme et toute sa douceur, la belle humanité qui est l’essence de Montaigne » ; son invention de l’autoportrait littéraire ; et son propre autoportrait, qui fait éprouver « la présence intime d’un homme fascinant20 ».

  6. Leonard Woolf évoque un Montaigne dont la grandeur tient précisément à l’impact politique durable de son humanisme21. Congédiant le Montaigne jovial et familier évoqué par Robertson dans son introduction à la nouvelle traduction des Essais par Trechmann, Leonard le décrit comme un opposant aux dogmes religieux belliqueux qui mirent à feu et à sang la France du seizième siècle, un homme dont les Essais poursuivent « un but précis avec détermination » : « attaquer les croyances religieuses qui rendaient la vie en France intolérable22 ». Quatre siècles plus tard, dans un volume autobiographique dont le titre est inspiré par Montaigne (« qui dit quelque part : ce n’est pas l’arrivée, c’est le voyage qui compte »), Leonard revient sur la stature monumentale de Montaigne, représentant de l’humanisme Renaissant et de « la civilisation moderne » qu’il inaugura. Les Essais furent à l’origine d’« une évolution radicale dans les esprits, et donc dans l’histoire », marquant la transition de la conception médiévale de l’homme comme « membre anonyme et impersonnel de classes ou de castes » à l’émergence du sujet individuel23. La « conscience aiguë » de son individualité, ainsi que de celle de tout être, animal ou humain, et « l’intérêt passionné » qu’elle suscitait en Montaigne font de lui « le premier homme moderne civilisé24 » ; dans sa profonde humanité, Leonard voit le germe révolutionnaire d’une aversion moderne pour la cruauté, manifestée par l’indignation publique contre la « tragique » Affaire Dreyfus et les massacres arméniens perpétrés par le gouvernement ottoman pour des raisons « religieuses, raciales, et économiques », c’est-à-dire, « absurdes, barbares et inhumaines ». La « société civilisée fondée sur l’individualité et la liberté, l’égalité et la fraternité » que Montaigne, « Érasme, Voltaire et Tom Paine, » contribuèrent à inaugurer, n’était encore que partiellement établie en 1900, observe Leonard ; et pourtant malgré « les attaques répétées de la contre-révolution », elle semblait promise à un brillant avenir jusqu’à ce que la Grande Guerre ne la sape jusque dans ses fondements25.

  7. Dans l’essai de T. S. Eliot sur Pascal (1931), Montaigne, le « grand adversaire » de Pascal et « l’auteur qu’il est essentiel de connaître, si l’on veut comprendre l’évolution de la pensée française au cours des trois derniers siècles », lui vole presque la vedette26. Déterminé à réfuter Montaigne, écrit Eliot, Pascal finit plus ou moins par le plagier, particulièrement son « étonnante » Apologie de Raymond Sebond, « qui inspira sans doute également à Shakespeare son Hamlet27 ». En effet, « lorsqu’un homme connaissait enfin suffisamment Montaigne pour pouvoir l’attaquer, il était déjà profondément contaminé par lui » :

Le pyrrhonisme de Montaigne n’a pas une portée limitée comme celui de Voltaire, Renan, ou [Anatole] France. […] ce qui fait de Montaigne un très grand homme c’est qu’il réussit, Dieu sait comment […] à exprimer le scepticisme de tous les hommes. Car chaque homme qui pense et mène une existence rationnelle a très certainement son propre scepticisme, celui qui consiste simplement à s’interroger, celui qui conduit à renier ses opinions, ou celui qui mène à la foi et qui se trouve subsumé dans la foi qui le transcende28.

  1. Parce qu’il y avait une « affinité réelle » entre son scepticisme et celui de tout homme, même celui de Pascal, Montaigne, qui n’est pas « un sceptique ordinaire » mais « l’un des penseurs les plus difficiles à réfuter », surpasse même Voltaire, « le plus grand de tous les sceptiques, » au point que, face à « l’honnêteté » intellectuelle de Montaigne et de Pascal, Hobbes semble « fruste et barbare29 ».

  2. Chacun selon son point de vue, celui du scepticisme philosophique, de l’histoire culturelle, de la philosophie politique ou de l’apologie chrétienne, Stephen, Strachey, Leonard Woolf et Eliot notent tous la portée historique et l’actualité persistante du « Que scay-je » civilisé, tolérant, familier, toujours ouvert d’esprit et curieux, dont Montaigne fit sa devise et qu’il explore dans ses Essais, « le seul livre au monde de son espece30 », selon son auteur, et l’un des premiers à incarner la menace nouvelle qui, à l’aube de l’époque moderne, commençait à peser sur le dogme religieux31. Aux interprétations contradictoires de la parole unique et sacralisée de Dieu et du Roi, qui déchiraient la France de Montaigne, les Essais ne se contentèrent pas s’opposer mais ils ajoutèrent les paroles proliférantes et éphémères d’un individu ordinaire, et pourtant exemplaire : d’une « ame qui loge la philosophie32 », communiant avec chacun autour de lui, tout en partageant la sagesse des philosophes anciens, dont Montaigne inscrivit certains des adages sur les solives de sa bibliothèque, accordant une place de choix aux préceptes sceptiques de Sextus Empiricus : sur l’une des deux poutres principales : « le jugement allant et venant, je ne saisis pas à égalité sans pencher », sur l’autre : « je ne conçois pas, j’attends, j’examine suivant usage et instinct33 ». Montaigne ne défia pas directement les autorités et ne défendit aucune hérésie ; il désirait simplement, disait-il, laisser un souvenir de lui aux amis qui le regretteraient pendant un temps après sa mort. Ses essais ne sont ni offensifs ni revendicatifs ; ils procèdent par saillies et par tâtonnements ; ils trouvent leur origine et leur aboutissement dans le doute ; ils n’opposent qu’implicitement à la parole unique la liberté vagabonde de la vie et des mots du quotidien. Et pourtant, la subtilité diplomatique avec laquelle Montaigne mêle à la piété catholique des incursions étranges et plaisantes dans le domaine de la libre pensée permet aux Essais d’évoluer en terrain mouvant avec tant de grâce et d’agilité que (bien que le censeur du Pape lui ait conseillé de substituer la Providence à la Fortune païenne), il fallut au Vatican presqu’un siècle pour les mettre à l’Index des Livres Interdits34. Par ailleurs, bien que Montaigne semblât se retirer de la vie publique pour goûter aux plaisirs étranges et gratuits de la rêverie en privée, la publication des Essais lui apporta non seulement une reconnaissance immédiate et un lectorat toujours plus vaste, mais elle accorda également pour la première fois une place dans le discours public à ce sujet exemplaire : cette nouvelle façon de dire « je », de formuler les pensées fugaces d’un individu dans la langue de tous les jours, cette nouvelle manière d’habiller la pensée, diffusée par le monde grâce à la plume, l’imprimerie, et la traduction.

