De Derrida à Lacan : une phénoménologie sans réserve

Bernard Baas

Lycée Fustel-de-Coulanges, Strasbourg

  1. J'ai donc intitulé mon intervention : « De Derrida à Lacan : une phénoménologie sans réserve ». Comme on l'aura sans doute entendu, cette locution, « sans réserve », fait écho à l'essai que Derrida consacra à Bataille, en 1967, sous le titre : « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve », repris la même année dans L'Écriture et la différence1.

  2. On pourrait penser que « sans réserve » signifie simplement : « sans restriction ». Bien sûr, il y a de cela ; à cette différence près que c'est aussi et surtout « sans rien qui demeure en réserve ». Dans le contexte du commentaire que Derrida consacre à Bataille, et qui porte donc sur l'hégélianisme de Bataille, il s'agit de ceci : ce qui est mis en jeu dans la lutte à mort hégélienne (et en général dans l'exposition à la mort) est aussi ce qui est mis en réserve : c'est la conscience de soi, donc la présence et même la jouissance de la conscience se retrouvant auprès de soi. On sait que la logique de cette réserve est une logique économique, dont Derrida ne manque pas de filer toutes les métaphores : c'est une logique de l'épargne, puisqu'en épargnant le vaincu, le vainqueur amortit ce qu'il a investi dans la lutte et recouvre par là – comme dans l'épargne bancaire – les intérêts de ce qu'il a mis en jeu ; sa mise se convertit en gain, et ce gain est la conscience de soi du maître. Le texte de Derrida consiste alors à distinguer cette maîtrise de ce que Bataille appelle la souveraineté. C'est à cette souveraineté que s'applique le « sans réserve ». Et Derrida de montrer, avec Bataille, que la négativité à l'œuvre dans l'Aufhebung hégélienne est encore une « comédie2 » et qu'elle implique de « se rendre […] aveugle au sans-fond du non-sens dans lequel se puise et s'épuise le fonds du sens3 ». À l'inverse, la souveraineté requiert « une négativité radicale — il faut dire ici sans réserve — »4 ; et même plus : elle est cette négativité radicale et sans réserve qui suspend l'économie du sens, laquelle procède encore de l'économie restreinte c'est-à-dire de l'économie de la réserve. La souveraineté est donc, pour reprendre le mot de Bataille, la souveraineté de, dans et par la « dépense » du sens telle qu'elle advient dans le rire, dans l'érotisme, dans le sacrifice et — Derrida le montre en référence implicite à Blanchot — dans une écriture qui forcerait les lois du logos, c'est-à-dire aussi bien de la grammaire et de la conceptualité du discours philosophique.

  3. La question que pose cette souveraineté est bien sûr de savoir si le « sans réserve » n'implique pas encore une « réserve ». Bataille déjà reconnaissait qu'il n'est pas possible « de trouver la souveraineté en la cherchant »5. Derrida, lui-même, évoquant, dans Marges de la philosophie, son texte de 1967, parlait aussi de « l'économie générale […] tenant en réserve la non-réserve »6. Et Jean-Luc Nancy allait jusqu'à dire :

L'« hégélianisme sans réserve » que Derrida repérait chez Bataille ne peut pas ne pas être soumis, au bout du compte, à la loi hégélienne d'une réserve toujours plus puissante que tout abandon de réserve : la réserve, c'est-à-dire en fait la relève du Sujet, qui se réapproprie dans la présence — c'est sa jouissance7.

  1. Évidemment, cette dernière formule pourrait servir à initier un propos sur la relation de Derrida à Lacan. Ce n'est pourtant pas d'elle que je veux prendre ici mon départ, mais de cette autre formule de Derrida dans son essai sur Bataille, formule assertorique et, pour le coup, sans nuance : « la phénoménologie de l'esprit (et la phénoménologie en général [je souligne ] ) correspond à une économie restreinte8 » ; cela signifie que la phénoménologie — toute phénoménologie — correspond à une logique de la « réserve ». Le commentaire du texte de Bataille en fait la démonstration pour le cas de Hegel. En revanche, dans cet essai, Derrida n'argumente pas la généralisation de son assertion à « la phénoménologie en général ». Cette argumentation est à chercher — comme on sait — dans cet autre essai contemporain du premier : La Voix et le phénomène9, essai consacré cette fois à la phénoménologie de Husserl, mais dans lequel la référence à Hegel fait contrepoint au commentaire de Husserl. La déconstruction qu'opère alors Derrida tend à remarquer — c'est le mot juste — le phono–centrisme auquel n'échappent ni la phénoménologie husserlienne, ni la phénoménologie hégélienne. Dans les deux cas — j'allais dire : dans ces deux versions de la « phono–ménologie » —, il y va d'une métaphysique de la présence à soi du sujet dans le régime de la voix, d'une certaine voix, présence à soi qui fait la « réserve » à laquelle est irrémédiablement attachée la phénoménologie.

