Virginia Woolf parmi les philosophes
Chantal Delourme
Université Paris Ouest Nanterre
D'innombrables façons, l'œuvre de Virginia Woolf se situe dans la « compagnie » de cet exercice et ce champ de la pensée que l'on prête à la figure du philosophe. Mais cette évidence pour les lecteurs de son œuvre immédiatement trouve à se formuler sous la forme d'une question : comment pense l’œuvre de Virginia Woolf ? à quoi, dans les modes de son écriture, la spécificité de cet enjeu tient-il ? Ce fut cette question que le colloque organisé au lycée Henry IV à Paris en mars 2012, en collaboration avec le Collège International de Philosophie se donna comme tâche de déployer, de déplier. Placer l’œuvre de Virginia Woolf dans la « compagnie » des philosophes, selon cette détermination ouverte, relativement indécise mais délibérément non hiérarchique, que propose la préposition « parmi » sur les différentes valeurs de laquelle, d'entrée de jeu, Rachel Bowlby s'attarde dans son article, instituait une scène critique à la fois plurielle dans les angles d’approche qu’elle autorisait et singulière en sa détermination temporelle : elle permettait en effet de prendre acte, dans l’après-coup, des formes qui avaient été données à ce dialogue entre le texte littéraire et le discours philosophique dans la réception critique et philosophique de l’œuvre de Virginia Woolf et d’en réévaluer les effets de sens. Mais cette scène critique se donnait plus encore pour objet spécifique — et c’est en cela que se déterminait la singularité de cette occasion ̶ de cerner le régime de pensée propre à la poétique Woolfienne, dans le frayage même de son cours et de ses objets plutôt que dans la seule objectivation de ceux-ci. L’enjeu était double : il s'agissait en premier de prendre la part de l'héritage de cette articulation en rendant hommage aux nombreux et célèbres travaux qui s'étaient attelés à en définir certaines modalités. Nous voudrions à cette occasion dire en particulier notre hommage à l’égard de l’œuvre critique de S.P. Rosenbaum, décédé en mai 2012. Il avait accepté avec enthousiasme notre invitation, mais n’avait pas été en mesure de se joindre à nous lors du colloque. Nous remercions sa femme de nous autoriser à publier l’article qu’il nous avait fait parvenir. Mais, depuis ce geste d'hommage, il s'agissait également de renouveler la perspective critique sur l'œuvre de Virginia Woolf, en se démarquant des études formelles, féministes, idéologiques ou historicisantes qui ont fait l’histoire récente de sa réception critique pour se mettre à l’écoute de la force de proposition de pensée intimement liée aux modalités et effets d'une poétique singulière.
Un tel choix critique impliquait que le champ ouvert par cette préposition « parmi » ne devienne pas l’occasion d’assignation de places, ou d’objectivation de motifs (l’œuvre littéraire viendrait se subordonner aux œuvres philosophiques, ou bien les concepts philosophiques viendraient se reconnaître au miroir de l’œuvre littéraire, ou bien encore l’œuvre littéraire viendrait « dresser » des concepts) mais dessine en son orientation un champ asymétrique de mise en regard dont la portée heuristique pouvait se révéler singulièrement féconde. Le pari était qu'il permettrait de mettre en lumière soit un réseau d’échos à la croisée des deux discours, soit la pensée singulière que façonne une poétique sous l’éclairage d’une entre-explication avec certaines propositions philosophiques ou certaines modalités du discours philosophique dont en retour elle circonscrirait le champ. Cette orientation critique pouvait également prendre la forme d’une réversibilité temporelle. L’interrogation sur les dialogues que des philosophes tels que Paul Ricoeur, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Jacques Rancière ont entretenus avec l’œuvre de Virginia Woolf pouvait ainsi se retourner sous la forme d’une question : comment l’écriture de Virginia Woolf interroge-t-elle la pensée de Paul Ricoeur, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze ou de Jacques Rancière, comment son œuvre lit-elle aujourd’hui ces philosophes?