  3. Comme son père, et comme ses amis du groupe de Bloomsbury, Virginia baigna longtemps dans le scepticisme de Montaigne ; et, dans l’un de ses tout premiers essais, elle le présente comme « le premier des modernes35 ». Contrairement à ses camarades de Bloomsbury, elle porta sur Montaigne le regard d’une artiste à la recherche d’une poétique capable d’exprimer les incertitudes de son temps. En 1923, alors qu’elle s’efforçait de faire pièce au matérialisme et au positivisme édouardien pour créer un nouveau mode d’écriture capable de saisir « l’âme » de la vie moderne, elle se tourna vers les Essais. Au mois de juin de la même année, elle envoya un exemplaire de sa nouvelle, « Mrs Dalloway in Bond Street », à T. S. Eliot, qui décida de ne pas la publier dans The Criterion ; en juillet, la nouvelle parut dans The Dial. Le 27 juin, elle commença à écrire The Hours, le roman qui allait devenir Mrs Dalloway36. Le 17 août, elle forma le projet d’écrire un essai sur Montaigne pour The Common Reader (E2, 261) ; le 11 septembre, le rédacteur du TLS, Bruce Richmond, lui demanda de faire la recension d’une nouvelle édition des Essais publiée par la Navarre Society (E4 : 79 n.1). Woolf travailla sur sa recension en janvier 1924, et elle parut sous le titre « Montaigne » à la fin du mois37.

  4. La réflexion intense de Woolf sur Montaigne influença son travail sur Mrs. Dalloway. En plaçant en exergue de son essai la réflexion inspirée à Montaigne par l’autoportrait du Roi de Sicile, « Pourquoy n’est-il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d’un creon ?38 », Woolf souligne la nature politique de l’attaque portée par un sujet qui prétend imiter l’autoportrait d’un monarque : la rhétorique interrogative de Montaigne (« Pourquoy n’est-il loisible ») sert à « exprimer de manière voilée des opinions qu’il serait très mal avisé de dire tout haut […] il est de choses qu’il est conseillé d’évoquer uniquement à demi-mot » (E4, 72). Mais elle suggère aussi combien il est difficile de transposer l’art de l’autoportrait du domaine de la peinture à celui de la littérature : de passer de la représentation picturale d’un visage à l’évocation littéraire de l’âme ; de saisir par des mots « la carte, le poids, la couleur, et la circonférence de l’âme dans sa confusion, sa variété et son imperfection39 » (E4, 71).

  5. La découverte que « l’âme » est le protagoniste insaisissable des Essais, et que Montaigne est « le grand maître de l’art de la vie », fit progresser Woolf dans sa réflexion sur la vie et l’âme contemporaines. Alors qu’elle venait d’achever Night and Day (1919), que Katherine Mansfield qualifia en privé de « mensonge dans l’âme40 », et dont Leonard trouvait « la philosophie » très « mélancolique », Woolf s’interrogeait sur la représentation du personnage romanesque en termes à la fois techniques et philosophiques :

Pourtant, si l’on prétend représenter les gens […] comment éviter la mélancolie ? Je ne pense pas manquer d’optimisme : seulement voilà, ce spectacle me plonge dans la plus grande perplexité ; et comme les solutions actuelles ne conviennent pas, il faut bien en chercher de nouvelles, et le fait d’en finir avec les solutions passées, sans avoir la moindre assurance de ce que l’on va proposer à la place me remplit de tristesse. […] Quelles solutions Arnold Bennett ou Thackeray proposent-ils ? Sont-elles heureuses — satisfaisantes — pourrait-on les accepter, sans pour autant perdre toute estime de soi ? (D1, 259 ; 27 mars 1919)

  1. Elle continuait à s’interroger sur la représentation de « l’âme » après la critique formulée par Bennett contre les personnages de Jacob’s Room en mars 1923. À l’automne, elle commença à lire Montaigne dans l’édition Navarre, et en novembre, elle publia la première version de « Mr Bennett and Mrs Brown ». L’essai sur « Montaigne », dans lequel elle s’inspire de l’exemple du philosophe, poursuit indirectement le fil de ces ruminations :  « La seule chose qui compte c’est la vie, cette liberté […] qui est l’essence de notre être », et la recherche d’un ordre, d’un art de la « vie privée », avec pour seul guide « un censeur invisible à l’intérieur, ‘un patron au dedans’ », qui « connaît la vérité » et respecte « la liberté d’explorer et d’expérimenter dont peut jouir l’âme » (E4, 75). Après la parution en janvier de son essai sur Montaigne, les Essais, qu’elle lisait en anglais et en français41, continuèrent à l’occuper et à l’inspirer alors qu’elle travaillait à ses deux projets novateurs, The Hours/Mrs Dalloway, son premier chef d’œuvre encore inachevé ; et le manifeste de la nouvelle poétique que ce roman incarne. En mai, elle révisa « Mr Bennett and Mrs Brown » pour une conférence qu’elle devait donner à la Cambridge Heretics Society ; en juillet, l’essai parut sous le titre « Character in Fiction » dans The Criterion. La perplexité de l’écrivain y prend une portée polémique durable lorsqu’elle déclare alors pour la première fois : « Aux alentours de décembre 1910, la nature humaine changea radicalement » (E3, 421)42.

  2. Sa relecture des Essais en 1923-24 nourrit la réflexion de Virginia sur la poétique moderniste, mais libéra également sa créativité. En adaptant l’art de l’autoportrait selon Montaigne à la représentation moderne du personnage, Virginia transpose son point de vue sceptique dans ce roman à la structure ouverte, qui se déroule en l’espace d’une seule journée, « si vous avez vescu un jour, vous avez tout veu : un jour est égal à tous jours43 », et s’inspire de sa poursuite agile de sa propre âme insaisissable pour définir une poétique assez souple pour capturer l’âme fuyante de « Mrs Brown ». Déjà dans la version de novembre 1923 de « Mr Bennett and Mrs Brown », « un personnage, » « une dame, » s’évanouit, perd sa substance solide et opaque pour se transformer en « feu follet, en lumière aux reflets dansants, en rayon de soleil qui glisse le long du mur avant de s’échapper par la fenêtre », tournant en « ridicule » les « représentations solennelles », et révélant la présence de la beauté dans ce qu’il y a de « plus ordinaire » (E3, 387). Elle reprend également les mots de Montaigne dans sa recension, et s’inspire de son art de vivre sceptique dans ses essais sur la redéfinition du personnage, ainsi que dans The Hours/Mrs Dalloway. Selon Nicola Luckhurst, « Montaigne » « porte l’empreinte du style du philosophe (au point de sembler à la limite du pastiche) et […] de ses idées ; Woolf semble souvent résumer les préoccupations principales des Essais, mais l’on pourrait tout aussi bien considérer qu’elle fait son propre autoportrait44 ». La raison de cette synergie est que Montaigne lui fournit un exemple fécond de la manière dont dessiner l’âme et représenter la nature humaine. Ainsi, tout en paraphrasant les Essais et tout en formulant le problème auquel est confronté l’écrivain, Woolf s’interroge : « Comment pouvait-il cerner l’âme des autres, lui qui ne pouvait rien dire “entierement, simplement et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot”, sur sa propre âme ? » (E4, 73-4)45.

