Virginia Woolf / Friedrich Nietzsche : la vie ou l'Innocence du Devenir dans Mrs Dalloway

Isabelle Alfandary

Université Paris-Est

  1. Dans « Schopenhauer éducateur », Nietzsche écrit : « L’étude de tous les quarts de portions de philosophes n’a d’autre attrait que de montrer que ceux-ci se portent d’emblée, dans l’édifice des grandes philosophies, aux passages où il est permis de débattre avec pédanterie du pour et du contre, où il est permis de ruminer, de douter, de contredire, et, partant qu’ils échappent à l’exigence de toute grande philosophie qui, comme totalité, ne dit jamais toujours que : “Telle est l’image de toute vie, déduis-en le sens de la tienne.” Et inversement : “Déchiffre seulement ta vie et tu comprendras les hiéroglyphes de la vie universelle.”1 »

  2. Dans la perspective de cette définition donnée par Nietzsche, Mrs. Dalloway peut se lire comme de la philosophie, si ce n'est un livre de philosophie : la journée de Clarissa à Londres est à l’image de toute vie, parce qu’elle est à l’image de la sienne, une vie dont elle fait l’expérience et qu’elle traverse, heure après heure, une trajectoire qui s’inscrit dans un espace déterminé et dans une durée que viennent scander, à intervalles réguliers, la sonnerie de la cloche de Big Ben et le tic-tac des pendules. Je m’en tiendrai donc à la lecture de Mrs. Dalloway, œuvre qui peut se lire dans les termes élaborés par Nietzsche dans sa philosophie de la vie et qui fait écho au sens de la vie tel qu’il se dessine dans ses écrits.

  3. Dans Mrs. Dalloway, la vie est omniprésente sans jamais pour autant devenir un maître-mot. Le signifiant « vie » apparaît presque une page sur deux, souvent au sein d’une métaphore. Mais le sens de la vie, sa parfaite expression, peut très difficilement être rendu par un mot dont la signification est constamment remise en question et retravaillée, sur le plan grammatical comme métaphorique : « Mais pour creuser plus profond, sous ce que disaient les gens (et ces jugements, comme ils sont superficiels, incomplets), pour creuser dans son propre esprit, qu'entendait-elle par cette chose qu'elle appelait vie ? Oh, c'était très étrange2. » (134/1177)

  4. Nous pouvons lire, à la deuxième page de Mrs. Dalloway :

Et voilà ! Cela retentit ! D'abord un avertissement, musical. Puis l'heure, irrévocable. Les cercles de plomb se dissolvaient dans l'air. Que nous sommes bêtes, se dit-elle en traversant Victoria street. Dieu seul sait la raison pour laquelle nous l'aimons tant, et cette manière que nous avons de la voir, de la construire autour de nous, de la bousculer, de la recréer à chaque instant; et les mégères informes, les rebuts de l'humanité assis sur le pas des portes (l'alcool ayant causé leur perte) en font autant; on ne peut pas régler leur sort par de simples décrets ou règlements, précisément pour cette raison: ils aiment la vie. Dans les yeux des gens, dans leur démarche chaloupée, martelée, ou traînante; dans le tumulte et le vacarme; les attelages, les automobiles, les omnibus, les camions, les hommes-sandwichs qui se frayent un chemin en tanguant; les fanfares; les orgues de barbarie; dans le triomphe et la petite musique et le drôle de bourdonnement là-haut d'un avion, dans tout cela se trouvait ce qu'elle aimait: la vie; Londres; ce moment de juin. (6/1070)

  1. Le roman s’ouvre sur une déclaration qui en donne le ton et en annonce le problème central. La vie en tant qu’elle échappe à toute conceptualisation n’est pas simplement un thème dans le roman, et le signifiant « vie » lui-même n’est pas un signifiant parmi d’autres. Il engage une expérience poétique qui touche au langage et affecte la voix narrative. De fait, l’amour que Clarissa porte à la vie est indissociable de son énonciation performative, une déclaration de principe qui prend la forme d’une déclaration d’amour. Cet amour ne peut être contrôlé, interprété ni expliqué ; il peut à peine être exprimé syntaxiquement. L’emploi des pronoms est parfois problématique, indécidable: « For Heaven only knows why one loves it so, how one sees it so, making it up, building it round one » (« Dieu seul sait la raison pour laquelle nous l'aimons tant, et cette manière que nous avons de la voir, de la construire autour de nous, de la bousculer, de la recréer à chaque instant.» 7/1070). Le pronom « it » renvoie initialement à la cloche de Big Ben qui retentit; mais l’antécédent semble se dissoudre peu à peu, pour finalement se référer à la vie.

