Virginia Woolf parmi les Apôtres

S. P. Rosenbaum

Toronto University

  1. Un colloque ayant pour objet « Virginia Woolf parmi les philosophes » pourrait bien commencer, si ce n’est finir, par prendre en considération les philosophes parmi lesquels se trouvait Virginia Woolf. Tous les philosophes qu’elle connaissait venaient de Cambridge, et tous, à l’exception d’un, étaient liés à une remarquable société secrète. Cette société était officiellement connue comme The Cambridge Conversazione Society ; de manière informelle, c’était les Apôtres, les frères ou simplement la Société. Dans son mémoire tardif, « A Sketch of the Past », Virginia Woolf la désigne comme l’une des « présences invisibles » ayant eu une influence sur sa vie. Cette société eut également une influence sur son écriture et exige par conséquent d’être prise en compte dans l’interprétation philosophique de son œuvre. Avant toute chose, il est cependant nécessaire de commencer par dire quelques mots sur ces philosophes et  leurs condisciples.

  2. Le seul philosophe issu de Cambridge à ne pas avoir fait partie des Apôtres est le père de Virginia Woolf. Peu d’écrivains dont les romans et essais donnent lieu à des lectures philosophiques ont eu un philosophe pour père. Leslie Stephen, connu pour son agnosticisme, entreprit de réconcilier les deux philosophies éthiques du dix-neuvième siècle, l’intuitionnisme et l’utilitarisme, dans son ouvrage centré sur la famille, The Science of Ethics (1882). Fondée sur la notion darwinienne de tâche évolutive, cette réconciliation s’inscrivait dans cette relation primitive qui, selon Stephens, unissait les personnes entre elles : la famille. L’éminent philosophe Henry Sidgwick, lui aussi issu de Cambridge, jugea cependant que The Science of Ethics n’avait pas véritablement réconcilié l’intuitionnisme et la version modifiée de l’utilitarisme libéral qui était au fond prônée par Stephen. Sidgwick, admiré de Stephens, était connu de Woolf. Celle-ci n’avait probablement pas lu son célèbre ouvrage The Methods of Ethics, mais elle devait avoir connaissance de son engagement en faveur de l’éducation des femmes à Cambridge (Sidgwick participa à la fondation de Newnham College puis continua de faire partie de ses bienfaiteurs). Je reviendrai plus tard sur Sidgwick.

  3. « Lisez Mill », telle était la devise de Stephens à Cambridge, et sa fille avait sans nul doute lu l’autobiographie de John Stuart, ainsi que ses écrits sur la liberté et la sujétion des femmes. Elle lut probablement la critique conservatrice formulée par son oncle James Fitzjames Stephen, Apôtre lui aussi, à l’égard de On Liberty. Mais la devise des contemporains de Virginia Stephen à Cambridge, c’était plutôt « Lisez Moore ». Même si elle n’avait pas connu la critique de Moore, Virginia n’aurait pas trouvé très satisfaisante, en théorie comme en pratique, une éthique centrée sur la famille, bien qu’elle soit agnostique et demeure attachée à la libre-pensée et au franc-parler promu par Stephen dans le titre de l’un de ses recueils d’essais.

  4. Parmi les philosophes que Virginia Woolf eut l’occasion de connaître outre son père, G. E. Moore, l’homme comme le penseur, eut l’influence la plus décisive et la plus notable. Elle lut avec attention son célèbre ouvrage Principia Ethica, puis vint à bien le connaître lorsqu’il séjourna avec elle et Leonard. Principia Ethica est cité dans le premier roman de Virginia et le philosophe ressemblant à Moore est évoqué (un personnage sans prénom, sous le charmant patronyme de Bennett) à la fois dans The Voyage Out et dans son roman suivant, Night and Day. Leonard Woolf qualifiait de caustique le ton analytique et le bon sens caractérisant la philosophie de Moore ; comme il l’écrivit dans son autobiographie, il pensait que son effet purificateur se retrouvait « dans la clarté, la lumière et l’absence de charlatanisme1 » propres au style littéraire de Virginia, autant de qualités, notera-t-on, que Stephen érigeait également en modèle stylistique.

  5. Dans un long article, écrit il y a une quarantaine d’années et publié depuis dans un recueil d’essais critiques sur la littérature anglaise et la philosophie britannique, j’ai montré comment l’épistémologie du réalisme philosophique de G. E. Moore influença la manière dont Woolf envisageait la nature de la conscience dans ses romans. Le but de mon propos était alors de mettre en avant comment le dualisme de Moore, selon lequel la conscience subjective et immatérielle doit être distinguée de son contenu objectif et matériel, sous-tend la manière dont les romans de Woolf rendent compte de la perception et de ce qui est perçu. L’exemple le plus connu de ce processus se trouve dans To the Lighthouse, lorsque la philosophie de M. Ramsay est décrite au peintre Lily Briscoe par son fils comme « le sujet, l’objet et la nature de la réalité ; et lorsqu’elle dit qu’elle ne comprend pas, celui-ci répond : « Pense à la table de la cuisine […] lorsque tu n’y es pas2 ». Le dualisme épistémologique de Woolf prend diverses formes dans chacun de ses romans ; dans The Waves, par exemple, c’est le chœur des consciences et de leurs soliloques qui se détache sur la mer du temps.

  6. Outre sa philosophie de la perception sensorielle, on se doit d’ajouter l’importance des principes de Moore pour aborder l’œuvre de Woolf dans sa dimension éthique. L’influence de Moore a fait l’objet de nombreux débats parmi ses disciples, ainsi que d’autres critiques. John Maynard Keynes pensait que ses amis et lui avaient adopté la religion de Moore, ainsi qu’il l’appelait, mais ignorait ses principes moraux : « rien ne comptait si ce n’est […] d’éternels états de contemplation passionnés et de communions3 ». Mais Leonard Woolf n’était pas d’accord, insistant quant à lui sur le fait que ses contemporains étaient fascinés par les questions du juste et du mal et tenaient d’interminables discussions sur les conséquences morales de tout acte. D’autres critiques ont soutenu que l’impact de Moore relevait d’abord de sa personnalité ; les disciples inflexibles de Moore à Cambridge, tels que Keynes, Lytton Strachey et Leonard Woolf, étaient cependant tout autant attachés à des idées qu’à des personnalités.