  3. Alors qu’elle poursuit ses expérimentations sur le personnage de fiction dans The Hours/Mrs Dalloway, Woolf insère le monologue intérieur de ses protagonistes, saisi sur le vif, dans un récit impersonnel à la troisième personne. Cette innovation technique est repérable dans trois versions successives de l’incipit du roman, les deux premières antérieures à « Montaigne », la troisième lui étant postérieure. Dans la nouvelle intitulée « Mrs Dalloway in Bond Street, » un narrateur omniscient, qui se tient à distance de la scène, adopte tout d’abord un style sténographique, rigide et laconique, avant d’imposer ses vues avec autorité, comme s’il sortait tout droit d’un roman de George Eliot, et nous assurer que nous sommes sans nul doute entre des mains expertes :

Mrs. Dalloway dit qu’elle irait acheter les gants elle-même.

Quand elle sortit dans la rue, Big Ben sonnait onze coups et, en cette heure inhabituelle, l’air était frais, comme un cadeau offert aux enfants sur une plage. Cependant, il y avait quelque chose de solennel dans le rythme ample des coups égrenés ; quelque chose d’émouvant dans le bourdonnement des roues et le glissement des pas.

Bien sûr, tout le monde n’était pas en route vers une course joyeuse. Dire que nous arpentons les rues de Westminster est une façon fort superficielle de nous définir. (4 juin 1923)46

  1. Quelques semaines plus tard, dans une deuxième version, cette narratrice à la sagesse supérieure (« Bien sûr ») disparaît pour laisser place à une description des monuments religieux de Westminster, dont les sons de cloches contradictoires sapent la posture d’autorité associée au verbe peu courant « asseverate » (affirmer avec solennité, emphase et certitude) :

À Westminster, où les temples, les lieux de culte, les conventicules, & les clochers de toutes sortes sont rassemblés, les heures et les demi-heures sont marquées par des sons de cloches qui se complètent <se corrigent> les uns les autres, affirmant solennellement [asseverating] qu’ici le temps s’écoule un peu plus vite, là un peu plus lentement. (27 juin 1923 ; nos italiques)47

  1. Selon l’Oxford English Dictionary, le mot fut longtemps utilisé dans les controverses religieuses : « 1637 Litanie II.8 le Roi Jean affirme solennellement [assevers] […] que le Pape est l’Antéchrist ». Plusieurs siècles se sont écoulés depuis les guerres de religion que connut Montaigne ; ce n’est qu’en 1931 que les Woolf firent un pèlerinage au château de Montaigne, et visitèrent au rez-de-chaussée de sa tour la petite chapelle catholique entourée de niches vides en trompe l’œil (dont l’entrée est surmontée par les armoiries des Montaigne et les « niches » par celles de ses amis). Cette ironie visuelle illustre la sensibilité complexe de son propriétaire, tolérant envers ses voisins protestants mais fermement attaché à la religion de ses ancêtres, ce sceptique qui considérait que, malgré ses doutes, il devait suivre son « Dieu, juste, bienveillant et détaché », et dont la propre nièce fut plus tard canonisée48. Pourtant, dans le roman élégiaque de Woolf sur la Grande Guerre, qui confronte l’aliénation mentale d’un vétéran et la vie intérieure d’une dame de la bonne société qui lutte pour conjurer « la mort de l’âme », ces sons de cloche divergents émanant des lieux de culte mettent en crise de façon radicale la quête d’une « vérité » sur la vie, l’expérience, et le temps. Leurs proclamations solennelles font écho aux guerres de religion qui déchirèrent la France de Montaigne et à la guerre impérialiste qui détruit Septimus Warren Smith, alors même qu’elles inaugurent un monde composé d’un réseau infini de perceptions prismatiques, où la vérité et le doute sont partout et nulle part. Un an plus tard, dans « Character in Fiction », Woolf utilise à nouveau ce terme inhabituel pour contrer la résistance du public à la nouvelle poétique de la génération « géorgienne », incarnée par Lawrence, Strachey, Joyce, et Eliot : en 1910 « le public britannique » « affirmait solennellement [was asseverating] qu’il voulait pouvoir se représenter la bouillotte avant tout, » car à en juger par les Édouardiens, Wells, Galsworthy, Bennett, c’est la bouillotte de Mrs Brown, et non son âme, qui permet de l’identifier (E3, 433 ; nos italiques).

  2. Dans la troisième version (qui est presque la dernière), le narrateur ne se tient plus à distance pour contempler le monde décrit dans le roman. À présent, une voix effacée à la troisième personne se laisse bercer par le flux des pensées et des sentiments de ses personnages, livrant sans manifester sa présence le monde tels qu’ils le perçoivent de l’intérieur :

Mrs Dalloway dit qu’elle achèterait les fleurs elle-même.

Car Lucy avait déjà bien assez à faire. Il faudrait démonter les portes ; les livreurs de Rumpelmayer allaient arriver. Et alors, pensa Clarissa, quelle journée !

Quelle extase, <miracle> ! Quel plongeon ! Car c’est ce qu’elle avait toujours ressenti, lorsqu’avec un petit grincement, qu’elle entendait encore aujourd’hui, elle ouvrait d’un coup les portes-fenêtres et sortait sur la terrasse à Bourton. & s’élançait sur la terrasse dans l’air frais à Bourton. (20 octobre 1924)49

  1. En décrivant la succession des événements narratifs du point de vue de Clarissa, Woolf applique à un personnage de fiction la réflexion de Montaigne sur la vie changeante de l’âme et son pouvoir de transfigurer le monde autour d’elle, et s’inspire de sa technique pour saisir sur la page l’évolution de l’âme au fil du temps. Sa description du protagoniste des Essais dans « Montaigne » semble inspirer sa redéfinition du personnage romanesque :

Aucun fait, aussi infime soit-il, ne doit être négligé, et outre l’intérêt que représentent les faits en eux-mêmes, nous avons ce pouvoir étrange d’altérer les faits par l’imagination. L’âme jette constamment une lumière changeante autour d’elle ; rend immatériel ce qui est substantiel et substantiel ce qui est évanescent ; emplit ses journées de songes ; est aussi exaltée par les apparences que par la réalité ; et se divertit d’un rien à l’heure de mourir. Elle est perfide et complexe. Elle apprend le deuil qui frappe un ami et compatit, et pourtant tire un plaisir pervers des souffrances d’autrui. Elle croit ; et doute en même temps. Elle est infiniment sensible aux impressions, particulièrement pendant sa jeunesse. (E4, 77-8)