Le champ ouvert par la proposition « parmi » était donc plus à penser en termes de « parages » si, comme le suggère Jacques Derrida, se propose à travers ce vocable l'espacement d'une apposition : « ni conjonction, ni disjonction, ni équation, ni opposition, seulement une ponctuation marquant la pause avant que soit dit le désir d’une arête, d’un arrêt, d’une décision ferme. Espacement de ce que l’on pourrait ici nommer parage »1. Les articles recueillis dans ce volume sont à lire selon cette temporalité où le désir de lire « parmi », d'entre-interpréter, prolonge le suspens d'une pause, résiste à la discrimination des discours pour faire entendre au contraire, à travers leurs échanges, leur porosité, leur zone d'indiscernabilité indissociable d'un poïen idiosyncrasique. Il n'était pas exclu également que ce poïen, tout en étant, en son œuvre et en ses effets, exercice de la pensée, ne se range pas pour autant sous le vocable d'un discours philosophique, en sa visée conceptuelle et universalisante, mais ce faisant vienne en inquiéter les traits définitoires.
Plusieurs foyers convergeant autour d'une même problématique qui tisse dans son sillage divers réseaux contextuels et textuels, ont été ainsi mis en écho à travers les différents articles et ont fait la richesse de cet échange.
On peut retenir en premier ceux qui sont liés à la question du temps, à la fois à entendre comme l'ensemble des déterminations historiques, culturelles et épistémologiques au sein desquelles cet entretien entre l'œuvre de Woolf et la philosophie s'est trouvé façonné, mais aussi comme cette question du temps telle que les textes de Virginia Woolf la conçoivent, nous la donnent à penser, l'écrivent. Il n'est pas étonnant à cet égard que ce soit sous l'angle de cette question que l'œuvre de Virginia Woolf ait retenu l'attention de Paul Ricoeur, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze et Jacques Rancière.
La question du temps est alors abordée dans la façon dont elle est mise en œuvre et donc renouvelée par les formes narratives elles-mêmes. C'est ici que la lecture que Jacques Rancière propose de la « rationalité du roman » prend toute sa place, ne serait-ce que dans les déplacements qu'elle opère par rapport aux lectures de Paul Ricoeur ou Maurice Blanchot. Dans son approche des temporalités dissonantes, qui agencent les micro-unités narratives, il nous donne à entendre les répercussions des effets d'après-coup de la première guerre mondiale sur la pensée du temps dans le contexte moderniste, bien avant que cet ébranlement de la visée téléologique ne soit théorisé par Jean-François Lyotard, cette fois ci dans l'après-coup de la Shoah.
Mais plus encore, sa lecture fait état des ressources que mobilisent les poétiques modernes pour penser, en lien avec une appréhension singulière de la vie, une temporalité qui brouille les dualismes et invente, différemment pour chacune d'entre elles, un mode d'enchaînement. Celui-ci paraît à la fois objecter aux diverses lois tragiques et à leurs lignes de faille et entremêler l'hétérogène dans un flux de perceptions transpersonnelles, sans parvenir toutefois dans le cas de Virginia Woolf à embrasser toutes les expériences, ainsi que le souligne Jacques Rancière à propos de Septimus et de diverses tensions irrésolues dans le roman Mrs Dalloway. On pourrait dire que la proposition de pensée de Jacques Rancière lecteur de Virginia Woolf se met à l'écoute d'une raison poétique qui, en ce qu’elle bouleverse les logiques temporelles des formes narratives, place la fiction aux confins du philosophique, et éprouve, dans l'inter-prétation de l'une par l'autre, et les résonances et les limites de celle-ci. D'autres articles interrogent cette pensée qui s'élabore depuis les effets d'après-coup de l'histoire et dans la hantise de sa répétition, et font entendre, loin de tout système, la variété des formes ou des timbres temporels que propose l'œuvre de Virginia Woolf ainsi que leur résonance avec les pensées tantôt de Walter Benjamin, tantôt de Nietzsche, elles-mêmes engagées dans des contextes différents. Ainsi dans le roman Jacob's Room, hanté par le savoir tragique d'un inéluctable à venir qui, tel l'Ange de l'histoire, tord le temps, le futur, comme le montre Scott McCracken, ne se présentera que comme la prégnance compacte d'un « pari » qui, à la fois recèle les possibles et expose le temps, selon Walter Benjamin, à la fulgurance de la divination. A rebours du savoir tragique, se rêve ainsi encore le temps du possible, suspendu en sa vibration jusqu'au « dernier moment », avant que l'actuel ne tranche et n'impose sa loi.