  7. Les principes éthiques de Principia Ethica sont en grande partie à l’origine de l’influence de Moore. Ceux-ci ont parfois été réduits, sous l’influence de Keynes, à des idéaux de relations personnelles et de plaisirs esthétiques. Ces idéaux sont de fait au cœur de sa philosophie morale, mais leur signification s’enracine dans une distinction éthique fondamentale, laquelle sous-tend non seulement l’œuvre de Virginia Woolf, mais également celle de Leonard, ainsi que les écrits de leurs amis Keynes, Strachey, E. M. Forster, Desmond MacCarthy, Roger Fry — tous des Apôtres —, sans oublier Clive Bell, fidèle disciple de Moore.

  8. La distinction fondamentale établie par Moore est exprimée dans sa préface de Principia Ethica. Moore y explique qu’il a tenté de distinguer deux sortes de questions, auxquelles les philosophes moraux ont prétendu répondre, mais de manière confuse la plupart du temps. Pour le dire avec les mots de Moore, « [c]es deux questions peuvent être formulées ainsi, la première sous la forme : Quelle genre de choses devrait exister pour elles-mêmes ? la seconde sous la forme : Quel genre d’actions devrions-nous accomplir4 ? ». Voici des questions portant sur les fins et les moyens, sur les valeurs intrinsèques et instrumentales, et celles-ci traversent l’œuvre de Virginia Woolf, tout comme celle de ses amis appartenant au cercle de Bloomsbury. Elles sont implicites dans ses romans et explicites dans ses essais, à commencer par A Room of One’s Own, où Woolf plaide pour des moyens, consistant en un revenu de 500 livres, et, quant à la fin, en faveur d'une chambre à soi où les femmes écrivains peuvent penser aux choses en elles-mêmes ; c’est également le cas de son introduction aux mémoires des femmes ouvrières, où elle évoque des femmes désirant « des choses qui soient des fins, et non des choses qui soient des moyens5 ». Il arriva également à Woolf de dire à Vita Sackville-West, pour qui Moore était le nom d’un romancier et non d’un philosophe, qu’elle, Virginia, avait été « éduquée à la vieille école de Cambridge », et de conclure, en prenant le mot « end » [fin, extrémité, but] dans plusieurs sens : « Ma chère Vita, nos points de départ se situent à des extrémités [ends] différentes6 ».

  9. Distinguer la fin des moyens est une pratique relativement commune en éthique, mais ce qui fit de cette distinction un outil d’intelligibilité particulièrement précieux aux yeux des disciples de Moore, c’était sa conception de la valeur intrinsèque. Malgré toute la rigueur de son rationalisme analytique, l’éthique de Moore repose sur une notion du bien (héritée de Henry Sidgwick) conçu comme ultime, intuitif et indéfinissable. C’est à travers elle que Moore mit à mal une éthique hédoniste, vitaliste et évolutionniste. D’une importance tout aussi cruciale était la conception développée par Moore (et non par Sidgwick) de touts organiques ou complexes, qui n’étaient pas simplement la somme de leurs parties : en tant que tout, leur valeur peut être supérieure ou inférieure à leur valeur en tant que totalité. Certains des aspects de ces concepts, notamment le bien indéfinissable et les touts organiques, se reflètent dans les moments de vision imaginés par Woolf, tout comme les états d’esprit idéaux conçus par Moore mettent en jeu des relations personnelles, des objets esthétiques et la quête de la vérité pour elle-même.

  10. Moore était le philosophe le plus important parmi lesquels gravitait Woolf, mais il n’était certainement pas le seul philosophe dont elle avait connaissance. Elle lisait Platon en grec, et peut-être Plaute, mais il est impossible d’identifier aisément ces influences platoniciennes car celles-ci étaient également au cœur de la philosophie de Moore, tout comme l’était Kant. Pour autant qu’on le sache, Virginia Woolf n’a jamais lu Kant, mais elle ne pouvait guère échapper à son importance. Le concept éthique de chose en soi chez Moore est kantien, et le concept kantien de désintéressement était également au cœur de l’esthétique de Roger Fry et de Clive Bell, ainsi que Desmond MacCarthy le souligna après la Première exposition post-impressionniste. Woolf lut également Montaigne (auquel elle consacra des pages) et Rousseau, mais pas Bergson, comme on le pense souvent. Le contact le plus proche qu’elle aurait eu avec la pensée de Bergson fut sans doute à travers les écrits de sa belle-sœur, avant que Karen Costelloe Stephen ne devienne psychanalyste. Plus tard, si ce n’est plus tôt, Virginia lut également Freud, dont les écrits étaient publiés par la Hogarth Press. Et dans la tradition anglaise, il se peut qu’elle ait lu, outre Mill, Hobbes et Locke, probablement Berkeley et certainement Hume, possiblement son empirisme, son histoire, ainsi, peut-être, que ses réflexions sur le suicide.

  11. Après G. E. Moore, et lui étant étroitement associé dans un premier temps, on se doit de citer l’éminent philosophe Bertrand Russell, au côté duquel évolua également Woolf et dont l’importance pour comprendre son œuvre a très justement été démontrée par plusieurs critiques. Il ne s’agissait pas de Russell le philosophe des mathématiques, bien qu’elle connaisse son collaborateur Alfred North Whitehead et sa femme, mais de l’auteur de Problems of Philosophy et d’ouvrages de vulgarisation de philosophie sociale et morale connus de Woolf, ainsi que de conférences auxquelles elle assista pendant la guerre. Comme Moore, mais d’une manière très différente, la personnalité de Russell l’intéressait, comme elle l’indique dans son journal en 1924 :

Son esprit lumineux et vigoureux semble être accroché à une petite automobile toute fragile, comme on en trouve sur un ballon qui brille. Les aventures qu’il mène dans ses vies diminuent son importance. Il n’a pas de menton, et il est fringant. Malgré cela, je ne serais pas mécontente de posséder son cerveau7.

  1. Russell finit par rejeter l’épistémologie du bon sens prônée par Moore ainsi que son éthique, mais il resta ami avec les Woolf et, dans les années trente, ces derniers publièrent deux larges volumes rassemblant les lettres et les journaux de ses parents, édités par Russell et sa femme.