  1. La grande innovation introduite par Woolf dans Mrs Dalloway, la circulation fluide entre les consciences des personnages, saisies dans une prose ondoyante et impersonnelle, qui les suit à travers les heures d’une journée ordinaire, lui permet de représenter le « pouvoir étrange » de l’âme, qui illumine tout ce qu’elle touche. La lumière changeante que non pas une mais plusieurs âmes jettent sur le monde des faits, laissant derrière elles des sillons qui s’entrecroisent au fil des heures, vient de Montaigne. Les Essais saisissent « la pulsation et le rythme de l’âme, qui bat jour après jour, année après année, à travers un voile qui s’affine avec le temps pour devenir presque transparent » (E4, 78), observe-t-elle ; avant de décrire Septimus Warren Smith comme une âme translucide dans un monde translucide : « Comment se faisait-il qu’il pût voir à travers les corps, qu’il pût lire l’avenir, où l’on verrait les chiens devenir des hommes ? […] Scientifiquement parlant, la chair était fondue à partir de l’univers. On avait fait macérer son corps jusqu’à ce qu’il n’en reste que les fibres nerveuses. Il s’étalait comme un voile sur un rocher50 ». Parfois, ses personnages citent Montaigne mot pour mot : dans « Montaigne », elle décrit les Essais comme « une tentative pour communiquer une âme » ; il « désire simplement communiquer son âme. La communication, c’est la santé ; la communication, c’est la vérité ; la communication, c’est le bonheur » (E4, 76) ; dans Mrs Dalloway, Septimus Warren Smith, isolé et traumatisé par son expérience de la guerre, et qui baigne pourtant momentanément dans la lumière du soleil, l’intimité, et l’espoir, murmure : « ‘La communication, c’est la santé ; la communication, c’est le bonheur, la communication…’ », juste avant que le Dr. Holmes fasse intrusion chez lui pour l’interner51. Dans « Montaigne », Woolf associe ce qui semble être une allusion à l’argument développé par Moore dans ses Principia Ethica, à savoir que la beauté, contrairement au plaisir, est un bien en soi52, avec les mots de Montaigne, qui attend que la mort le surprenne en train de planter des choux dans un jardin inachevé qu’il laissera sans regrets (dans « Que philosopher, c’est apprendre à mourir ») :

La beauté est partout, et la beauté est un bien en soi. C’est pourquoi, pour préserver notre santé mentale, ne nous attardons pas sur la fin du voyage. Que la mort nous surprenne en train de planter des choux, ou à cheval, ou bien quittons notre maison et que des étrangers ferment nos paupières ; nous ne supporterions pas d’entendre les pleurs d’un serviteur ou de sentir sa main sur nous53. (E4, 77)

  1. Ainsi Septimus contemple-t-il les inscriptions laissées par l’avion dans le ciel, « les mots de fumée », et croit que le monde lui envoie des signaux, « pas exactement des mots », « qui lui accordent, dans leur charité inépuisable et leur grande bonté, forme après forme d’une beauté inimaginable, et lui manifestent leur intention de lui prodiguer, pour rien, pour toujours, simplement parce qu’il les regardait, de la beauté, toujours plus de beauté !54 » Pour Montaigne, tel que le lit Woolf, la pensée de la mort accroît les joies de la vie : « Surtout, que la mort nous surprenne au milieu de nos occupations habituelles, parmi les jeunes filles et les jeunes gens qui ne se plaignent et ne se lamentent pas ; qu’elle nous surprenne “parmy les jeux, les festins, faceties, entretiens communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux”. Mais assez parlé de la mort ; c’est la vie qui compte » (E4, 77)55 ; et la mort surprend Septimus alors que lui et Rezia sont en train de fabriquer un chapeau, riant et plaisantant entre eux « comme font les gens mariés56 ».

  2. C’est également une nouvelle Clarissa, inspirée par Montaigne, que Woolf décrit, une Clarissa qui n’est plus celle de The Voyage Out et de « Mrs Dalloway in Bond Street ». Cette Clarissa, se dit Peter Walsh, depuis la mort accidentelle de sa jeune sœur Sylvia, est « bizarrement, […] l’un des êtres les plus sceptiques » qu’il lui ait été donné de connaître57. Une âme digne de Montaigne, qui « ne dirait plus jamais de personne, il est ceci, il est cela », elle se sent « très jeune » et « incroyablement âgée, » elle « tranch[e] dans le vif, avec une lame acérée ; en même temps elle rest[e] à l’extérieur, en observatrice », ne sait « rien : pas de langues étrangères, pas d’histoire », « il lui arriv[e] rarement de lire un livre, si ce n’est des Mémoires, avant de s’endormir », et pourtant, elle trouve « tout cela absolument fascinant ; les taxis qui pass[ent] ; et elle refus[e] de dire de Peter, ou d’elle-même, je suis ceci, je suis cela58 ». De même que Montaigne « mena avec succès cette entreprise difficile qui consiste à vivre » (E4, 78), Clarissa trouve qu’il est « très très dangereux de vivre, ne fût-ce qu’un seul jour » ; elle rejette la conception chrétienne de Dieu et reste stoïque face aux coups portés par les dieux malfaisants, « ces bandits » « qui ne perdaient pas une occasion de meurtrir, contrecarrer, gâcher les vies humaines59 ». Et lorsqu’elle apprend brutalement la mort de Septimus au cours de sa fête, puis ressent « cette beauté […] cette joie », c’est comme si elle devinait, et comme si son auteur appliquait, la philosophie sceptique héritée de Montaigne : « Mais assez parlé de la mort ; c’est la vie qui compte ». En adaptant la pensée de Montaigne dans Mrs Dalloway, son chef d’œuvre, elle introduisit un peu de l’« âme » des Essais dans la psyché de ses personnages, saisis par une conscience narrative fluide et invisible, élaborée grâce à la technique du monologue intérieur inaugurée par Ulysses60.