Le temps est ainsi pensé comme un régime de forces et d’intensités conflictuelles, d’un agon incessant entre lignes de faille et relance d’un devenir. C’est ici que le tissage des échos que propose Isabelle Alfandary entre la pensée de la vie chez Nietzsche et l’écriture de celle-ci dans Mrs Dalloway livre toute son acuité. L'une comme l'autre sollicite un indécidable jeu entre « une » vie proposée en sa singularité et une pensée de « la » vie qui à la fois s’appréhende à travers elle et l'excède ; l'une comme l'autre s’entretient d’un savoir sur la mort et d’une hospitalité intime à son expérience. Mais le plus singulier c'est encore que l'articulation entre la poétique woolfienne et la pensée nietzschéenne prend en certains de ses traits le tour d'un paradoxe ; en effet si le frayage poétique de la vie à travers les formes du langage se révèle être résistance à la conceptualisation, ses traits et ses effets ne sont pas pour autant sans avoir des implications métaphysiques et éthiques. L'article d'Isabelle Alfandary nous permet d'en relier les enjeux à une pensée du temps puisqu'elle fait de la poétique de l'instant l'exposition renouvelée à « l'innocence du devenir ».
Mark Hussey, pour sa part, ouvre l'empan temporel de l'œuvre de Virginia Woolf en s'intéressant à ses derniers textes, parmi lesquels son roman inachevé Between the Acts, mais fait réentendre la hantise de la faille qui menaçait déjà dans son étau tragique la temporalité de Jacob's Room. Sa lecture s'attarde sur l'empreinte des poches de silence qui creusent les lieux et les œuvres d'art woolfiens, mais la dimension mémorielle qu'il leur prête relève leur mutité mélancolique. En cette conversion même qui, une fois de plus, convertit l'abîme en ressource temporelle, il entend une exigence de pensée propre au questionnement woolfien ainsi qu’en témoigne la question suivante: “What is the value of a philosophy that has no power over life?”2. L’interrogation sur le temps prend un autre tour dans l’article de Hillis Miller sur The Waves. L’anachronisme qu’il sollicite lorsqu’il compare les traits temporels des voix narratives de The Waves à une mémoire artificielle où seraient toujours déjà stockées les intensités de l’expérience et leurs tours linguistiques est un trope qui permet d’approcher différentes questions liées aux formes de l’impersonnel ou du hors-soi qui traverse les voix du récit et les textes woolfiens. S’y trouve également soulevée, tant dans les propositions de Virginia Woolf, dans des résonances philosophiques dont elles sont accompagnées que dans le geste critique de Hillis Miller lui-même, la question de la médiation de l’imaginaire.