  2. Un troisième philosophe de Cambridge dont Woolf avait connaissance est devenu l’objet d’une grande attention et de nombreuses analyses. Woolf n’a jamais lu Ludwig Wittgenstein, bien que lui l’ait lu. Quand bien même elle ne le rencontra pas, Virginia entendit sans doute parler de Wittgenstein par Leonard, par Keynes et en particulier par son neveu Julian Bell, auteur du poème satirique « Un Epître sur le sujet des croyances éthiques et esthétiques de Herr Ludwig Wittgenstein (Docteur ès philosophie) ». Malgré l’écart entre la misogynie de Wittgenstein et le féminisme de Woolf, on peut interroger la possibilité d’appliquer certaines des idées de Wittgenstein aux romans de Woolf, que ce soit dans sa première philosophie comme dans sa philosophie tardive, à l’instar de sa conception de la philosophie comme description plutôt que comme explication. C’est une idée qu’il appliqua à l’esthétique et la critique, et qui s’avère utile pour envisager les philosophes connus de Woolf.

  3. Parmi les autres philosophes de Cambridge que Woolf connaissait, il y avait aussi l’idéaliste J. M. E. McTaggart, plus âgé, qui influença Russell et Moore avant qu’ils n’entreprennent leur révolution du réalisme philosophique. Virginia ne lut probablement aucun écrit de l’hégélianisme mystique de McTaggart, mais connaissait sans doute sa critique populaire du dogme religieux. Contemporain de McTaggart, le philosophe politique Goldsworthy Lowes Dickinson était un ami des Woolf. Virginia s’agaça des abstractions de la prose lisse qu’écrivait Goldie, mais celui-ci influença Leonard dans sa conception de la Société des Nations.

  4. Tous les philosophes que l’on peut relier à Woolf n’étaient pas ses aînés. Deux d’entre eux étaient contemporains de Julian Bell à King’s College : Richard Braithwaite et le brillant Frank Ramsay. Le poème de Julian Bell sur Wittgenstein était originellement adressé à Ramsay, mais Bell le dédia à Braithwaite suite à la tragique mort précoce de Ramsay. Virginia avait rencontré Ramsay, le considérait comme un vrai Apôtre, et avait probablement dû en savoir davantage sur son compte au cours de la liaison de Julian avec sa veuve Lettice.

 

  1. Il est frappant de constater que tous les philosophes de Cambridge dont Woolf eut une connaissance directe ou indirecte à un moment ou à un autre aient tous été liés aux Apôtres, à l’exception de Leslie Stephen. Son frère, Fitzjames, était membre de la Société, tout comme le fils de Fitzjames, le célèbre poète comique J. K., qui perturba le foyer des Stephen par sa folie et mourut jeune. Virginia a peut-être lu ses premières pages consacrées aux Apôtres dans la biographie de Fitzjames écrite par Leslie Stephen, lequel décrivait la Société comme un groupe qui cultivait « la plus libre discussion sur tous les grands sujets8 », hormis peut-être les thèmes politiques d’actualité, méprisait le charlatanisme et cherchait à s’ouvrir à d’autres esprits dotés d’originalité intellectuelle.

  2. Fondée au début du dix-neuvième siècle par douze évangéliques de Cambridge, la Société se réunissait chaque semaine pour débattre d’un exposé présenté par l’un d’entre eux, portant la plupart du temps sur un sujet ramené à des considérations sceptiques d’ordre philosophique, religieux ou moral. Sidgwick, McTaggart, Dickinson, Whitehead, Russell, Moore, Wittgenstein, Braithwaite et Ramsay étaient tous des Apôtres. (Wittgenstein quitta la Société alors qu’il n’était encore qu’en licence et fut rituellement maudit pour cela, mais Keynes le ramena parmi les leurs, de telle sorte qu'il put donner sa démission définitive après son retour à Cambridge en 1929). L’influence que philosophes apostoliques eurent sur Virginia Woolf fut élargie et renouvelée par son mari, son neveu et ses proches amis Apôtres : Lytton Strachey, Maynard Keynes, Desmond MacCarthy, Roger Fry, E. M. Forster et Saxon Sydney-Turner. (Duncan Grant, qui n’étudia pas à Cambridge, était considéré comme un frère adoptif par certains d’entre eux ; il écrivit plus tard un mémoire inédit sur ses bons moments passés en compagnie des Apôtres).

  3. La Société n’était pas simplement une histoire de jeunes étudiants. Une caractéristique importante de ses discussions était la participation non seulement d’étudiants dans leurs années de licence, mais aussi d’autres étudiants qui avait déjà obtenu leur diplôme et vivaient à l’Université en tant que visiteurs ou résidents, tels que Sidgwick, McTaggart, Dickinson, Moore et pour un temps Russell. Les dîners annuels de la Société se tenant à Londres rassemblaient à nouveau les Apôtres, et les récits que Leonard en fit figurent dans les journaux de Virginia. Aucun des Apôtres, qu’ils soient philosophes ou amis, n’étaient des femmes, bien entendu, bien que cela ait à présent changé.

  4. L’atmosphère de la Cambridge Conversazione Society à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle transparaît dans un célèbre portrait des Apôtres esquissé par Henry Sidgwick. Cité par Leonard Woolf dans son autobiographie, Sidgwick décrivit dans un mémoire l’esprit des Apôtres

[…] comme la quête de la vérité, animée d’une dévotion et d’une franchise absolues, par un groupe d’amis intimes, qui étaient parfaitement sincères les uns envers les autres et s’adonnaient autant qu’ils le souhaitaient au sarcasme teinté d’humour ainsi qu’à une badinerie enjouée ; chacun avait cependant du respect pour l’autre, et lorsque l’un discourait, l’autre tentait d’apprendre de lui et de voir avec ses yeux. La candeur absolue était le seul devoir imposé par les traditions de la société […]. Il était véritablement au fondement de l’esprit apostolique que de comprendre à quel point la suggestion et l’instruction peuvent se nourrir de ce qui relève dans la forme d’une plaisanterie, même lorsque les sujets les plus sérieux sont abordés […]. J’en vins à penser qu’aucune partie de ma vie à Cambridge ne me paraissait aussi réelle que les samedi soirs où se tenaient les débats apostoliques; et le lien qui nous unissait à la société est de loin le plus fort lien social que j’aie connu dans ma vie9.

  1. Ainsi s’exprimait l’un des principaux philosophes et réformateurs de l’éducation, dont toute la carrière se déroula à Cambridge. Dans son mémoire, Sidgwick poursuivit en notant, dans un passage laissé de côté par Leonard, que c’était son expérience comme Apôtre qui le mena, des années plus tard, à se consacrer à la philosophie.