  3. Woolf s’inspira donc de l’art du doute selon Montaigne pour concevoir ses personnages, définir et étoffer leur sensibilité moderne, et représenter l’entrecroisement de la vie et de la mort dans la vie de ses deux protagonistes. Tout en élaborant sa poétique moderniste, elle assimila la philosophie de Montaigne, et en fit un modèle de vie, pour elle et pour ses personnages. Sa devise, « mais assez parlé de la mort ; c’est la vie qui compte », reprend les « préceptes gais et sages61 » de Montaigne, pour qui l’âme ne doit pas céder à la tristesse, à la souffrance, et à la peur, mais doit au contraire chercher ce qu’il y a de bon et d’heureux dans la condition humaine ; et elle s’en inspire pour résister à la tristesse dans sa propre vie. Le 5 mai 1924, le jour du vingt-neuvième anniversaire de la mort de sa mère (alors qu’elle n’a pas encore écrit la scène au cours de laquelle les Bradshaw annoncent la mort de Septimus pendant la fête de Clarissa), elle se souvient : « je riais […] derrière la main qui aurait dû cacher mes larmes ; & entre mes doigts, je voyais les infirmières pleurer. Mais assez parlé de la mort ; c’est la vie qui compte » (D2, 300)62 ». Un an plus tard, la formule réapparaît quand elle apprend le décès de son grand ami Jacques Raverat. Après avoir relu les épreuves de Mrs Dalloway, il venait de lui envoyer une lettre qui lui donna « l’une des plus grandes satisfactions de sa vie » et la persuada « que cette fois-ci [c’était] une vraie réussite ». Ironie du sort, elle reçoit la nouvelle de sa mort au cours d’une fête :

Comme je le disais, Jacques est mort ; & aussitôt j’ai été assaillie par les émotions. Je n’étais pas seule lorsque j’ai appris la nouvelle, Clive, Bee How, Julia Strachey, Dadie étaient avec moi. Néanmoins, je n’éprouve plus désormais le besoin de m’incliner devant la mort. J’aime quitter la pièce au milieu d’une conversation, en laissant la fin de la phrase inachevée. C’est cela que j’ai ressenti : pas d’adieux, pas de capitulation, simplement quelqu’un qui part dans la nuit […] Je me répète de plus en plus souvent la devise que m’a inspirée Montaigne « C’est la vie qui compte ». (D3, 7-8, 8 avril 1925)

  1. Huit ans plus tard, elle trouve du réconfort dans la devise de Montaigne, lorsqu’elle prend des nouvelles d’un ami malade, est « extrêmement soulagée » d’apprendre qu’il se porte mieux, et écrit :

C’est un profond mystère […] cette horreur, qui renvoie à nouveau à la perspective de ma propre disparition : la mort semble encore un peu plus proche. Mais ne pensons plus à la mort. C’est la vie qui compte, pour citer la devise que m’a inspirée Montaigne. (D4, 176 ; 2 sept. 1933)

  1. Si l’influence de Montaigne, « la liberté d’explorer et d’expérimenter dont peut jouir l’âme », est manifeste dans ses essais sur les Essais, dans son projet moderniste, et dans Mrs Dalloway, sa « recherche d’un ordre, d’un art de vivre » va plus loin (E4, 75). Quand, dans A Room of One’s Own, elle imagine qu’une femme écrivain sera un jour capable de saisir « ces gestes, ces paroles secrètes ou à peine murmurées, qui se forment, aussi intangibles que l’ombre des phalènes dansant sur le plafond, quand les femmes sont seules, hors de la lumière projetée par l’autre sexe63 », ces ombres fuyantes, encore à décrire, semblent danser sur un plafond où seraient inscrits les adages de Montaigne : « Nous ne pouvons pas douter un instant que son livre est à l’image de lui-même. Il refusait d’édifier ; il refusait de pontifier ; il ne cessait de répéter qu’il était comme tout le monde. Il s’efforça de se décrire lui-même, de communiquer, d’être honnête, et c’est une ‘espineuse entreprise, et plus qu’il ne semble’ » (E4, 76)64. Elle poursuit « la liberté d’explorer et d’expérimenter dont peut jouir l’âme » jusqu’aux limites de l’art du portrait et de l’autoportrait dans la première version de The Waves, d’abord intitulée « The Moths » (dont le protagoniste, l’ancêtre de Bernard, a lu Montaigne65), dans l’essai romanesque The Pargiters, et jusque dans sa dernière méditation sur l’art du doute, Between the Acts, composé alors que les bombardiers passaient en sifflant au-dessus de sa tête et que les bombes explosaient à Londres et dans les champs du Sussex66. « Je ne pense pas que nous allons mourir, » écrit-elle à Ethel Smyth depuis Rodmell en mai 1940, « mais je pense à Montaigne, que la mort me surprenne en train de planter des choux » ; elle s’arme de son art du doute face à l’horreur quotidienne de la guerre, comme Clarissa face au danger de vivre « ne fût-ce qu’un seul jour67 ». « Le plaisir est-il notre seule fin ? » écrit-elle dans la conclusion de son essai sur « Montaigne », comme pour rappeler la méditation de Moore sur le verre de porto. D’où nous vient cet intérêt immense pour la nature de l’âme ? Pourquoi ce désir de communiquer avec les autres ? Devons-nous nous contenter d’apprécier la beauté du monde, ou chercher une autre explication à son « mystère » ? Comme l’essai sur Montaigne et comme Montaigne, l’art de Woolf n’apporte pas de réponse, pas même inspirée par Moore ; simplement une autre question perpétuellement posée « Que Scais-je ? », dont, à la suite de Montaigne, elle n’épuise pas le sens, cherchant moins à atteindre « la vérité » qu’à saisir le mystère quotidien de l’être dans et hors du temps (E4, 79).

 

Traduit par Marie Laniel

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1 V. Woolf, « Montaigne »,The Essays of Virginia Woolf: 4, 71-3 (Dorénavant : E, suivi du numéro de volume et de la pagination, dans le corps du texte). Sauf indication contraire, les citations extraites des œuvres de Virginia Woolf ont été traduites par nos soins [ML].

2 L. Woolf, Sowing: An Autobiography of the Years 1880 to 1904, 131 ; J. M. Keynes, « My Early Beliefs » (1938), in The Bloomsbury Group: A Collection of Memoirs and Commentary, ed. S. P. Rosenbaum, 85.

3 The Letters of Virginia Woolf:3, 86, 23 janvier 1924. (Dorénavant : L, suivi du numéro de volume et de la pagination, dans le corps du texte)

4 V. Woolf, The Diary of Virginia Woolf: 1, 155 ; 17 juin 1918. (Dorénavant : D, suivi du numéro de volume et de la pagination, dans le corps du texte)

5 A. Banfield, The Phantom Table, 392 n.28 ; 45, cite A. J. Ayer, Russell and Moore: The Analytical Heritage, 4. Banfield considère Russell comme « le meilleur représentant des principes philosophiques de Bloomsbury et de Cambridge » (47).

6 Cf. Principia Ethica (1903), chap. 3 §42 : « […] même quand nous anticipons vraiment le plaisir, il est certain que c’est très rarement le plaisir seul que nous désirons. Par exemple, étant donné que lorsque je désire mon verre de porto j’ai aussi une idée du plaisir que j’en attends, ce plaisir ne peut manifestement être le seul objet de mon désir ; il faut aussi inclure le porto dans mon objet, autrement mon désir pourrait me conduire à absorber de l’absinthe et non du vin cuit. Si le désir s’orientait seulement vers le plaisir, il ne pourrait me conduire à absorber le vin ; pour qu’une orientation définitive soit prise, il est absolument nécessaire que l’idée de l’objet dont on attend du plaisir soit présente elle aussi et qu’elle exerce son contrôle sur mon activité. Alors, la théorie selon laquelle ce qui est désiré est toujours et seulement le plaisir doit céder : il est impossible en suivant cet argument de prouver que le plaisir seul est un bien. Mais si nous remplaçons cette théorie par cette autre, peut-être vraie, selon laquelle le plaisir est toujours la cause du désir, alors toute la recevabilité de notre doctrine éthique faisant du seul plaisir un bien disparaît du même coup. Car, en ce cas, le plaisir n’est pas ce que je désire, il n’est pas ce que je veux : c’est quelque chose que j’ai déjà, avant même d’avoir la capacité de vouloir quelque chose. Et y a-t-il quelqu’un pour affirmer que ce que j’ai déjà, tandis que je désire encore autre chose, est toujours le bien, et le seul bien ? » (Principia Ethica, trad. Michel Gouverneur, 122-3).