Puis le questionnement s'oriente différemment, selon une perspective historicisante, dans les articles qui donnent l'occasion de prendre la mesure de la richesse et de la variété des échanges et réseaux par lesquels on peut retracer une généalogie de l'entretien entre Virginia Woolf et les philosophes. S.P. Rosenbaum, Ann Banfield, dans le sillage de leurs ouvrages qui avaient fait date, rappellent les formes qu'a prises cette compagnie de Virginia Woolf, au sein du Bloomsbury group, avec les philosophes de Cambridge ; ils font entendre l'insistance dans sa vie et dans son œuvre de la « présence invisible» de la figure du philosophe incarnée à la fois par son père et par les noms, parmi d'autres, de Henry Sidgwick, G.E Moore, B. Russell médiés par des rencontres, des lectures, des échanges. Présence saisie au vif des effets de contemporanéité, des débats intenses auxquels ils donnaient lieu, et dont les articles esquissent les pleins et les creux, l'empreinte tantôt tutélaire tantôt différentielle « contre » laquelle se fraye une pensée singulière. Dans l’article d’Ann Banfield, c’est autour des différents enjeux esthétiques et politiques des notions de « labeur » et de « loisir » que nous sont redonnés à entendre les échos divergents de ces débats contemporains, et la poétique woolfienne du « moment » en son brouillage du passif et de l’actif, de la production et de la réception, semble singulièrement propre à en déconstruire les oppositions.
Tout en prenant également acte du contexte de ces présences contemporaines mais aussi de la défiance de Virginia Woolf à l’égard des formes réifiantes de la pensée qu’elle rencontre sous leurs plumes, l’article de Christine Froula choisit, lui, de mettre en lumière un autre réseau d’échos circulant entre l’œuvre de Montaigne et la poétique mise en œuvre dans Mrs Dalloway. La rencontre des deux textes se fait à la faveur de ce qui rend inséparable un mode d’écriture et une pensée de la vie intérieure, comme processus fluide et devenir plutôt que comme institution d’objets. L’article propose alors de lire le nouveau paradigme esthétique qu’introduit le choix de « character-drawing » comme intériorité à la lumière de l’écriture de soi propre aux essais de Montaigne. Le geste critique de l’article, au-delà des multiples échos, donne également à entendre la différence des régimes discursifs puisque, dans Mrs Dalloway, l’intériorité est rendue à travers une régie mobile des voix.
Ce sont d’autres rémanences intertextuelles traversant la rhétorique des essais woolfiens que Rachel Bowlby suscite dans sa lecture de Modern Fiction. Elle y étudie la tessiture complexe des échos et des voix, passés et contemporains, à travers lesquels s’appréhendent les objets spéculatifs de l’essai « an ordinary mind », «an ordinary day ». Lu ainsi, l'essai se met à bruire de résonances qui, de Moore, à Locke, à Baudelaire ou à Freud, animent les objets de pensée dans l'épaisseur du temps ainsi que les divers discours, philosophiques, littéraires, psychanalytiques, qui s'y sont intéressés. La visée de l'essai, qui engage une exploration des formes de vie, dans des régimes et des registres divers, y est tout autant esthétique que spéculative et sa rhétorique mobile, plastique se fait performative de l’objet qu’elle vise.
Ainsi l’on voit que les enjeux esthétiques ne cessent de replacer la poétique woolfienne à la croisée de questionnements philosophiques, ne serait-ce que par l’intrication de ceux-ci avec l’histoire de la critique littéraire. Tout aussi variées qu'en soient les approches, elles soulignent toutes que demande à être prise en compte une force performative propre à cette poétique. Cela peut être en empruntant à un geste critique historicisant comme dans l’article d’Edna Rosenthal qui montre combien les préoccupations esthétiques de Virginia Woolf semblent s’écarter d’une continuité moderniste de la tradition critique aristotélicienne mais pour donner toutefois de singuliers échos aux pensées esthétiques qui, à la suite d’Aristote, prennent en compte la part de l’émotion, de l’affect. Edna Rosenthal rassemble ces modalités de l’affect sous le nom de « modern sublime » et montre combien elles opèrent par le biais d’un déplacement du concept aristotélicien de mythos à celui d’ethos qui, chez Virginia Woolf trouve dans le personnage sa forme d’art par excellence. Ainsi, la contextualisation de la poétique woolfienne au sein des grands moments de la tradition critique permet de saisir ce qui relève, dans Mrs Dalloway par exemple, d’une radicale redéfinition du sublime et, à travers lui, de « the art of fiction ».