  2. Leonard Woolf observa dans son autobiographie que tous les Apôtres de sa génération auraient approuvé le moindre mot de la citation de Sidgwick. Leonard nota également que, de temps en temps, la Société fut dominée par certains Apôtres ; ce fut le cas de Sidgwick, puis de G. E. Moore et enfin de Lytton Strachey. Strachey et Keynes se montraient critiques vis-à-vis des interminables doutes religieux typiquement victoriens formulés par Sidgwick, ainsi que de ses amitiés refoulées, dont témoigne son mémoire, mais ils partageaient sa vision de l’esprit apostolique. Et ils continuèrent à utiliser du jargon apostolique afin de distinguer, d’une manière platonico-kantienne, la réalité des apparences phénoménales : les personnes réelles pouvaient comprendre les choses ayant de la valeur en soi, tandis que les personnes inauthentiques se préoccupaient des apparences, des moyens plutôt que des fins. Des échos de ces distinctions se font entendre dans les divers usages du mot « réel » et d’autres termes apparentés que l’on trouve chez Woolf.

  3. L’influence de la philosophie et des philosophes des Apôtres de Cambridge débuta réellement pour Woolf lorsque Thoby Stephen invita ses amis d’université à des soirées à Bloomsbury, où ces derniers rencontrèrent ses sœurs. Ni les frères de Virginia ni celui qui deviendra son beau-frère n’étaient des Apôtres, mais un certain nombre de leurs amis de Cambridge en étaient. (Leonard, Lytton et Saxon regretteront de ne pas avoir élu Thoby au sein des Apôtres). La mort précoce de Thoby Stephen renforça les amitiés, et Vanessa, puis plus tard Virginia, se marièrent avec des amis d’université de Thoby.

  4. Suite à la dispersion du groupe causée par la Première Guerre mondiale, l’influence de Cambridge et des Apôtres devint à nouveau manifeste dans le Memoir Club créé en 1920 par Molly MacCarthy, dans l’intention de réunir ses vieux amis de Bloomsbury et, au passage, d’aider son mari Desmond à ne plus repousser la rédaction de ses mémoires. Il est évident, au vu de ses invitations adressées à divers futurs membres, que Molly, fille et femme d’Apôtre, considérait le Club comme une sorte de continuation de la Société de Londres, où leur quête de vérité pouvait à présent être menée à travers des mémoires et des discussions qui en résultaient, désormais parmi les femmes comme parmi les condisciples masculins et d’autres hommes, tels que Clive ou Duncan, qui ne faisaient pas partie des Apôtres. L’amitié intime, la candeur honnête et l’humour soulignés par Sidgwick étaient des caractéristiques apostoliques notoires du Memoir Club, outre un trait omis par ce dernier, à savoir son exclusivité secrète.

  5. Réfléchissant à l’influence de ce qu’elle appelait des « présences invisibles » dans les biographies et autobiographies tandis qu’elle écrivait « A Sketch of the Past », Virginia Woolf se demandait pourquoi celles-ci n’étaient jamais analysées dans les mémoires. Par « présences invisibles10 », elle désigne

la conscience que d’autres groupes, l’opinion publique, empiètent sur nous ; ce que les gens disent et pensent ; tous ces aimants qui nous attirent de ce côté-ci pour être ainsi, ou nous repoussent de ce côté-là et nous amènent à être différent de cela […]11.

  1. L’influence de sa mère (qui ne voulait pas du droit de vote) constitue son premier exemple, mais Woolf évoque également, bien qu’ils puissent être moins précisément décrits, « l’influence qu’ont eu sur moi les Apôtres de Cambridge, l’influence de l’école du roman formée par Galsworthy, Bennett et Wells, l’influence du Vote ou l’influence de la Guerre […]12 ». Dans ses essais critiques, Virginia évoque les limites de Galsworthy, de Bennett et de Wells, ainsi que l’impact de la guerre. Quant aux Apôtres de Cambridge, elle décrit avec davantage de détails les traces de leur présence dans divers écrits du début et de la fin de sa vie, plus spécifiquement peut-être dans son mémoire intitulé « Old Bloomsbury », qu’elle écrivit pour le Memoir Club et d’autres amis, mais ne publia pas.

  2. Virginia Woolf lut « Old Bloomsbury » devant le Club en 1928 (certains biographes et éditeurs ont précédemment attribué une date erronée à ce texte). Dans le public se trouvaient des amis et membres de sa famille appartenant aux Apôtres. Le mémoire reprit le fil du premier mémoire qu’elle avait soumis au Club et qui portait sur sa vie aux côtés de son père et de son beau-frère George Duckworth à Hyde Park Gate. Après la mort de Leslie Stephen en 1904, qui fut suivie par l’installation à Bloomsbury, le mémoire commence à mentionner les Apôtres. Dans « A Sketch of the Past », Virginia se demande si la création de scènes est à la source de son désir d’écriture, et c’est dans trois scènes de « Old Bloomsbury » qu’elle décrit de la manière la plus saisissante son souvenir des Apôtres et de leur effet sur sa vie ainsi que celle de Vanessa. La première scène évoque les jeudis soirs où les amis que Thoby s’était fait à Cambridge rejoignaient ses sœurs à Bloomsbury. Selon Virginia, c’est du sein de ces réunions qu'émergea le Bloomsbury group. Au début, les amis de Thoby — Lytton Strachey, Saxon Sydney-Turner, Ralph Hawtrey — restaient silencieux, à l’inverse de Clive. Puis une remarque, à propos de la beauté de Vanessa peut-être, lança toute une discussion qui battit son plein à deux ou trois heures du matin et donna lieu à un édifice de la plus haute importance, établissant que la beauté faisait partie intégrante d’une image, ou bien était-ce l’inverse, Virginia n’en était plus tout à fait sûre. L’atmosphère d’un roman était également abordée, un sujet de discussion ardemment défendu par Virginia contre le scepticisme de Cambridge.

  3. Dans un récit teinté d’humour, Virginia note comment Vanessa et elle pensaient que ces soirées leur procuraient un plaisir pareil à celui dont pouvaient jouir les étudiants de Cambridge avec leurs amis ; elle poursuit :

[C]e qui faisait en partie le charme de ces jeudis soirs, c’était leur incroyable abstraction. Ce n’est pas seulement le livre de Moore qui nous a tous lancé dans des discussions sur la philosophie, l’art et la religion ; c’était que leur atmosphère […] était abstraite au plus haut point13.

  1. Les origines philosophiques du Bloomsbury group sont ici décelées dans les débats apostoliques que les Principia Ethica stimulèrent et auxquels Virginia participa. Son mémoire continue ainsi :

Tout cela avait été très austère, passionnant, d’une immense importance. Un monde en miniature, niché au cœur d’un monde bien plus vaste et moins réglé, ponctué de danses et de dîners, avait vu le jour. Il avait déjà commencé à donner sa coloration au monde et colore encore selon moi le Bloomsbury beaucoup plus grégaire qui suivit14.