  2. Au paragraphe suivant, la voix narrative écrit : « and she, too, loving it as she did with an absurd and faithful passion, being part of it, since her people were courtiers once in the time of the Georges, she, too, was going that very night to kindle and illuminate ; to give her party. » (« et elle également, elle qui aimait tout cela d'une passion absurde et fidèle, elle qui appartenait à ce monde, elle dont les ancêtres fréquentaient la Cour, déjà, sous la dynastie des George, elle aussi, ce soir même, allait briller de tous ses feux; donner sa réception. » 7/1071) Le pronom « it » apparaît comme un « it » purement explétif, un « it » sans antécédent qui puisse être clairement identifié. Les explétifs sont des signifiants qui jouent un rôle sur le plan syntaxique mais qui ne contribuent en rien au sens ; en apparence du moins. La vie ne saurait être conceptualisée, pour des raisons que la grammaire ne remet pas en cause et se contente de consigner. Il est intéressant de noter que le pronom « it » oscille entre ce que la linguistique nomme « explétif syntaxique » (« syntactical expletive ») et « explétif d’insistance » (« expletive attributive »), quand un adjectif ou un adverbe, une locution adjectivale ou adverbiale, ne sert qu’à intensifier. Le terme « explétif » emprunte son sens au verbe latin explere, qui signifie « remplir », en passant par expletivus, « qui remplit ». Il fut introduit dans la langue anglaise au dix-septième siècle pour désigner différents types de rembourrage : le fait de renforcer un livre en le recouvrant d’un matériau, l’ajout de syllabes dans un vers de poésie à des fins métriques. L’« explétif » renvoie donc à une opération linguistique dans laquelle un signifiant supposément insignifiant vient combler une vacance syntaxique ou peut-être, comme nous allons le voir en lisant Woolf à la lumière de Nietzsche, un vide métaphysique et conceptuel.

  3. L’amour de la vie et la conscience de la mort pourraient bien se révéler comme les deux faces d’une même pièce. Dans Le Gai Savoir, au livre quatrième, Nietzsche relie sa conception de la vie à « la pensée de la mort », établissant une relation intime entre l’expérience et les expressions de la vie d’une part et une connaissance sous-jacente et à peine répressible d’autre part :

La pensée de la mort — J'éprouve une joie mélancolique à vivre dans ce pêle-mêle de ruelles, de besoins, de voix : combien de jouissances, d'impatiences, de désirs, combien de soifs de vie et d'ivresses de vie naissent ici à chaque instant ! Et pourtant quel silence aura bientôt recouvert tous ces bruyants, tous ces vivants, tous ces avides : comme on voit bien derrière chacun se dresser son ombre, son obscur compagnon de route ! Il en va constamment comme du dernier moment avant le départ d'un bateau d'émigrés : on a plus que jamais à se dire, l'heure presse, l'océan et son vide silence attendent impatiemment derrière tout ce bruit, … si avides, si sûrs de leur proie ! Et tous, tous s'imaginent que le passé n'est rien, que le proche avenir est tout : d'où cette hâte, ces cris, ce besoin de s'assourdir et de s'entre-duper qui les tient ! Chacun veut être le premier dans cet avenir, … et cependant la mort, le silence de la tombe, est la seule certitude qu'il offre, qui puisse être commune à tous. Qu'il est étrange que cette unique certitude et cette unique communion ne puisse presque rien sur les hommes, et qu'il y ait rien de plus loin de leur esprit que l'idée de sentir cette fraternité de la mort : Je suis heureux de voir que les hommes se refusent absolument à vouloir penser à la mort. J'aimerais contribuer à leur rendre l'idée de la vie encore mille fois plus digne d'être pensée3.

  1. Dans ce qui pourrait apparaître à première vue comme un aphorisme empreint de mélancolie, Nietzsche conçoit la vie comme un toujours-déjà-trop-tard, comme une expérience toujours déjà passée. Notre conscience de la mort est la trame du tissu de la vie. Contre toute attente, dans les deux dernières phrases, loin de blâmer l’humanité pour son amour pathétique et absurde de la vie, pour sa répression tout aussi absurde et naïve de l’idée de la mort, il témoigne d’une compréhension sincère envers cette ignorance vitale et délibérée. Dans Le Gai Savoir, le philosophe s’efforce de rendre l’idée de la vie encore plus respectable et délectable. C’est ce que fait aussi Mrs. Dalloway, à sa façon, avec les outils narratifs et narratologiques qui sont les siens. Le suicide envisagé par Clarissa ne contredit pas les efforts de la voix narrative pour peindre la vie et en rendre compte comme étant digne d’être vécue, intense et heureuse. En ce sens, Nietzsche et Woolf, s’ils ne se comportent pas en moralistes, visent néanmoins un but éthique délibéré. La vie a besoin d’être soignée : l’art (la littérature) et la philosophie tels que les conçoit Nietzsche ont en commun d’être des « remèdes de la vie, adjuvants de sa croissance ou baumes des combats4»

  2. Dans Mrs. Dalloway, le premier aveu de l’amour de Clarissa pour la vie apparaît juste après l'évocation des vies perdues au front pendant la Première Guerre Mondiale : « Car c'était la mi-juin. La guerre était finie, sauf pour quelqu'un comme Mrs. Foxcroft qui, hier soir, à l'ambassade, se rongeait les sangs parce que ce gentil garçon s'était fait tuer, et maintenant, le vieux Manor House allait revenir à un cousin. Ou encore pour Lady Bexborough qui, paraît-il, avait ouvert une vente de charité en tenant à la main le télégramme: John, son préféré, tué. Mais c'était fini, Dieu soit loué – terminé. On était en juin. » (7/1070-1) La vie n’est pas seulement entachée par la pensée de la mort ; l’amour de la vie, aussi irrationnel, aussi immoral soit-il, est la réponse de l’humain face à ce savoir fatal. Ce qu’il y a de plus mélodieux, de plus joyeux et de plus léger dans la vie dérive de la certitude du silence et de la mort à venir.