Un deuxième foyer d'interrogation s'est dessiné autour de l'importance que prend dans la poétique woolfienne la question de la perception, à la fois pour la resituer dans différentes traditions philosophiques et pour dégager la singularité de la proposition woolfienne. Ainsi certaines lectures soulignent, à la faveur d'une résonance avec la pensée de G.E. Moore, une approche dualiste propre à une tradition idéaliste dans la rencontre du fait de conscience avec l'objet perçu, et en trouvent des échos dans la figure du philosophe tel que Mr Ramsay dans To the Lighthouse ou dans les formes narratives choisies par Virginia Woolf dans The Waves. Jacques Rancière quant à lui, efface cette dualité en soulignant le rôle des intensités au sein du sensorium dans la pensée du temps et dans les syncopes qui l'affectent. D'autres articles comme celui de Mark Hussey et de Naomi Toth montrent combien chez Virginia Woolf la perception est ce par quoi le champ de la pensée est interrogé : elle l'excède en sa première intensité vibratoire ou lorsqu’elle est habitée d’un affect muet, «the very jar on the nerves », « thoughts without words ». La mise en regard de la phénoménologie liée aux noms de Husserl et de Merleau-Ponty et de la quête artistique de Lily Briscoe dans To the Lighthouse permet à Naomi Toth d’aborder la mise en abîme de la création comme pensée sur la perception, et plus paradoxalement, sur ce qui dans la perception échappe et vient inquiéter l’ordre de la pensée. Que percevoir soit la condition qui fonde la possibilité de la connaissance et qu’il soit appréhendé dans son lien avec l’invisible esquisse les parentés entre discours philosophique et discours littéraire. Mais l’article s’attarde sur ce qui dans le contact immédiat qui fait l’objet de la quête de Lily Briscoe et dans le pouvoir d’un invisible lié à l’absence, ne peut se placer sous le sceau de concepts phénoménologiques trop liés à une maîtrise réflexive et à une pensée de la présence. Le discours littéraire vient à sa façon inquiéter les présupposés métaphysiques qui sous-tendent le discours philosophique.
C'est également sous l’angle de l’esthétique plutôt que de l’épistémologique que le questionnement peut être mené : la question est alors comment la pensée vient habiter l'image, comment des modes artistiques du visuel entrecroisent sensorialité et vie de l'esprit. Il arrive que certaines modalités du regard viennent néantiser et la vibration du sensible et la pensée qui lui et s’y donne forme : se fige alors l'aplat de ce qu'Eléna Gualtiéri appelle « the thoughtless image », véhicule mimétique des formes mortifères de l'aliénation et des prédications normées, tant dans l'instance sujet que dans celle de l'objet. Elle lui oppose « l'image pensive » telle que l'élabore Jacques Rancière, dont la dimension, esthétique cette fois-ci, tient à l'indétermination même et elle en trouve les traits dans les photographies insérées dans le texte d'Orlando. La contamination des régimes visuel et textuel, le jeu d'une ressemblance fictive, le visible comme attestation de l'indétermination sexuelle, la parodie d'une mimésis généalogique sont autant de jeux d'une indétermination qui prête à l'image sa force pensive et son efficace politique. Jusqu'à venir brouiller la différence entre « thoughtless image » et « image pensive ».
Ce dont témoigne également le recueil, c'est des enjeux divers qui peuvent être rapportés à la question de la subjectivité sous la forme de la conscience réflexive ainsi qu’à celle de son ouverture dans le champ de l'intersubjectivité. L’article de David Sherman renouvelle la réception critique des consonances philosophiques de ce questionnement en nous invitant à entendre, au-delà des échos kantiens, le pouvoir d’inquiétude qui lui est lié lorsque l’instance sujet, tentant de se saisir comme objet, pressent les limites et les formes d’altérité qui la bornent ou bien tente de les dépasser. Plus encore, il fait de cette inquiétude le ressort esthétique d’une phénoménologie du soi où se noue l’intersection entre philosophie et littérature. Les vertiges de l’introspection, les mises en abyme allégorisantes qui émaillent les textes sont autant de traits d’une esthétique singulière à laquelle David Sherman donne le nom de « self-alarm ».