  1. L’évolution du premier au second chapitre du Vieux Bloomsbury, ainsi que l’appelle Virginia, fut marquée par la mort de Thoby, suivi du mariage de Vanessa avec Clive. « L’importance capitale » des discussions était toujours présente, mais l’enthousiasme et l’abstraction de l’atmosphère avaient disparu. Cette importance capitale mérite d’être retracée dans les récits ultérieurs que Virginia fit des Apôtres.

  2. Les premiers débats de Bloomsbury portaient sur la philosophie, l’art, la littérature et la religion, mais pas encore sur l’amour et l’amitié. Ces discussions considéraient alors la nature de la réalité dans sa différence par rapport à l’apparence phénoménale, mais dans un sens sensiblement distinct, c’était plutôt l’absence d’apparence qui paraissait étrange à Virginia. Les amis de Thoby critiquaient les arguments de Virginia et de Vanessa, sans apparemment jamais saisir leur manière de pensée, qui avait par ailleurs tant obnubilé leur demi-frère George Duckworth, du temps de leur vie à Hyde Park Gate. À cela s’ajoutait que les amis avaient une apparence peu soignée, voire miteuse. Lorsqu’il rencontra Strachey et Sydney-Turner, Henry James, par exemple, se demanda comment les filles de Sir Leslie Stephen auraient bien pu vouloir d’hommes à l’allure si misérable. La réponse était, entre autre, philosophique.

  3. Les notions d’apparence et de réalité figurent dans la scène suivante du mémoire de Virginia, « Old Bloomsbury ». Bien que le premier chapitre de Bloomsbury, un Bloomsbury austère, passionnant et immensément important, se soit conclu par le mariage de Vanessa, son atmosphère et ses idéaux demeurent prégnants dans le deuxième chapitre, mais s’inscrivent désormais dans un monde social plus vaste et moins réglé. La scène se situe cinq ans plus tard, dans les chambres d’étudiants du petit frère de Lytton, James, et de ses amis, dont faisait partie Rupert Brooke. Virginia cite un vieux journal intime récemment retrouvé. Elle écrit que les opinions des jeunes hommes étaient honnêtes et simples ; ils n'étaient pas adeptes du délayage, mais ne trouvaient rien à répondre aux propos laborieux qu'elle tenait. Elle s’aperçut ensuite que sa présence, et non seulement son propos, faisait l’objet de critiques, car bien que ces jeunes hommes souhaitent atteindre la vérité, « ils avaient des doutes quant au fait que je [l’expression utilisée dans son journal est “une femme” ; nda] puisse l’exprimer ». Les soirées édouardiennes du jeudi auxquelles Virginia et Adrian tentèrent par la suite de participer étaient autant d'échecs ennuyeux, car, selon elle, il n’y avait désormais plus aucune attirance physique entre hommes et femmes.

  4. Son propos prit un tour nouveau lorsqu’elle se mit à évoquer les géorgiens du Memoir Club dans la période d’après-guerre. Virginia raconte alors à son auditoire qu’elle savait bien qu’il y avait des pédérastes du temps de Platon et se doutait qu’il y en avait encore à Cambridge, mais ne s’était jamais rendu compte qu’ils étaient aussi présents aux soirées du jeudi animées par Thoby (ce n’était pas une question qu’on pouvait lui poser). La simplicité abstraite des débats immensément importants sur l’art, la vérité, mais jamais sur l’amour, en était la conséquence ; les jeunes hommes, semblait-il, parlaient des relations personnelles entre eux, toujours en dehors de toute présence féminine.

  5. La troisième scène du mémoire de Virginia est la célèbre scène dans laquelle Lytton Strachey, pointant du doigt une tache sur la robe de Vanessa, s’enquiert : « Du sperme ? ».

Ce mot fit tout à coup tomber toutes barrières de retenue et de réserve. Une vague du fluide sacré sembla déferler sur nous. Le sexe s’infiltra dans nos conversations15.

  1. Cependant, en 1912, dans une lettre à Lytton Strachey alors à Cambridge, Virginia écrit encore : « Qu’il est difficile de t’écrire ! C’est le monde de Cambridge, ce lieu détestable ; les ap-tr-s sont si irréels, leurs amours sont si irréels… »

  2. L’arrivée du jeune Duncan Grant et de Roger Fry, plus âgé, recommença à étoffer les conversations de Bloomsbury sur l’art et la beauté. Désormais moins austères et moins exaltés, Virginia, sa famille et ses amis Apôtres, tels que Maynard Keynes, rejoignirent le monde « d’éclat et d’illusion » d’Ottoline Morrell, qui incluait cependant un autre Apôtre philosophe, Bertrand Russell. Dans son autobiographie, Russell affirme qu’avec Strachey et Keynes, la clique des Apôtres devint un creuset d’admirations mutuelles, parmi lesquelles les relations homosexuelles devinrent monnaie courante, bien qu’elles ne soient pas connues à l’époque. Tout du moins de Russell, peut-être, mais certainement pas des autres frères de la Société, tels que Goldsworthy Lowes Dickinson.

  3. La sexualité des Apôtres n’était pas le seul aspect de la Société à susciter la méfiance de Virginia Woolf, malgré l’immense admiration qu’elle leur vouait par ailleurs. Elle pouvait bien taquiner Vita Sackville-West en lui disant qu’elle, Virginia, avait été formée à la vieille école de Cambridge, mais elle ne savait que trop que cette éducation n’avait été qu’indirecte. Les différences opposant l’éducation des hommes et celle des femmes sont un sujet constant dans ses écrits. Dès 1906, elle se moqua des versificateurs anonymes d’Euphrosyne, une anthologie publiée par des amis de Thoby, des Apôtres pour la plupart. Elle y trouva avec ironie des preuves attestant les avantages que pouvaient avoir les femmes d’être éduquées à la maison et d’être ainsi protégées de « l’omniscience, de la satiété précoce et de l’autosatisfaction mélancolique » d’hommes tels que les jeunes poètes éduqués à Cambridge. Jusqu’en 1940, dans son essai sur les écrivains des années trente, qu’elle singularise par l’image de la « tour penchée », Virginia établit un contraste entre l’éducation dispensée à ces derniers et l’enseignement reçu par les femmes et par d’autres figures d’exclusion, telles que les travailleurs de l’association éducative auxquels elle s’adressait. En exemple de l’éducation dont jouissait les hommes, elle cite un article récent de Desmond McCarthy, dans lequel ce dernier fait référence, sans soute influencé par le mémoire que Keynes venait de présenter au Memoir Club, à sa vieille éducation philosophique tout droit héritée de Moore :

Nous ne nous intéressions pas vraiment à la politique. La spéculation abstraite nous absorbait bien davantage […]. Ce dont nous discutions avant tout, c’était de ces « biens » qui étaient des fins en soi […], la quête de la vérité, les émotions esthétiques et les relations personnelles16.