  3. La vie ne peut être saisie que sur le mode explétif. Le sens de la vie ne peut être rendu qu’imparfaitement, au moyen, précisément, de ce qu’elle ne peut saisir, de ce qui lui échappe. « La vie n’est pas un argument », comme l’avance Nietzsche dans Le Gai Savoir. Elle est à peine un concept : « La vie n’est pas un argument – Nous nous sommes accommodé un monde dans lequel nous puissions vivre, en admettant l'existence de corps, de lignes, de surfaces, de causes et d'effets, de mouvement et de repos, de forme et de fond : n'étaient ces articles de foi, nul aujourd'hui ne supporterait la vie ! Mais cela ne prouve rien en leur faveur. La vie n'est pas un argument, car l'erreur pourrait bien se trouver parmi les conditions de la vie5»

  4. La vie en soi serait insupportable si ses évocations, ses exaltations, ses re-créations, autant d’échappées à la pensée de la mort, ne la rendaient digne d’être vécue. Les poétiques de la vie ne sont pas de simples ornements : elles fournissent à la vie sa possibilité même, cette possibilité qui, sans elles, viendrait à manquer. Ce que Nietzsche nomme « erreur » est ainsi indispensable à la vie. Dans Humain, trop humain, il poursuit son interrogation sur cette complicité entre la vie et l’erreur. Dans l’aphorisme 33, « Erreur sur la vie nécessaire à la vie », il écrit : « Toute croyance à la valeur et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle n’est possible que parce que la sympathie pour la vie et la souffrance universelle de l’humanité est très faiblement développée dans l’individu6. » Qu’elle soit le résultat d’une « pensée impure » ou « l’impureté de la pensée », comme le philosophe le suggère ici, la vie est par définition impure.

  5. Pour Nietzsche, la vie est secrètement et irrémédiablement liée à l’erreur. Dans la première section de « L’esprit libre » [Par-delà bien et mal], il écrit : « Le langage, en effet, a beau se révéler incapable, ici comme ailleurs, de surmonter sa nature grossière et parler d'oppositions là où il n'existe que des degrés et de fines transitions ; la tartuferie invétérée de la morale qui, à présent, fait invinciblement partie de notre chair et de notre sang peut bien dénaturer le sens des mots, fût-ce dans notre bouche à nous, hommes éclairés ; çà et là nous comprenons ce qu'il en est, et nous rions de voir que la meilleure science est aussi celle qui s'efforce de nous maintenir dans ce monde simplifié, complètement artificiel, forgé pour notre usage humain et accommodé à lui ; nous nous divertissons de constater combien cette science qui se croit libre aime l'erreur, parce que, vivante, elle aime la vie7 ! » La littérature peut être définie comme cet autre usage du langage, ce mode linguistique qui s’oppose à la tendance grammaticale et toujours par ailleurs ontologique du langage, que Nietzsche critique. L’erreur est aimée pour son potentiel de vie, pour son prédicat manquant. La littérature, sans être fausse, n’est-elle pas par définition sans garantie ? N’est-elle pas fictive et artificielle ? La métaphysique a eu bien des raisons, semble-t-il, de se méfier depuis des siècles de la littérature et des affinités électives qui l’unissent à l’erreur. Cette alliance scandaleuse et secrète est porteuse de possibilités de vie infinies, d’innombrables moyens d’échapper à la pensée de la mort. La grammaire de la vie dans Mrs. Dalloway est une grammaire fondée sur « des degrés et un subtil échelonnement complexe », une grammaire de l’intensité, faite d’explétifs qui se suffisent à eux-mêmes et de déictiques autotéliques. La vie s’exprime, dans le roman, à travers une syntaxe paratactique et pleine d’incidents, une grammaire de l’énonciation déroutante.

  6. Les raisons qui font que la vie n’est pas un concept sont multiples. La vie, par définition, sinon par nature, résiste à toute conceptualisation. Les concepts ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils ne sont pas indépendants par nature : ils appartiennent implicitement à un ensemble, à un système qu’ils contribuent à former. Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche argumente :

Les différentes notions philosophiques ne présentent rien d'arbitraire ; elles ne surgissent pas par génération spontanée, mais se développent selon de mutuels rapports de parenté ; si soudaine et fortuite que soit leur apparition dans l'histoire de la pensée, elles n'en appartiennent pas moins à un système, au même titre que toutes les espèces animales d'une région déterminée. Rien ne vérifie mieux une telle affirmation que la sûreté avec laquelle les philosophes les plus divers ne cessent de remplir un certain programme de philosophies possibles. Prisonniers d'une invisible orbite, ils en parcourent toujours à neuf le circuit ; leur volonté critique ou systématique a beau les persuader de leur indépendance, quelque chose les pousse et les entraîne dans un ordre déterminé, précisément le caractère systématique qui fait partie intégrante des concepts et les apparente8.