En évoquant à quel point ce pouvoir d’inquiétude affecte, dans des modalités qui en répondent de façons très diverses, la scène de l’intersubjectivité, l’article de David Sherman apporte au sein des autres articles son éclairage propre. Au travers des différents articles en effet on retrouve les citations nombreuses et célèbres de Virginia Woolf qui portent sur l'avant-scène la question du soi dans sa relation à autrui, et, de façon plus originale encore, explorent ce que la poétique woolfienne, sous les traits de « odd affinities3 », nous invite à penser comme différents modes du hors-soi. A la fortune critique de ces citations et aux échos philosophiques qu'elles ont suscités et suscitent encore, ainsi que le rappelle Douglas Mao, on mesure que ce qui s'y joue inlassablement c'est une mise au soupçon, un brouillage d'un dualisme qui serait l'étayage même des concepts de « soi », d'« autrui », de « sujet » et d'« objet ». Ainsi les approches de Virginia Woolf de l'illimité du « soi », des modes de la survivance de l'expérience hors le soi, de modalités qui relèveraient du transpersonnel, font vaciller les différences entre expérience du soi et force de vie immanente et opèrent des glissements dans les déterminations que les termes véhiculent. Douglas Mao s'attache pour sa part à déployer les implications de « the unseen part of us » qui double mais aussi ouvre le champ de l'expérience phénoménale. Au travers des essais et de Mrs Dalloway, il poursuit la circulation de ce motif, montre combien il s'écarte des valeurs métaphysiques qui lui sont liées dans le contexte victorien, et fait entendre, jusque « parmi » d'autres figures du moment moderniste, la singularité de la proposition de pensée qui y est engagée chez Virginia Woolf, pour qui cet invisible est ressource d'une survivance transindividuelle au sein d'une vie immanente. « The unseen » alors est moins spectral qu'il ne fait lien et infini du vivant.
Ces enjeux, on le voit, peuvent relever de questions liées à l'épistémologie mais aussi à l'éthique tel que le propose l'article d’Elsa Högberg qui propose de lire l'éthique de la non-violence chez Virginia Woolf « avec » la pensée de Judith Butler. On peut alors mesurer l'écart entre les lectures séminales sur l'éthique que cite S.P. Rosenbaum lorsqu'il mentionne les œuvres de G.E. Moore et de Sidgwick, centrées sur un système positiviste de valeurs morales liées aux moyens et finalités de l'action et les approches contemporaines de l'éthique, parmi lesquelles celle de Judith Butler, qui font de l'expérience intersubjective, en certains de ses modes, le lieu de l’exposition à la violence et, en d’autres, de l’appel à la responsabilité. Dans le sillage de travaux récents, l’article révèle combien la poétique de l’intériorité, loin d’être le trait d’un solipsisme moderniste, est le noyau même d’implications éthiques et politiques. Non seulement en ce qu’elle serait site d’une mise en crise, mais en ce qu’elle œuvre à une véritable force de proposition : l’expérience de l’altérité comme une exposition réciproque à laquelle Judith Butler donne le nom de vulnérabilité y est lue comme levier critique contre l’assertion d’une autonomie subjective et plus encore comme condition même de l’éthique.