  1. Puis, lorsque MacCarthy protesta, dans un article ultérieur, que Virginia n’aurait pas dû prétendre faire partie d’un public composé de travailleurs, elle lui répondit en privé que son éducation de misère était plus proche de celle de son public que de la sienne, de celle de Lytton ou de Leonard, qui faisaient figure de véritables tours en comparaison avec son petit tabouret. C’était pourtant en référence à ses idéaux apostoliques qu’elle mesurait alors son désavantage.

  2. Des années auparavant, Virginia Woolf avait bataillé avec MacCarthy par articles interposés au sujet de la prétendue infériorité intellectuelle des femmes, telle que la démontrait Arnold Bennett dans un ouvrage approuvé et défendu par un compte-rendu de MacCarthy. Il se peut fort que les attitudes de Bennett et de MacCarthy aient été à l’origine de l’unique commentaire que Woolf publia sur les Apôtres : une satire oblique de la Société intitulée « A Society », incluse dans le recueil d’histoires qu’elle rassembla en 1921 mais décida finalement de ne pas republier. Dans « A Society », un groupe de jeunes femmes forment une société afin, comme les Apôtres, de poser des questions, à ceci près qu’elles cherchent des réponses non en discutant mais en examinant les occupations des hommes. Certaines d’entre elles se rendent déguisées sur un vaisseau de guerre, à l’instar de la supercherie du Dreadnought à laquelle Virginia participa avant la guerre ; d’autres poursuivent des études universitaires ou participent à des réunions entre hommes d’affaires ; d’autres encore vont dans des bibliothèques, des salles de concert et des galeries d’art ; et l’une d’entre elles (déguisée en homme) recense des ouvrages de Bennett, Wells, etc. Les femmes se sont toutes accordées sur le fait que le but de la vie « était de produire de bonnes personnes et de bons livres » (les Apôtres se limitant vraisemblablement aux seconds). Leurs investigations tentent de déterminer à quel point les hommes sont parvenus à ces buts, et les femmes de la Société font ainsi le vœu, à la manière de Lysistrata, de ne pas avoir d’enfants avant d’obtenir des réponses satisfaisantes à ces questions. La question de la guerre est soulevée afin de savoir pourquoi les hommes se battent, puis les membres finissent par parler de la chasteté et de la grande illusion de l’intellect masculin. En fin de compte, les documents de la Société sont tous présentés à l’enfant larmoyant que l’une des membres a mis au monde, en dépit de la décision de la Société. Ces documents seront finalement utiles à l’auteur de Three Guineas.

  3. Tandis qu’elle formulait la satire diffuse de « A Society », Virginia Woolf était également en train de composer son premier roman moderniste. Le Cambridge de Jacob’s Room est pris au sérieux, mais également avec humour. Les personnages, présents et absents, sont des touts et ne peuvent donc, insiste le narrateur, être simplement résumés. Les discussions que Jacob tient avec ses amis ressemblent, dans leur caractère général, à celles que les Apôtres avaient à Londres et que Virginia raconte dans son mémoire. La lumière que propage Cambridge est également symbolique :

Si bien que si la nuit, en pleine mer, on apercevait au-dessus du tumulte des vagues un voile de brume sur les eaux, une ville illuminée ou une blancheur colorant le ciel même, telle qu’on la voit à présent au-dessus du réfectoire de Trinity College, où ils sont encore en train de dîner, ou de laver des assiettes, ce serait cette lumière qui y brillerait, la lumière de Cambridge17.

  1. Ces mêmes mots furent cités en 1941 par un autre Apôtre de Cambridge : « Que ces mots expriment magnifiquement notre foi ! », s’exclama E. M. Forster, lequel ajouta en riant, « Quel dommage qu’ils aient été écrits par une femme18 ! ». À Cambridge, la même année, Forster rendit un hommage commémoratif à Virginia Woolf dans une conférence où, faisant à nouveau mention de la lumière de Cambridge, il l’imagine accepter un diplôme déguisée en Orlando. (Malgré les efforts entrepris par des réformateurs tels que Henry Sidgwick, mort en 1900, les femmes ne furent officiellement diplômées de l’Université de Cambridge qu’à partir de 1948).

  2. C’est donc l’ambivalence qui caractérise la présence à la fois visible et invisible des Apôtres dans l’œuvre de Virginia Woolf. Pour ce qui est des significations de la réalité, qui étaient au cœur de leurs préoccupations, Woolf affiche une position très nette dans A Room of One’s Own. Elle y conclut que les jeunes femmes devraient « vivre en présence de la réalité », mais ne peut justifier cette opinion « car les mots philosophiques, si l’on n’a pas été éduqué à l’université, sont susceptibles de jouer des tours19 ». Elle se détourne ainsi des abstractions philosophiques chères aux Apôtres pour mieux considérer des écrivains qui puissent vivre, davantage que d’autres, dans la présence d’une réalité « très erratique, très peu fiable20 », une réalité qui fixe et rend permanents des événements physiques aléatoires, des groupes de gens dans une pièce, des paroles ordinaires, des étoiles, des omnibus, des formes… tout ce qui peut bien rester « lorsque lle jour s'est défait de sa mue21 ». Vient ensuite la péroraison, revenant à des valeurs apostoliques : « Ne rêvez pas d’influencer d’autres gens, dirais-je si je savais donner à ces mots un ton exalté. Pensez aux choses en elles-mêmes22 ».

  3. À la fin des années vingt, l’intérêt que Virginia Woolf portait aux Apôtres fut ravivé lorsque Julian Bell se prit dans leur toile — l’image est de sa tante. Les sujets des conversations n’avaient dès lors plus rien à voir avec la politique, bien que Julian ait eu une brève liaison avec l’Apôtre Anthony Blunt, qui fut ensuite connu comme critique d’art et, de même que Guy Burgess, un autre contemporain de Julian, comme espion.