7 G.E. Moore, Principia Ethica chap. 1 §5 ; cf. l’ouvrage majeur de Leslie Stephen sur l’histoire et la théorie de la philosophie, The Science of Ethics (1882).

8 V. Woolf, « Montaigne, », E4, 71-3. Dans son essai-recension sur The Essays of Montaigne, trad. Charles Cotton, Woolf cite l’édition française de Motheau et Jouaust (1886-1889) et mentionne l’édition scientifique d’Arthur Armaingaud (Paris, 1924-9). Woolf fait référence à Montaigne dans ses essais sur Lady Anne Clifford, Lamb, et Hazlitt.

9 V. Woolf, « The Modern Essay », E4, 224.

10 Voir D. M. Marchi, Montaigne Among the Moderns: Receptions of the "Essais", particulièrement le chap. 3, et « Virginia Woolf Crossing the Borders of History, Culture and Gender », 1-30. Marchi étudie la façon dont Woolf s’inspire de la technique essayistique de Montaigne, sa capacité à raisonner, suspendre tout jugement dogmatique et briser la séquence narrative, dans des œuvres telles qu’Orlando et A Room of One's Own.

11 Par exemple, V. Woolf, The Pargiters: The Novel-Essay Portion of The Years. Sur Woolf, Montaigne, la question du genre, et de l’essai, voir A. Herrmann, The Dialogic and Difference, 40-41, qui cite F. Rigolot, « Montaigne’s Purloined Letters », 146-66 ; J. Dusinberre, Virginia Woolf’s Renaissance: Woman Reader or Common Reader?, chap. 2, et C. Sandbach-Dahlström, « “Que scais-je?”: Virginia Woolf and the Essay as Feminist Critique », 275-93. Elena Gualtieri note la tendance de la critique à associer l’œuvre de Woolf avec « la tradition Montaignienne, et l’importance qu’elle accorde à l’amitié et à l’humilité de l’écrivain représentée par la devise “Que scais-je?”’ (Virginia Woolf’s Essays, 16, cf. 50-53 & passim). Pour une bibliographie critique sur Montaigne, voir la recension par D. L. Schaefer de The Cambridge Companion to Montaigne, Notre Dame Philosophical Reviews. Les retrouvailles de Woolf avec Montaigne semblent l’avoir incitée à écrire plus régulièrement son journal : « De retour de Cassis. Lorsque j’étais là-bas je me disais souvent que j’écrirais régulièrement une fois rentrée & qu’ainsi je coucherais sur le papier quelques unes des myriades d’impressions que je saisis chaque jour. Mais à peine rentrés, voilà ce qui arrive. Nous nous replongeons dans le quotidien, & je n’arrive pas à me sortir de l’esprit que je n’ai pas le temps d’écrire, ou que je devrais me consacrer à un travail sérieux. En ce moment même, j’écris frénétiquement, tout en me disant que je dois m’interrompre pour sortir Grizzle ; que je dois préparer mon essai sur le roman américain ; la vérité c’est que je dois dégager une demi-heure à un moment de la journée, & la consacrer à écrire mon journal. Si je réserve une plage de mon temps à cette activité, peut-être qu’alors, tel est l’esprit humain, je m’en ferai progressivement une obligation, qui me conduira à négliger mes autres obligations » (D3, 6 ; 8 avril 1925).

12 Le carnet holographe M21 de la Berg Collection of English and American Literature, New York Public Library, constitue une source intéressante sur Mrs. Dalloway, « Mr Bennett and Mrs Brown, » et « Montaigne. »

13 C. Delourme et R. Pedot, Appel à Communications, « Virginia Woolf parmi les Philosophes : Colloque International, » Collège International de Philosophie, Paris, 22-24 mars 2012.

14 Le linguiste italien Giovanni Florio publia sa traduction des Essayes on Morall, Politike, and Millitarie Discourses of Michaell de Montaigne en 1603 et dédia la seconde édition de 1613 à la Reine Elisabeth. Un exemplaire de la première édition porte la signature de Ben Jonson. Selon le catalogue établi par la Washington State University’s Pullman Library, les volumes suivants figuraient dans la bibliothèque des Woolf (si le cadeau de Thoby se trouve dans cette liste, il doit s’agir de l’édition de 1759, dont il ne reste que le troisième volume, relié par Virginia) :

Les essais de Montaigne publiés d’après l’édition de 1588 avec les variantes de 1595 et une notice, des notes, un glossaire et un index par H. Motheau et D. Jouaust. Nouvelle bibliothèque classique des éditions Jouaust. Paris : Librairie des bibliophiles ; E. Flammarion, 1886-1889. 7 vols. Reliés par VW.

_____. The Essays of Michael Lord of Montaigne. Trad. Giovanni Florio. Sir John Lubbock’s Hundred Books, 14. Londres : Routledge, 1894. Signé par LW.

_____. Essays of Michael Seigneur de Montaigne, traduits en anglais. 7ème ed. Londres : Ballard and Clarke, 1759. 3 vols. Vol. 3 seulement. Relié par VW.

_____. The Essays of Michel de Montaigne. Trad. Charles Cotton. York Library. Londres : G. Bell, 1905. 3 vols. Inscription sur la page de garde – VW.

_____. The Essays of Montaigne. Trad. E. J. Trechmann. Londres : Oxford University Press, 1927. 2 vols. Annoté par LW.

15 V. Woolf, « Leslie Stephen, the Philosopher at Home: A Daughter’s Memories », E5, 588.

16 See F. Maitland, The Life and Letters of Leslie Stephen, 54, 174, and N. Annan, Leslie Stephen: The Godless Victorian, 45-8.

17 L. Stephen, An Agnostic’s Apology, [1]-2 ; l’essai éponyme parut pour la première fois en 1893. The History of English Thought in the Eighteenth Century (1876/81) fut considéré comme une contribution importante à la pensée philosophique ; à la suite de sa publication, Stephen fut élu au Athenaeum Club en 1877 ; The Science of Ethics (1882) fut largement enseigné et fit de Stephen une figure de premier plan de l’éthique évolutionniste.