Mais peut-être faut-il encore déplacer le lieu de l'exercice de la pensée dans l'œuvre de Virginia Woolf, resserrer la focale d'une certaine façon non pas tant pour cerner et saisir un objet que pour suivre des déplacements infimes à même la langue, pour prêter écoute à ce qui se joue dans la façon dont la pensée se noue au défilé même du signifiant et à son ciselage de la langue. C’est ce que propose Jane Goldman qui suit les différentes valences des signifiants de l’animalité dans les textes de Virginia Woolf et les ouvrages de Jacques Derrida. Le brouillage de la frontière entre l’humain et l’animal permet ainsi de mettre en jeu des figures et des formes de la vie qui suscitent, jusque dans les hybridations sémantiques et syntaxiques de la phrase, des devenirs-animal mineurs et inquiètent le paradigme anthropologique et ses implications politiques. Mais les lectures croisées que l’article propose et interroge (entre autres, Jacques Derrida lisant Virginia Woolf lisant Daniel Defoe) font également entendre les élisions, les réécritures et les déterminations sourdes qui orientent et les textes et leurs lectures. Les signifiants de l’animalité, de la violence ou du devenir qui leur serait liés, sont ainsi pris sur et rendus à un réseau textuel qui ne cesse de relancer la question de l’interprétation du seuil qu’ils instituent ou indécident. Quant à l'article de Marie-Dominique Garnier, il suit, par le biais de la métaphore sartoriale, l’alliance entre la poétique de Virginia Woolf et les concepts de Deleuze, via les textes de Thomas Carlyle. Le ressort esthétique de la mise en crise de la représentation, l’ouverture de l’identité sur ce qui la déborde, l’excède instituent dans une trame littéraire ce que Deleuze et Guattari désignent eux par les concepts de plan d’immanence, d’héccéités, de devenirs. Mais c’est aussi un autre régime esthétique qui s’éprouve par le biais de cette « philosophie des devenirs », puisque l’écriture même y devient expression, circulation d’une vie immanente sous forme d’infimes intensités et d'infinies métamorphoses.
Il apparaît alors plus que jamais que c'est en ce qu'elle pense (avec) la langue et suscite en elle d'inépuisables effets ou sa force d'événement que la poétique Woolfienne dialogue avec la philosophie, non pas depuis un dehors mais en faisant entendre combien affecter la langue, donner à entendre qu'elle est plus d'une, est indissociable de l'œuvre de pensée. Au travers des différents articles, on perçoit combien c'est en tant que la langue est affectée de brouillages ou de ruptures syntaxiques, de rythmes, du frayage figural même du signifiant qu'elle se donne pour proposition de pensée voire pour pensée en son cours. C'est ainsi dans une crise entretenue du langage qui parfois emprunte à une résistance à celui-ci, dans l'usage de l'explétif, de la parataxe (Isabelle Alfandary), de l’indétermination des articles, des temps, des noms propres (Marie-Dominique Garnier) que se jouent à la fois une mise en cause de présupposés métaphysiques et pourtant tout autant une résistance au conceptuel. La phrase s'écrit tantôt dans le jeu d'indéterminations vives tantôt sur l'arrête d’intensités dont elle cisèle la grammaire ou les glissements phonémiques dans la matière de la langue : en cela elle s'expose à l'imprévisible et met en jeu, dans l’événement même de son dire, l'innocence de son devenir.
Virginia Woolf elle-même nous propose de figurer ce penser indissociable du devenir-autre de la langue dont le roman se fait le lieu dans les termes suivants :
[…] Quand la philosophie n'est pas consumée dans un roman, quand on peut souligner telle phrase avec un crayon, ou découper telle exhortation avec une paire de ciseaux et la coller ensuite au sein d'un système global, on peut dire alors sans risque qu'il y a un problème avec la philosophie, ou avec le roman, ou avec les deux4.
En cette compagnie ainsi figurée, s'énonce un devenir de la philosophie tout autant que du roman.
1 Jacques Derrida, Parages, Galilée, 2003, 166.
2 Virginia Woolf, Diary 5, 340.
3 Virginia Woolf, Mrs Dalloway (1925), New York, Harcourt, 1990, 152.
4 Virginia Woolf, The Second Common Reader, 1932, éd. Andrew McNellie, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1986, 233-234.