  4. Devenir un des Apôtres était pour Julian la chose la plus formidable qui lui soit arrivée. Selon Virginia, il mêlait leur « morne austérité » à sa bonne volonté, mais elle avait également l’impression, ainsi qu’elle lui écrivit plus tard en Chine, que des sociétés telles que les Apôtres faisaient plus de mal que de bien, avec leur lot de jalousies, de vanités et d’exclusions ; c’était mal de dessiner des cercles à la craie et d’empêcher des gens tels que Clive d’y rentrer. Lorsqu’elle écrivit The Years autour de cette période, elle inscrivit ses scènes universitaires non à Cambridge mais à Oxford, la ville où son cousin Herbert Fisher était à présent à la tête d’un college.

  5. Les derniers commentaires publiés que Woolf formula au sujet des Apôtres se trouvent dans sa biographie de Roger Fry. Du point de vue de l’exclue, qui les voyait comme des jeunes gens soucieux, empêtrés dans des discussions sur l’éthique du déterminisme, Woolf passe au point de vue de Fry, qui, dans une lettre adressée à sa mère, loue « la fierté » d’être élu au sein de « cette société très célèbre, très secrète et très fermée23 » (ce sont les termes de Virginia) afin d’y « discuter de choses en général24 » (ce sont les termes de Roger). Cette société devint le centre de sa vie à Cambridge, comme elle l’avait été pour Sidgwick et pour d’autres. Aucune autre élection n’avait eu autant de sens pour lui, aux dires de sa biographe bien informée, car les Apôtres se révélèrent finalement assez peu accablés de soucis. Ils parlaient principalement de politique et de philosophie ; l’art, c’était pour eux la littérature, les messages prophétiques de Shelley et de Whitman, ce qui explique pourquoi ils ont pu paraître, aux yeux des étrangers, comme étant « aveugles, abstraits et austères dans leurs doctrines25 ». La distance que Roger Fry prit par rapport à ses frères en développant son esthétique se dessine déjà dans ces descriptions.

  6. Le Cambridge des Apôtres demeura cependant un étalon de valeur pour Virginia Woolf. Des vies telles que celle de Rebecca West et de son mari, remarque-t-elle, n’étaient faites que d’apparences, « ainsi que le diraient les Apôtres ». Celles de Harold Nicolson ou de Hugh Walpole, bien qu’elles soient plus hautes en couleur que celles menées par les intellectuels de Cambridge, ne lui inspiraient pas autant de respect que Moore, comme elle le note dans « A Sketch of the Past ». C’est dans « A Sketch of the Past », où elle désigne les Apôtres comme des présences invisibles, qu’elle esquisse également une « philosophie », ainsi qu’elle la nomme, tout en évitant tout terme philosophique encombrant. Elle y explique que derrière l’ouate des apparences quotidiennes du non-être réside en réalité un motif qui relie les êtres humains entre eux et que viennent révéler des moments d’être, prenant la forme de bouffées d’extase ou de désespoir. Dès lors qu’elle met en mots ces moments, elle désamorce leur capacité à la blesser, car, comme elle écrit, elle les rend ainsi réels. C’est une philosophie d’écriture qui, dans la lignée de Moore, se plaît à créer des touts complexes ou organiques à partir des fragments de l’expérience.

  7. Fragments et touts, unité et dispersion, sont des préoccupations qui font retour dans le dernier roman de Virginia Woolf, Between the Acts, sous le signe de l’abréviation « un… dis ».

 

  1. Apparence et réalité, tout comme les moyens et les fins, sont des lieux communs philosophiques. Les formes particulières qu’ils revêtent dans la philosophie d’écriture de Virginia Woolf sont liés de diverses manières à l’influence, ou aux présences invisibles, des Apôtres et de leurs épigones, aux côtés desquels elle passa sa vie. La communion de l’amour et de l’amitié, de la contemplation esthétique de l’art et de la littérature et la quête de la vérité en soi, tels étaient leurs idéaux. Le fait que ces idéaux aient été limités aux prérogatives de la sexualité masculine et de l’éducation des hommes les rendit moins attrayants auprès de Woolf.

  2. Ce que je viens de présenter ici est en grande partie déjà connu. Mais tout cela n’appartient pas pour autant à un passé révolu. Henry Sidgwick, dont l’influence, selon Lytton Strachey, a fait sortir les discussions des Apôtres de l’ombre de la théologie médiévale victorienne, a de nouveau été salué comme le philosophe moral anglais le plus important des temps modernes. Son ouvrage The Methods of Ethics, qu’il écrivit finalement, comme il le note, à partir de son expérience en tant qu’Apôtre, tenta de réconcilier deux branches de la théorie morale, ainsi que tentèrent également de le faire Leslie Stephen et d’autres, y compris G. E. Moore. Pour simplifier à l’extrême, l’une de ces deux branches théoriques défend l’argument téléologique que les actes sont bons ou mauvais selon leurs résultats ; l’autre repose à l’inverse sur l’argument déontologique que certains actes sont justes ou mauvais en eux-mêmes, quelles que soient leurs conséquences. Parmi les questions débattues dans ces théories figurent la différence entre les actes bons et les actes justes, mais aussi entre les valeurs intrinsèques et instrumentales. Ces deux types ou pans de théorie morale ont reçu plusieurs appellations, les termes actuels étant le conséquentialisme et le kantisme.

  3. Le philosophe d’Oxford Derek Parfit, dont l’apport dans la philosophie morale anglaise a été reconnu comme le plus important depuis The Method of Ethics, a récemment entrepris un travail approfondi visant à réunir ces deux théories. Ses maîtres philosophiques sont, selon ses propres aveux, Henry Sidgwick et Emmanuel Kant. Sidgwick, avec son bon sens et sa lucidité pluralistes, et Kant, avec sa métaphysique dense et lumineuse, étaient également, outre Platon, les principales sources de G. E. Moore, et leur influence se retrouve partout dans l’éthique apostolique. Sans aborder les subtilités analytiques des débats actuels entre conséquentialistes et kantiens, il serait bon de suggérer que les futures analyses philosophiques consacrées à l’œuvre de Virginia Woolf considèrent comment des éléments de ces théories convergent dans son écriture, de même qu’elles convergeaient dans les arguments apostoliques qui l’influencèrent. Ces études pourraient montrer comment des moments d’être et de non-être, de réalité et d’apparence, se tissent dans l’œuvre de Woolf, et comment le fait de penser aux choses en elles-mêmes et aux moyens d’accéder à ces pensées est mis en œuvre dans la manière dont elle allie la clarté du bon sens et l’absence de supercherie à la lueur de l’intuition, lesquelles se marient en fin de compte de manière créative dans les convictions féministes et l’expérience mystique de son écriture.