  1. La définition nietzschéenne négative des concepts individuels s’applique parfaitement à la vie : parce qu’elle est capricieuse, instable, contradictoire, la vie échappe à la conceptualisation. Elle met en échec la possibilité même du système. Si les systèmes philosophiques se ressemblent autant, c’est parce qu’ils reposent largement sur des agencements grammaticaux similaires, ce que Nietzsche décrit comme la « philosophie commune de la grammaire » et la « prépondérance et l'action des mêmes fonctions grammaticales9 ». Dans le roman, la vie parvient à ne pas être réduite à un simple thème, en premier lieu grâce à la parataxe. Bien que Woolf écrive en anglais, et même si l’anglais appartient au système grammatical des langues « indo-germaniques », elle développe une syntaxe dans laquelle « la notion de sujet est le moins bien élaborée10 », pour reprendre les termes de Nietzsche, à savoir, la parataxe. Dans l’invention d’un ordre, ou d’un désordre paratactique, le sujet grammatical et métaphysique est suspendu voire supprimé. Le questionnement autour de la vie finit par devenir facteur d'agrammaticalité dans Mrs. Dalloway.

  2. La vie n’appartient pas : elle échappe à l’entendement, évacue les catégories, met en échec la possibilité de l’Être, jusqu’à exposer ses sujets, grammaticaux et psychiques: « Nous grandissons comme l'arbre grandit – c'est ce qui est difficile à comprendre, toute la vie ne l'est-elle pas ? – nous ne grandissons pas en un point, mais de partout, non dans un sens mais dans tous à la fois, en haut, en bas, au-dedans, au-dehors, notre force pousse en même temps dans le tronc, les branches et les racines, nous ne sommes plus libres de rien faire séparément, d'être rien d'une façon qui soit localisée... tel est, je le répète, notre lot : nous croissons en hauteur, et, même en admettant que ce soit pour notre malheur – car nous nous rapprochons toujours plus de la foudre ! – nous ne nous en faisons pas moins gloire ; c'est quand même un destin que nous ne partageons pas, que nous ne voulons pas partager, c'est le destin des sommets, c'est le nôtre11 ».

  3. Dans Mrs. Dalloway, la croissance s’avère justement être une préoccupation constante en ce qui concerne la vie. Prendre de l’âge est une expérience particulièrement risquée au cours de laquelle le sujet ne peut manquer d’affronter la question de son propre désir. Dans un monologue intérieur, Peter Walsh est confronté à ce qu’il nomme secrètement, « une terrible confession » qu'il s'adresse à lui-même:

C'était terrible à dire (il remit son chapeau), mais à son âge, cinquante-trois ans, on n'avait presque plus besoin des gens. La vie à elle seule, chaque seconde, chaque goutte de vie, l'instant présent, là, maintenent, au soleil, à Regent's Park, cela suffisait. C'était même trop. Une vie entière, c'était trop court pour en faire ressortir, maintenant qu'on en avait la faculté, la pleine saveur. Extraire la moindre once de plaisir, la moindre nuance de sens, devenus, plaisir aussi bien que sens, beaucoup plus tangibles que jadis, beaucoup moins personnels. (88/1138-9)

  1. Si la vie empêche toute conceptualisation, le vivant se prête quant à lui à la catégorisation. Les causes finales permettent de répondre au « pourquoi » et au « comment » :

Non, la « vie » nous est quelque chose de pleinement obscur, que nous ne pouvons éclairer, même au moyen de causes finales. Nous ne cherchons à élucider que les formes de la vie. Dire « le chien vit », et demander « pourquoi le chien vit-il ? », la question n’est pas pertinente. Car nous avons pris « vivre » au sens d’« exister ». La question « pourquoi y a-t-il quelque chose ? » ressortit à la téléologie externe et échappe entièrement à notre domaine (exemples anthropomorphiques puérils même chez Kant)12 .

  1. Le questionnement téléologique ne parvient pas à capturer l’énigme de la vie, dont les modalités ne sont pas réductibles à la seule question de la taxonomie qui consiste à identifier et à nommer les espèces vivantes. De fait, la vie n’est pas l’essence du vivant, elle ne peut être dérivée du vivant, ni réduite au vivant ; elle l’excède sur le plan existentiel autant que contingent.

  2. Résistant à la conceptualisation, la vie ne se prête pas plus à la spéculation : « La vie entière pourrait passer sans se regarder dans ce miroir de la conscience ; et c'est ce qu'elle fait encore pour nous, effectivement, dans la plus grande partie de son activité, même la plus haute, pensée, sentiment, volonté, qui, si vexante que la chose puisse paraître à un philosophe d'avant-hier, se déroule sans reflet, sans réflexion13 ».

  3. Dans Mrs. Dalloway, la vie est réfléchie mais dans un sens non métaphysique. Elle est rendue en une succession d’instants qui ne peuvent être convoqués, synthétisés, ni rassemblés. La section 586 de Humain, trop humain peut se lire en des termes très proches de ceux employés pour décrire l’expérience de Clarissa au tout début du roman, l’expérience d’une journée à Londres au milieu du mois de juin : « La vie se compose de rares instants isolés, suprêmement chargés de sens, et d'intervalles infiniment nombreux dans lesquels nous frôlent tout juste les ombres de ces instants. L'amour, le printemps, une belle mélodie, la montagne, la lune, la mer – toutes choses ne parlent pleinement au cœur qu'une fois, à supposer qu'elles trouvent jamais à s'exprimer pleinement14 ». Seul l’oubli permet en effet à la vie d’être cette succession d’instants : « Toute action exige l’oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l’obscurité15 ».