  2. A ce traitement derridien de la voix, je voudrais ici confronter la thèse de Lacan sur la voix, en tant qu'elle s'excepte de cette métaphysique sans pour autant – je crois – se démarquer totalement de la phénoménologie, donc en tant qu'elle peut être lue comme ce que j'appelle ici une « phénoménologie sans réserve ».

 

  1. Précisons d'abord que, dans le titre de l'ouvrage La Voix et le phénomène, la voix ne désigne pas simplement la réalité phonématique — même si, comme telle, elle est l'un des « objets temporels immanents » auxquels s'intéressait Husserl — ; elle n'est donc pas le phénomène phonématique ou la voix phénoménale, mais une autre voix, déduite de celle-ci, une voix intérieure à la conscience et constitutive de l'intentionnalité par laquelle la conscience vise la signification des phénomènes en tant que phénomènes de conscience. Le phénomène ainsi visé est tout à la fois intérieur à la conscience et extérieure à elle puisqu'il ne se confond pas avec elle. Cette ambivalence est justement constitutive du mot, du signe linguistique, non comme entité phonématique mais comme image acoustique, donc comme signifiant (au sens saussurien de ces termes). Derrida ne manque pas de rappeler ce qui rapproche ici Husserl de Hegel qui disait déjà que « seul le mot nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis10 ». C'est dire que, dans le discours silencieux qu'elle déroule en elle-même, la conscience saisit les significations comme objets noématiques et, en même temps, elle se saisit elle-même dans l'opération noétique en tant que voix intérieure, donc silencieuse. Cette voix intérieure, cette « voix qui garde le silence » (comme le dit le titre du chapitre VI de La Voix et le phénomène11) est cette voix que Derrida nomme la « voix phénoménologique12 », en tant que distincte de la voix phénoménale. C'est donc par ou plutôt dans cette voix que la conscience s'actualise en tant que telle, c'est-à-dire — selon la définition même de Husserl — en tant qu'elle est à la fois conscience de quelque chose et conscience de soi. La conscience se perçoit elle-même comme sa propre voix ; Derrida est donc fondé à conclure : « la voix est la conscience13 ».

  2. Et on aura compris que sa lecture entend ainsi déconstruire ce qui de la réduction phénoménologique conduit à la réduction transcendantale et donc à l'ego transcendantal comme conscience pure de toute détermination empirique. Mais cette déconstruction est d'abord une critique de l'illusion dont procède la prétendue présence à soi de la conscience dans la voix phénoménologique. Du reste, cette critique s'appuie sur les réflexions de Husserl lui-même lorsqu'il laissait entendre que, si le sujet se constitue dans le flux de ses perceptions et de ses représentations, il ne peut toutefois jamais s'appréhender dans l'instantanéité d'un présent. Car, en toute rigueur, ce n'est que dans l'après-coup de la rétention que le sujet peut se viser comme ce qui était présent dans sa représentation. Si la temporalité procède ainsi de la modification rétentionnelle, cela signifie que, à chaque moment de la parole silencieuse que déroule la voix phénoménologique, la conscience ne peut se viser que dans ce qui précède et n'est déjà plus. Le sujet comme présence à soi de la conscience vient toujours trop tard. Bel effet de Nachträglichkeit, dirait l'autre… Mais c'est aussi dire que la conscience est toujours déjà affectée par la différance (à l'écrire avec un petit a). Derrida précise : « Le soi du présent vivant est originairement une trace14 ». Pour que ce soi ne soit pas une trace (autrement dit : pour qu'il soit sans différance ou — comme dit encore Derrida — sans « écriture »), il faudrait que ce soi du présent vivant soit un soi mort. Et comme ce soi de la présence à soi n'est autre que la voix phénoménologique elle-même, Derrida peut reformuler son propos : « une voix sans différance, une voix sans écriture est à la fois absolument vive et absolument morte15 ». Tel est, en quelque sorte, le point d'impossibilité sur lequel vient buter la thèse husserlienne ainsi déconstruite.

  3. Cette impossibilité n'est, du reste, pas sans rapport avec l'impossibilité de la vie souveraine que Derrida souligne dans le texte de Bataille sur Hegel, la mort et le sacrifice. Certes, on pourrait penser que je vise par là ce passage du commentaire de ce texte par Derrida, où il est question de la « nécessité de l'impossible » qui serait de « dire dans le langage de la servilité ce qui n'est pas servile » ; à cette fin, il faudrait – commente Derrida – « trouver une parole qui garde le silence »16. Mais cette parole n'est évidemment pas à confondre avec la « voix qui garde le silence » ; celle-ci est la condition de la vie de la conscience — autrement dit : le transcendantal du phonocentrisme — ; celle-là, au contraire, annonce l'écriture comme forçage du logos philosophique. Ce n'est toutefois pas là seulement ce que je vise comme rapport entre le point d'impossibilité de la thèse de Husserl et l'impossible souveraineté dont parle Bataille ; ce rapport concerne d'abord ce que dit le titre de l'essai de Bataille : Hegel, la mort et le sacrifice. En effet, Bataille montre comment l'enjeu du sacrifice serait, pour le sacrifiant, de vivre sa propre mort, ce qui est l'impossible même. Or c'est cette impossibilité même qui fait aussi l'enjeu de la métaphysique hégélienne, comme le montre Derrida :

Puisque la présence pleine a vocation d'infinité comme présence absolue à soi-même dans la con-science, l'accomplissement du savoir absolu est la fin de l'infini qui ne peut être que l'unité du concept, du logos et de la conscience dans une voix sans différance.