  4. De telles interprétations devraient cependant toujours être mises en résonance avec les mots que Virginia Woolf prête à Bernard à la fin de The Waves, appelant à garder à l’esprit « l’impression de complexité, de réalité et de lutte26 » à l’œuvre dans son art.

 

Traduit par Caroline Pollentier

Note bibliographique

  1. Cette communication s’appuie et développe mes anciens travaux sur l’histoire littéraire du Bloomsbury Group, Victorian Bloomsbury (1987), Edwardian Bloomsbury (1994) et Georgian Bloomsbury (2003), ainsi que des articles publiés dans Aspects of Bloomsbury (1998). La première édition de The Method of Ethics, de Henry Sidgwick, date de 1874 ; son Memoir, édité par Arthur et Eleanor Mildred Sidgwick, est paru en 1906. Principia Ethica, de G. E. Moore, a été publié en 1903. Sur les pages de Leonard Woolf consacrées aux Apôtres, voir ses autobiograhies Sowing (1960) et Beginning Again (1964). Les mémoires de Virginia Woolf ont été publiés dans Moments of Being (éd. Jeanne Schulkind et Hermione Lee, 2002) et The Platform of Time : Memoirs of Family and Friends (éd. S. P. Rosenbaum, 2008); on peut également trouver des éléments d’information dans le travail que je mène sur l’histoire du Memoir Club. Les essais de Virginia Woolf ont été édités par Andrew McNeillie et Stuart N. Clarke (1986-2011), ses lettres, par Nigel Nicolson et Joanne Trautmann (1971-1980), son journal, par Anne Olivier Bell (1977-1984) et ses nouvelles par Susan Dick (1989). Les romans de Virginia Woolf et ses longs essais ont été minutieusement édités par la Blackwell’s Shakespeare Head Press Edition (1995-2004). Pour ce qui est des biographies de Woolf, voir celle de Quentin Bell (1972) et de Hermione Lee (1996). Sur son féminisme, voir Virginia Woolf as Feminist (2004) de Naomi Black. « My Early Beliefs » (1938) de J. M. Keynes a été publié dans l’édition augmentée de Essays in Biography (1951). Sur Bertrand Russell, voir son Autobiography (1967) et Ann Banfield, The Phantom Table (2000). Les écrits de E. M. Forster sur Cambridge figurent dans Two Cheers for Democracy (1951). L’ouvrage de W. C. Lubenow, The Cambridge Apostles (1998) offre une étude détaillée sur la question. Sur Julian Bell, voir la biographie révisée de Peter Stansky et William Abrahams (2012). On What Matters, de Derek Parfit, a paru en 2011.

Bibliographie

  • Forster, E. M. Two Cheers for Democracy. Abinger Edition, Vol. VI. Ed. Oliver Stallybrass. London: Edward Arnold, 1972.

  • Keynes, John Maynard. Two Memoirs: Dr. Melchior, a Defeated Enemy and My Early Beliefs. London: Hart-Davis, 1949.

  • Moore, G. E. Principia Ethica. Cambridge: CUP, 1903.

  • Stephen, Leslie. The Life of Sir James Fitzjames Stephen: A Judge of the High Court of Justice. London: Smith, Elder & Co. 1895.

  • Woolf, Virginia. A Room of One’s Own. New York: Harcourt Brace, 1929.

  • Woolf, Leonard. The Autobiography of Leonard Woolf. 5 Vols. New York: Harcourt, 1975.

  • Woolf, Virginia. Collected Essays: II. Ed. Leonard Woolf. London: Hogarth Press, 1966.

  • Woolf, Virginia. The Diary of Virginia Woolf: 2. Ed. Anne Olivier Bell. London: Hogarth Press, 1978.

  • Woolf, Virginia. Jacob’s Room. Ed. Edward Bishop. The Shakespeare Head Press Edition of Virginia Woolf. Oxford: Blackwell, 2004.

  • Woolf, Virginia. Life as We Have Known It. Ed. Margaret Llewelyn Davies. New York: Norton, 1975.

  • Woolf, Virginia. Moments of Being. Ed. Jeanne Schulkind. New York: Harcourt, Brace, Jovanovich, 1976.

  • Woolf, Virginia. Roger Fry. Ed. Diane F. Gillespie. The Shakespeare Head Press Edition of Virginia Woolf. Oxford: Blackwell, 1995.

  • Woolf, Virginia. To The Lighthouse. Ed. Susan Dick. The Shakespeare Head Press Edition of Virginia Woolf. Oxford: Blackwell, 1992.

  • Woolf, Virginia. The Waves. Eds James M. Haule and P. H. Smith, Jr. The Shakespeare Head Press Edition of Virginia Woolf. Oxford: Blackwell, 1994.

1 L. Woolf, Beginning Again, from The Autobiography of Leonard Woolf, 25. Toutes les traductions de citations dans ces pages sont de ma main [CP].

2 V. Woolf, To The Lighthouse, 23.

3 J. M.  Keynes, Two Memoirs, 242.

4 G. E. Moore, Principia Ethica, 1.

5 V. Woolf, “Introduction,”  Life as We Have Known It, xxvi.

6 V. Woolf, The Letters of Virginia Woolf : 3, 86

7 V. Woolf, The Diary of Virginia Woolf: 2, 295.

8 L. Woolf, Sowing, tiré de The Autobiography of Leonard Woolf, 129-130.

9 Woolf, Leonard. Sowing, tiré de The Autobiography of Leonard Woolf, 129-130.

10 V. Woolf, “A Sketch of the Past”, Moments of Being, 80-81.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 V. Woolf,Old Bloomsbury,” Moments of Being, 190-192.

14 Ibid.

15 V. Woolf, Moments of Being, 195-196.

16 V. Woolf, Collected Essays: 2, 167.

17 V. Woolf, A Room of One’s Own, 33.

18 E. M. Forster, Two Cheers for Democracy, 345-347.

19 V. Woolf, A Room of One’s Own, 121.

20 Ibid., 120.

21 Ibid., 24.

22 Ibid. 122.

23 V. Woolf, Roger Fry, 40, 41.

24 Ibid.

25 Ibid., 42.

26 V. Woolf, The Waves, 190.



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