  4. Dans sa Seconde considération inactuelle, Nietzsche fait l’éloge de la capacité à oublier et des pouvoirs de l’oubli. Il est indispensable pour l’individu, s’il veut continuer à vivre, c'est-à-dire à survivre, d’oublier l’histoire, la sienne propre ou celle des autres. La conscience de sa mortalité est enracinée en chaque être. D’où la prosopopée suivante, à laquelle Nietzsche prête sa voix, et à laquelle chacun doit à tout prix résister :

Ce n’est pas la justice qui juge ici ; c’est encore moins la grâce qui prononce le verdict : mais la vie seule, cette puissance obscure, entraînante, insatiablement assoiffée d’elle-même. Son verdict est toujours impitoyable, toujours injuste, car il n’a jamais puisé à la pure source de la connaissance ; mais dans la plupart des cas, la justice en personne ne se serait pas prononcée autrement. Car tout ce qui naît mérite de périr. Aussi vaudrait-il mieux que rien ne naquît. Il faut beaucoup de force pour pouvoir vivre et oublier que vivre et être injuste ne font qu’un16 .

  1. C’est précisément cette force qui fait peut-être défaut à Clarissa au moment où elle apprend la mort de Septimus et se retrouve incapable de réprimer l’impact de cette nouvelle, comme elle se devrait de le faire dans le contexte mondain de sa soirée. Nietzsche pose le diagnostic suivant: la vie est malade et a besoin d’être soignée par l’art et par la philosophie pratiquée comme un art : « Mais elle est malade, cette vie qu’on a tirée du cachot, elle a besoin d’être soignée. Elle souffre bien des maux, et pas seulement du souvenir des chaînes ‒ elle souffre, et ceci nous concerne au premier chef de la maladie historique. L’excès d’histoire a entamé la force plastique de la vie17 ».

  2. Chez Nietzsche comme chez Woolf, la vie et la mort ne s’excluent pourtant pas mutuellement. Soigner la vie ne signifie pas éviter la mort à tout prix. La pensée et la tentation du suicide, qui se présentent à Clarissa au milieu de sa propre fête, alors qu’elle est entourée de ses proches et de ses invités, fait étrangement écho à la recommandation de Zarathoustra, dans la section intitulée « De la libre mort » :

La mort qui accomplit, voilà ce que je vous montre, celle qui pour les vivants devient un aiguillon et une promesse.

Il meurt sa mort, celui qui accomplit, vainqueur, entouré de ceux qui espèrent et qui promettent.

C'est de la sorte qu'on devrait apprendre à mourir ; et il ne devrait y avoir aucune fête où un pareil mourant ne bénît la promesse des vivants18 !

  1. La journée de Clarissa, dans Mrs. Dalloway, peut se lire comme une leçon de vie autant que comme une leçon de mort. Mourir et vivre ne s’opposent plus mais convergent, s’entrecroisent. Dans l’acte envisagé par Clarissa, sa vie ne fait plus qu’une avec elle-même et s’accomplit dans la pure expérience de l’instant, qui abolit finalement l’opposition dialectique entre vie et mort. Nietzsche l’appelle « libre mort » : « De ma mort je vous dis la louange, la libre mort qui vient à moi, parce que, moi, je veux19 ». Dans la libre mort, la mort arrive au sujet en tant que pure affirmation de son libre-arbitre : « Libre pour la mort et libre dans la mort, un saint dire Non quand est passée l'heure de dire Oui : et à la mort et à la vie de la sorte il s'entend20 ». « Non », dans cette occurrence particulière, est privé de sa valeur négative, de sa négativité métaphysique.

  2. Le passage qui précède la considération du suicide par Clarissa mérite qu’on lui prête une attention particulière, aussi j’aimerais retracer les différentes étapes narratives qui le composent. Clarissa est parcourue de sentiments très ambivalents en ce qui concerne la mort, un signifiant introduit assez brutalement par Lady Bradshaw, sur le ton de la conversation mondaine :

Baissant la voix d'un ton, attirant Mrs. Dalloway dans la complicité de leur condition féminine, de cet orgueil qu'elles partageaient devant les qualités remarquables de leurs maris, ces hommes qui, hélas, se surmenaient, Lady Bradshaw (pas très maligne, la pauvre, on ne pouvait pas lui en vouloir) murmura que “au moment où nous partions, mon mari a été appelé au téléphone, une histoire très triste. Un jeune homme (c'est de cela que Sir William est en train de parler à Mr. Dalloway) s'est tué. Il revenait de l' armée”. Oh, pensa Clarissa, au milieu de ma soirée, la mort qui fait irruption, pensa-t-elle. (201/1233)