18 L. Strachey, Landmarks in French Literature, 38, 43.

19 Montaigne déclare, « Je ne suis pas philosophe », Les Essais de Montaigne : III ,9 127.

20 L. Strachey, Landmarks in French Literature, 38-40. Selon L. Strachey, Pascal l’emporte par « la vigueur, l’élégance, et la précision » qui firent de la prose française un phénomène unique dans la littérature mondiale (56-7). Opposant la prose de Montaigne à celle de Sidney dans « The Elizabethan Lumber Room » (1925), Virginia observe « combien la prose française s’était déjà adaptée » à « l’extravagance » de la Renaissance, particulièrement « son exploration des territoires inconnus de l’âme » (E4, 56).

21 Sur la lecture de Montaigne par Leonard, voir K. Macnamara, « Mapping Woolf’s Montaignian Modernism », 22-29.

22 L. Woolf, recension de The Essays of Montaigne, Nation and Athenaeum, 17 septembre 1927, 778.

23 L. Woolf, The Journey Not the Arrival Matters, 172, 18 ; cf. « Montaigne » de Virginia Woolf : « c’est le voyage qui compte […] Ne nous attardons pas sur la fin du voyage » (E4, 76-7) ; Les Essais de Montaigne: III, 9 186 & passim ; N. Luckhurst, « “Pour citer la devise que m’a inspirée Montaigne” », 51 et suiv.) Leonard situe les débuts de ce changement au quatorzième siècle. C’est son professeur, A. M. Cook, qui lui fit découvrir Montaigne (V. Glendinning, Leonard Woolf: A Biography, 27).

24 L. Woolf, The Journey Not the Arrival Matters,18-19.

25 Ibid., 20-3.

26 T. S. Eliot, Introduction, Pascal’s Pensées, xiii-xiv.

27 Selon Montaigne, Sebond « entreprend, par raisons humaines et naturelles, establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la religion chrestienne » ; dans sa traduction, il invoque la devise « Que scay-je » pour faire remarquer qu’il est préférable d’exprimer ses doutes en termes interrogatifs plutôt que logiques, puisque « si vous dictes, ‘Je ments’, et que vous dictes vray, vous mentez donc » ; tandis que si vous dites ‘Que scay-je’, vous maintenez l’équilibre du doute montaignien » (Les Essais de Montaigne : II, 12 173). Montaigne déclare sa croyance sereine en un Dieu chrétien, son horreur de l’athéisme, son scepticisme face aux controverses religieuses, son horreur des guerres de religion, et sa profonde aversion pour l’arrogance humaine.

28 T. S. Eliot, Introduction, Pascal’s Pensées, xiv-xv.

29 Ibid., xiii-xv.

30 M. de Montaigne, Les Essais de Montaigne : II, 8 79 n.1.

31 Dans son étude de l’évolution de la pensée moderne, S. Toulmin explique que Descartes tenta de réfuter Montaigne en fondant la connaissance sur le cogito, ce qui affecta profondément le statut philosophique de ce dernier et celui des Essais qui furent ravalés au rang de « littérature » : « Les philosophes professionnels dénigrent Montaigne pour son manque de méthode, alors qu’il décrivit l’expérience de tous les jours et les choses qui importent vraiment. » Face à la quête cartésienne de la certitude, le scepticisme de Montaigne trace une voie pertinente mais qui ne fut pas explorée plus avant ; S. Toulmin cherche à « rétablir sa réputation en tant que philosophe » et considère Virginia Woolf comme l’une de ses héritières (Return to Reason, 196, 24, 193 & passim). Voir K. Macnamara, « Mapping Woolf’s Montaignian Modernism », pour qui la défense de Montaigne par S. Toulmin s’inscrit dans la lignée de celle d’Adorno et de Woolf.

32 M. de Montaigne, Les Essais de Montaigne, I 26 47.

33 Sextus Empiricus « développa les deux principes fondamentaux des Sceptiques de l’Antiquité : l’absence de certitude complète concernant le monde empirique et la vanité de toute tentative consistant à prouver la supériorité d’une doctrine universelle abstraite sur ses rivales » (S. Toulmin, Return to Reason, 192-3).

34 Trois éditions des Essais furent publiées entre 1580 et 1588 ; la première s’attira les foudres du Censeur en 1581. Elle fut mise à l’Index des Livres Interdits à partir de 1676 jusqu’à ce que l’Index soit aboli par les réformes du Concile Vatican II en 1965 ; voir D. M. Frame, Montaigne: A Biography, 32, 313-5.

35 V. Stephen, « The Decay of Essay-writing », Academy & Literature, 25 février 1905 ; le rédacteur en chef changea le titre et la réduisit « de moitié » ; le titre initialement choisi par Virginia était « A Plague of Essays » (E1, 25).

36 V. Woolf, “The Hours”: The British Museum Manuscript of Mrs. Dalloway, [2]-3.

37 Woolf inclut « Montaigne, » après de légères révisions, dans le premier volume de The Common Reader (1925).

38 M. de Montaigne, Les Essais de Montaigne : II, 17 247.

39 J. Allen met ce point en évidence dans « Those Soul Mates ».

40 K. Mansfield, The Collected Letters of Katherine Mansfield, 3 : 97, 10 nov. 1919.

41 Peu après la parution de « Montaigne », Woolf écrivit à Logan Pearsall Smith, « Je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir traduit Montaigne, le texte semble radicalement différent en français » (L3 , 90 ; 25 février 1924).

42 Cf. le texte de l’intervention de Woolf auprès des Heretics : « les hommes et les femmes qui commencèrent à écrire des roman[s] aux environs de l’année 1910, ou 11, avaient une tâche extrêmement difficile devant eux » (E3, 510).

43 M. de Montaigne, Les Essais de Montaigne : I, 20 128.

44 N. Luckhurst (note 22 ci-dessus) 49.

45 M. de Montaigne, Les Essais de Montaigne : II, 1 8.

46 V. Woolf, « Mrs Dalloway in Bond Street, » Dial (juillet 1923), trad. Michèle Rivoire, 1247, nos italiques.

47 V. Woolf, « The Hours » 3 ; 27 juin 1923 ; passage intitulé « The Hours. »

48 D. M. Frame, Montaigne 258 ; sur le « scepticisme chrétien » de Montaigne, et la distinction qu’il établit entre « croyance religieuse et moralité, » voir 312 et suiv. Selon K Macnamara, Virginia « veille » plus que Leonard à respecter la coexistence du scepticisme et de la foi chez Montaigne (25). Les Woolf visitèrent la chapelle en 1931 : « Nous avons sonné à la porte du Château. Personne n’a répondu. Des femmes s’occupaient des vaches dans les étables. Une tour à une extrémité. Un jardin avec des arbres en fleurs. C’est un Château traditionnel, rénové, avec des toits pointus et recouvert de tuiles noires : au-dessus de la porte Que S'cais-je—Une femme est arrivée. Nous l’avons suivie dans un escalier étroit en pierre, usé ; elle a ouvert une épaisse porte cloutée. C’est là qu’il dormait, c’est là qu’il s’habillait. C’est là qu’il s’est éteint. C’est par là qu’il passait—il n’était pas très grand—pour rejoindre la Chapelle. Sa bibliothèque se trouve à l’étage. Ses livres et ses meubles sont à Bordeaux. Voici son siège & son bureau. Il grava ces inscriptions sur les poutres. C’était sans aucun doute la pièce qu’il préférait ; ce vieux siège en bois était peut-être à lui. C’est une tour circulaire, aux murs très épais ; 3 petites fenêtres donnent sur une autre tour. C’est tout ce qui a survécu à l’incendie qui a ravagé le vieux château en 1880—je crois. Nous avons fait quelques pas sur la terrasse. Nous avons contemplé les vignobles en contrebas ; les collines et les terrasses rougeâtres ; une ou deux fermes brunes isolées— ce qu’il voyait à l’époque—cet homme curieux a dû s’arrêter aux mêmes endroits que nous, au fil de ses méditations, pour contempler la même vue. Si belle aujourd’hui ; comme hier. Des Américains &c. Tous les jours de l’année selon la guide. Un chien nous a suivis, un marron dans la gueule, qu’il déposait sur le parapet pour qu’on le lui lance. » (D4, 20-1 ; 25 avril) ; « La tour de Montaigne—une pièce nue et vétuste, avec 3 fenêtres, située à l’étage, sa vieille selle à cheval, un siège et un bureau, des marches, sa chambre, la chapelle en-dessous et un siège » ; « la porte qu’il ouvrait est là : les marches, creusées par l’usure, qui mènent jusqu’à la tour : les 3 fenêtres : le bureau, le siège, la vue, la vigne, les chiens, rien n’a changé depuis cette époque—quand ?—je ne me souviens plus. 4 vieilles selles à cheval aussi. » (L4, 317, 321 ; 23, 24 avril 1908). Ils revinrent en 1937 et « partirent en excursion dans la vallée de la Dordogne—Souillac, Sarlat, Treysac—connais-tu ces petites villes, situées le long de la rivière, près de Cahors et de Périgueux, mais pour ainsi dire perdues au milieu de nulle part ; pas de touristes ; des fermes charmantes, de vieilles maisons où vivaient les amis de Montaigne et où résident à présent des bottiers » (L6, 140 ; 27 juin, à Ottoline Morrell). À propos de la rénovation de la chapelle, voir L. Willett, « Romantic Renaissance in Montaigne’s Chapel », 217-40.

49 V. Woolf, « The Hours », 252 ; marge supérieure : The Hours. Chapitre Un, 20 oct. 1924.

50 V. Woolf, Mrs Dalloway, 68, trad. Marie-Claire Pasquier, 1128. Les références à la traduction française seront par la suite indiquées après une barre oblique.

51 V. Woolf, Mrs Dalloway, 93/ 1151.

52 Selon Moore, la beauté, contrairement au plaisir, est un bien en soi (Principia Ethica, chap. 6).

53 Cf.  M. de Montaigne, Les Essais de Montaigne : I, 20 122 ;  III, 9 186, & passim.

54  V. Woolf, Mrs Dalloway, 21-22. Cf. « La beauté, semblait dire le monde. Et comme pour en apporter la preuve (une preuve scientifique), partout où il regardait — que ce soient les maisons, les grilles, les antilopes qui allongeaient le cou au-dessus des palissades —, la beauté surgissait instantanément. Regarder une feuille trembler au moindre souffle d’air était une joie exquise. Là-haut dans le ciel, des hirondelles fonçaient, tournoyaient, filaient vers l’horizon, et se remettaient à tourner, sans jamais perdre le contrôle, comme si elles étaient retenues par des élastiques ; et les mouches qui montaient et redescendaient ; et le soleil qui venait tacheter tantôt une feuille, tantôt une autre, par jeu, la faisant resplendir du doux éclat de l’or par pur élan de gentillesse. Et de temps en temps, un son de cloche (c’était peut-être un klaxon) qui tintinnabulait divinement sur les brins d’herbe — et tout cela, si calme et raisonnable que ce fût, et qui n’était fait que des choses les plus ordinaires, était maintenant la vérité ; la beauté, c’était maintenant la vérité. La beauté était partout. » (Mrs Dalloway, 69 / 1129).

55 Cf.  M. de Montaigne, Les Essais de Montaigne : III, 9 186.

56 V. Woolf, Mrs Dalloway, 143 / 1196.

57 Ibid., 77 / 1137.

58 Ibid., 7-8/ 1074.

59 Ibid., 8 / 1074, 77 / 1137.

60 Selon J. Allen, la poétique woolfienne, comme celle de Montaigne, subvertit « la notion de genre, l’unité du sujet, les hiérarchies, les oppositions binaires, l’idée de clôture et la référentialité », tout en mettant l’accent sur « la multiplicité des voix, la contingence, et le devenir » (192).

61 M. de Montaigne, Les Essais de Montaigne : III, 13 92. Selon D. M. Frame, à la fin de son dernier essai, « De l’expérience », Montaigne considère que « la plus grande et la plus dangereuse de toutes les folies » est « de rejeter la condition humaine. Malgré ses limites et malgré les limites imposées par la vie, l’homme peut trouver la sagesse, la bonté et le bonheur. Les plaisirs naturels, qu’ils soient physiques ou spirituels, doivent être acceptés avec gratitude et non dédaignés avec amertume. Il faut lutter contre la souffrance et l’affliction, mais il faut également reconnaître qu’elles sont un mal nécessaire à la perception du plaisir et du bonheur. La nature arbitraire de l’âme, qui fait d’elle un instrument de connaissance imparfait, lui confère un pouvoir absolu d’interpréter comme elle le souhaite les données de l’expérience. “Nostre bien et nostre mal ne tient qu’à nous” » (Les Essais de Montaigne : I, 50 269 n.1).

62 Cf. Luckhurst, « “Pour citer la devise que m’a inspirée Montaigne” ».

63 V. Woolf, A Room of One's Own, 84. À la lecture de Woolf, la réflexion d’H. Bloom, qui écrivit dans The Western Canon: The Books and School of the Ages que « les féministes ne pardonneront sans doute jamais à Montaigne, qui est encore plus misogyne que Freud » (148), manque singulièrement de pertinence.

64 M. Montaigne, Les Essais de Montaigne: II, 6 68 n.1.

65 Voir B. A. Schlack, Continuing Presences: Virginia Woolf’s Use of Literary Allusion, 181 n.69.

66 Woolf († mars 1941) travaillait encore sur Between the Acts pendant le Blitz (7 sept. 1940-10 mai 1941).

67 V. Woolf, Congenial Spirits: The Selected Letters of Virginia Woolf, 429.



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