  1. La nouvelle de la mort de Septimus a une résonance toute particulière pour Clarissa et produit des effets dévastateurs à bien des égards. Dans un premier temps, elle semble incapable d’accepter cette nouvelle, ou au moins de l’accueillir. La parenthèse ici diffère, au niveau de la syntaxe, le moment de la révélation discursive. La neutralité du verbe, « she thought », rend difficile le déchiffrement de la réaction immédiate de Clarissa. Elle paraît d’abord reconnaître la mort (« here’s death »), ou même l’identifier parmi ses invités : « au milieu de ma soirée » peut se lire à la fois comme une indication temporelle et une indication spatiale. Juste après l’annonce de la nouvelle, elle cherche quelqu’un dans la pièce voisine, mais en vain : « Peut-être y avait-il quelqu'un ? Mais il n'y avait personne » (201-2/1233). Clarissa semble en vouloir aux Bradshaw d’avoir gâché sa soirée en « parlant de la mort » mais ne peut résister à l’appel que représente la mort de Septimus :

Un jeune homme s'était tué. Et ils en parlaient à sa soirée, les Bradshaw parlaient de la mort. Il s'était tué, mais comment ? Quand on lui parlait, brusquement, d'un accident, c'est toujours son corps qui vivait la chose en premier : sa robe s'enflammait, tout son corps prenait feu. Il s'était jeté par la fenêtre. Le sol avait surgi à sa rencontre, en un éclair. Les pointes rouillées l'avaient transpercé, aveuglément, le meurtrissant. Il était resté là, avec un battement sourd qui cognait, cognait dans son crâne, puis le noir l'avait suffoqué. C'était la vision qu'elle en avait. Mais pourquoi avait-il fait ça ? Et les Bradshaw qui en parlaient à sa soirée ! » (202/1233)

  1. Pour Clarissa, la nouvelle de la mort de Septimus ne se réduit pas à un sujet de conversation; elle entraîne chez elle une identification imaginaire avec l’expérience de la rencontre avec la mort, « vécue » par Septimus. En mettant fin à ses jours, elle accueillera/ait pleinement la nouvelle ; en mourant, elle y répondra/ait, littéralement. Le fait d’envisager la mort n’est pas pour Clarissa une simple imitation de Septimus mais un véritable accueil de l’événement, une réponse franche à son appel. Mourir au sens où l’envisage Clarissa revient à faire l’expérience de l’hospitalité. Là (et l’adverbe de lieu est d’une importance capitale puisque le roman s’achève sur une phrase commençant par ce même adverbe référant alors à la présence déplacée de Clarissa et à son isolement spatial), elle est véritablement invitée à rejoindre l’autre, et à se rencontrer elle-même. C’est comme si Clarissa pouvait accueillir la mort en toute innocence, comme si, par le don de la mort dans un sens non derridien, elle pouvait accomplir sa propre destinée dans l’expérience de l’instant, un instant qui pourrait a priori être indéfiniment répété. En se donnant la mort, le moi se donne lui-même aux autres. Il s’agit là d’un don éthique:

Une fois, elle avait jeté un shilling dans la Serpentine. Jamais plus que cela. Mais lui avait joué son va-tout. Ils continuaient à vivre (il allait falloir qu'elle y retourne; les salons étaient encore bondés; il y avait encore des invités qui arrivaient). Eux (toute la journée elle avait pensé à Bourton, à Peter, à Sally), ils vieilliraient. Il y avait une chose qui comptait; une chose qui, dans sa vie à elle, se trouvait camouflée par les vains bavardages. Lui l'avait préservée. La mort était un défi. La mort était un effort pour communiquer. Les gens sentaient l'impossibilité d'atteindre ce centre qui, mystérieusement, leur échappait; la proximité devenait séparation; l'extase passait, on était seul. Il y avait dans la mort une étreinte. (202/1233-4)

  1. Ce n’est pas un hasard si l’explétif réapparaît ici pour référer, précisément, à la vie rendue innommable, imprononçable: « He had flung it away » (« lui avait joué son va-tout »). La décision de Clarissa se donne à voir sur le plan syntaxique ou plutôt paratactique, par les coupures opérées par la répétition du pronom : « They » (« ils »). À travers l’emploi de la troisième personne du pluriel en ce point précis, elle semble ne plus appartenir à la communauté des vivants. Le déictique « this » dans la phrase « This he had preserved » (« Lui l'avait préservée ») signifie la vie, la possibilité de la vie, la possibilité de la nommer à travers une grammaire de l’énonciation et de l’intensité, une grammaire dont la possibilité est « préservée » par la contemplation de l’acte fatal.

  2. L’espace qui est par là même créé (« There she was »/ « elle était là ») est un espace à l’intérieur, un espace intime dans lequel le moi fait l’expérience de lui/d’elle-même non pas tant à contretemps (untimely) que dans l’extime (extimely), pour reprendre la notion lacanienne qu’exprime le néologisme « extime ». Comme Lacan le définit dans le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre, l’extime est « ce qui nous est le plus prochain, tout en nous étant extérieur21 ». S’intéressant au concept freudien du Das Ding, il avance : « Tout ce que je peux rappeler, c’est que Freud introduit ce terme par la fonction du Nebenmensch, cet homme le plus proche, cet homme si ambigu de ce qu’on ne sache pas le situer. Qu’est-il donc, ce prochain qui résonne dans la formule des textes évangéliques, Aime ton prochain comme toi-même ? Où le saisir ? Où y a-t-il, hors de ce centre de moi-même que je ne puis aimer, quelque chose qui me soit plus prochain ? Freud, en quelque sorte forcé de sa nécessité par des voies déductives, ne peut le caractériser autrement que comme quelque chose de primaire, qu’il appelle le cri. C’est dans une extériorité jaculatoire que ce quelque chose s’identifie, par quoi ce qui m’est le plus intime est justement ce que je suis contraint de ne pouvoir reconnaître qu’au-dehors22 ».

  3. L’envie de mourir ressentie par Clarissa peut être assimilée au cri freudien, à « une tentative de communiquer ». La forme intransitive du verbe laisse l’interprétation ouverte : en mourant, Clarissa tenterait et, d’une certaine façon, tente de communiquer avec les autres autant qu’avec elle-même. L’accueil à bras ouverts qui s’accomplit dans la mort est l’accueil du sujet par lui/elle-même, dans une tentative de capturer le centre insaisissable et vacant que Woolf, faisant écho à Freud, nous laisse entrevoir. Une hypothèse à la fois impersonnelle et intertextuelle est émise par Clarissa juste après avoir envisagé la possibilité de sa réunion avec elle-même: « “If it were now to die, 'twere now to be most happy”, she had said to herself once, coming down in white. » (« "Si je devais mourir à l'instant, ce serait à l'instant le bonheur suprême", s'était-elle dit une fois, descendant, vêtue de blanc. » (203/1098) Dans cette scène qui rejoue une scène à Bourton dans laquelle ces mêmes lignes d’Othello (Acte 2, scène 1) étaient citées tandis qu’« elle descendait dîner en robe blanche, pour rencontrer Sally Seton ! » (39/1098), et dans laquelle le moi, enveloppé comme dans un linceul, semble avoir déjà perdu ses traits distinctifs, ses marqueurs d’énonciation subjectifs, l’explétif réapparaît pour être typographiquement effacé, réduit à une simple trace d’oralité, « 'twere ».

  4. « Et puis (elle l'avait ressenti le matin même), il y avait la terreur, l'impuissance qui vient vous accabler: cette vie que vos parents vous ont remise entre les mains pour que vous la viviez jusqu'au bout, pour que vous avanciez sereinement en sa compagnie. Il y avait au tréfonds de son cœur une peur affreuse » (203/1234). Cette phrase prononcée in articulo mortis réunit et articule syntaxiquement deux modalités grammaticales de la vie mises en œuvre tout au long du roman, celle de l’explétif et celle du déictique. Dans cette dernière occurrence, le déictique parvient finalement à faire sens de l’explétif. Dans ce que l’on pourrait nommer la mort future antérieure de Clarissa, plutôt que d’accomplir sa destinée, la destinée de son être, le destin induit par sa naissance, elle semble actualiser de manière impersonnelle ce que le texte appelle « the process of living » (204). Woolf aurait finalement décidé de ne pas retenir l’option du suicide en acte de Clarissa dans la version définitive de son roman : néanmoins, la possibilité de sa mort est laissée ouverte par le suspense narratif qui entoure le moment de sa réapparition et les conditions énonciatives de l’ultime référence faite à Clarissa. Après la scène de la fenêtre, dans laquelle Clarissa envisage la possibilité de mourir alors quelle observe une vieille dame « qui [va] se coucher, dans la chambre en face » (204/1235) une scène qui rejoue, structurellement, la scène finale et tragique de Septimus dans laquelle un vieil homme descendant l’escalier « s’arrêta et le fixa » (164), la question de la présence de Clarissa, autrement dit de sa possible absence, est posée par Peter Walsh, tout de suite après cette scène qui est suivie par un blanc typographique en apparence insignifiant : « Mais où est Clarissa ? » C’est le même Peter Walsh qui, dans un monologue intérieur, interroge la présence de Clarissa pour finalement l’affirmer : « Qu'est-ce que c'est que cette terreur ? Qu'est-ce que c'est que cette extase ? Se demanda-t-il. Qu'est-ce qui peut bien me remplir de ce sentiment d'exaltation ? C'est Clarissa, dit-il. Et justement, elle était là » (213/1243). La dernière phrase du roman est frappante, suffisamment dense et ambiguë pour justifier les interprétations les plus contradictoires, faire sens dans des contextes irréconciliables et ainsi laisser ouverte la possibilité de l’indétermination.

  5. La vie, dans Mrs. Dalloway, est l’existence; être coïncide avec exister (« Qu'elle était en train de jouer avec les vagues et de natter ses tresses: voilà l'impression qu'elle produisait, car elle  avait toujours ce don, d'être, d'exister, de résumer l'ensemble de l'existence au moment où elle passait » 191/1224), avec l’expérience pure de l’instant, une expérience d’une intensité indécidable. Bien qu’il soit dit de Clarissa, à de nombreuses reprises, qu’elle aime la vie, et ce sur un mode emphatique sinon sur celui d’une pleine reconnaissance (« Et bien sûr elle adorait la vie. C'était dans sa nature de prendre plaisir aux choses » 87/1137), le mode gnomique ne s’applique cependant pas à sa propre expérience. Sa passion de la vie doit être constamment renégociée. L’expérience de l’instant à venir est imprévisible. Clarissa n’est pas le seul personnage à être soumis aux mouvements contradictoires et aux violentes oscillations de la vie. Septimus lui-même témoigne d’un moment de résurrection au sens propre : « Je suis allé au fond de la mer. J'étais mort, et pourtant maintenant je suis vivant, mais laissez-moi encore me reposer, supplia-t-il (voilà qu'il se reparlait à nouveau tout seul, c'était affreux, affreux !) ; tout comme, avant le réveil, les voix des oiseaux et le bruit des roues résonnent et tintent en une étrange harmonie, et deviennent de plus en plus forts jusqu'à ce que le dormeur se sente près d'aborder au rivage de la vie, de même se sentit-il approcher du bord de la vie, avec le soleil qui était de plus en plus chaud, les cris de plus en plus forts. Quelque chose d'extraordinaire allait se produire » (77/1129). La vie est une série d’instants bienheureux ou dangereux, moments de grâce suivis de moments maudits qu’il faut traverser, où le sujet est constamment exposé à lui/elle-même sur un plan d’immanence. Ces instants ne peuvent être réunis ni transcendés, ils sont ce qu’ils sont, tautologiquement. Clarissa peut faire sens de ce qu’elle ressent comme « le sentiment de leur existence » (134/1177), mais l’acte de rassembler les instants ne s’accomplit qu’à travers une opération mentale de remémoration: (« Elle avait en permanence le sentiment de leur existence. Et elle se disait quel gâchis. Elle se disait quel dommage. Elle se disait si seulement on pouvait les faire se rencontrer. Et elle le faisait. Et c'était une offrande. Un arrangement, une création. Mais pour qui ? » (135/1177)) La fin tragique à laquelle Clarissa échappe de peu, ne peut se lire en dehors de la dynamique décision/indécision qui structure l’instant, du besoin irrésistible et irrationnel d’accueillir le présent, ce que Nietzsche nomme, précisément, « l’innocence du devenir ».

  6. Le premier discours de Zarathoustra se clôt sur la métamorphose du lion en enfant : dans l’enfant, l’esprit subit son ultime métamorphose ; le principe d’innocence s’affirme en même temps que ceux de contingence et de pur hasard libéré de toute nécessité.

« Mais dîtes, mes frères, que peut encore l’enfant que ne pourrait aussi le lion ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur encore se fasse l’enfant ?

Innocence est l’enfant ; et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un saint dire Oui.

C’est trois métamorphoses de l’esprit que vous ai nommées ; comment l’esprit devient chameau, et lion le chameau, et, pour finir, enfant le lion.

Ainsi parlait Zarathoustra. Et lors il séjournait dans la ville qu’on nomme “La Vache Pie”23 ».

 

Traduit par Amélie Ducroux

Bibliographie

  • Lacan, Jacques. Le Séminaire : livre XVI : D’un Autre à l’autre. Ed. Jacques-Alain Miller. Paris : Seuil, 2006.

  • Nietzsche, Friedrich. Le Gai Savoir. Trad. Alexandre Vialatte. Idées. Paris : Gallimard, 1950.       

  • Nietzsche, Friedrich. Œuvres : 1 : Considérations inactuelles. Éd. Marc de Launay et al. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 2000.

  • Nietzsche, Friedrich. Humain, trop humain. Trad. Robert Rovini. Œuvres philosophiques complètes : III. Ed. Marc de Launay. Paris : Gallimard, 1988.

  • Nietzsche, Friedrich. Par-delà bien et mal. Trad. Cornélius Heim. Œuvres philosophiques complètes : VII. Paris : Gallimard, 1971.

  • Nietzsche, Friedrich. Œuvres philosophiques complètes : VI : Ainsi parlait Zarathoustra. Trad. Maurice de Gandillac. Paris : Gallimard, 1971.

  • Nietzsche, Friedrich. Écrits de jeunesse. Ed. Marc de Launay et al. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 2000.

  • Woolf, Virginia, Mrs. Dalloway. Trad. Marie-Claire Pasquier. Œuvres romanesques : 1. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 2012.

1  F. Nietzsche, « Schopenhauer éducateur », Considérations inactuelles, 594-595.

2 V. Woolf, Mrs. Dalloway. trad. Marie-Claire Pasquier. 1177 (la pagination dans l'original, suivie de celle de la traduction française, seront indiquées entre parenthèses dans le texte).

3 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 278, 223-224.

4 Ibid., 342.

5 Ibid., 166.

6 F. Nietzsche, Humain, trop humain, 56.

7 F. Nietzsche. Par-delà bien et mal, 43-44.

8 Ibid., 37-38.

9 Ibid., 38.

10 Ibid., 38.

11 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, 345-346.

12 F. Nietzsche, Écrits de jeunesse, 814.

13 F. Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., 310.

14 Humain, trop humain, § 586, op. cit., 312.

15 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles. Œuvres 1, 503.

16  Ibid., 519.

17  Ibid., 571.

18 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 86.

19 Ibid., 86.

20 Traduction libre.

21  J. Lacan, Le Séminaire : livre XVI : d’un Autre à l’autre, 225.

22  Ibid., 225.

23  F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes : VI, 38.



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