  1. Et Derrida ajoute : L'histoire de la métaphysique est le vouloir–s'entendre–parler absolu. Cette histoire est close quand cet absolu infini s'apparaît comme sa propre mort17. » Reste donc à prendre acte de cette impossibilité sur laquelle vient buter, en effet, « la phénoménologie en général » (hégélienne et husserlienne) et à essayer de penser au-delà de toute assurance de la présence, donc aussi bien à forcer les limites du logos philosophique, y compris le logos phénoménologique.

 

  1. C'est peut-être ce forçage qu'accomplit, à sa manière, Lacan. On pourrait le montrer à bien des égards ; mais je me limiterai ici au motif de la voix. Tout d'abord, il n'est pas indifférent que la leçon de Lacan sur la voix, dans le Séminaire sur L'angoisse, prend justement son départ d'une remarque sur le sacrifice. Certes, le prétexte de cette remarque n'est pas Bataille, mais Théodore Reik. Toutefois, comme chez Bataille, se trouve ici soulignée la dimension d'inquiétante étrangeté qu'implique le sacrifice ; dans le cas présent, cette Unheimlichkeit concerne principalement l'usage du shofar que le rituel juif fait résonner en souvenir du sacrifice d'Abraham. On sait que cette voix du shofar sera, pour Lacan, le protype de la voix comme objet a en tant qu'elle revient de l'Autre sur le sujet. Mais je laisse de côté cette référence au shofar pour m'intéresser justement à la voix comme objet a, donc à cet objet-voix tel que Lacan le construit dans ce Séminaire. De cet objet voix (ou de cette voix-objet), Lacan dit qu'elle est « détachée de son support », donc distincte de la sonorité vocale ; il faut – dit-il encore – la «détacher de la phonématisation comme telle18 ». C'est donc une voix silencieuse qui, comme telle, peut être rapprochée de ce que Derrida appelait la « voix phénoménologique », « la voix qui garde le silence » ; peut-être même pourrait-on dire que les choses se présentent ici comme si Lacan suivait jusqu'en ce point la lecture de Husserl par Derrida. Mais ce n'est pas si simple que cela. Car le texte de Lacan avance, dans le même temps, cette formule paradoxale et même en quelque sorte oxymorique : « la voix, en tant que distincte des sonorités […] résonne19 ». Quelle peut donc être cette résonance sans sonorité ? Pour résoudre le paradoxe, il faut faire un pas supplémentaire, un pas au-delà de la voix phénoménologique et donc poursuivre d'une certaine manière la réduction phénoménologique, mais dans une direction autre que celle de Husserl telle que l'a suivie sa déconstruction par Derrida.

  2. Je m'explique. La voix comme objet-voix, comme objet a, n'est pas la voix phénoménale. Elle n'est donc pas ce que laisse entendre la parole vocalisée. Pour autant, elle n'est pas non plus la parole intérieure que déroule la voix phénoménologique silencieuse. Mais elle est le produit de la soustraction du discours à cette parole silencieuse. Elle est donc la voix phénoménologique déliée de tout contenu discursif. Mais cette déliaison n'est possible qu'à partir de la liaison. Si c'est bien de l'Autre que le sujet reçoit la langue et donc son statut de parlêtre, la voix est, dans et de ce que le sujet reçoit de l'Autre, la part non-discursive. En quoi la voix (comme tout objet a) est ce qui revient de l'Autre sur le sujet. C'est pourquoi Lacan précise que c'est « dans le vide de l'Autre20 » que la voix, en tant que distincte des sonorités, résonne. Cette résonance encore énigmatique, cette résonance non sonore, constitue donc le fond non discursif sur le lequel advient le discours ou aussi bien la parole silencieuse, et sans lequel ce discours ou cette parole n'adviendrait pas. Elle est donc la condition de possibilité a priori de toute parole, même silencieuse, donc condition de possibilité a priori de la voix phénoménologique ; à ce titre, on peut la qualifier de résonance transcendantale. Et donc on doit la distinguer de ce dont elle est ainsi le transcendantal. C'est dire que la voix ici visée n'est pas seulement, en tant que non sonore, voix silencieuse — cela définit la voix phénoménologique —, mais aussi, en tant que pure résonance, voix muette, voix déliée de tout discours. On comprend bien par là la fameuse définition que J.-A. Miller en a donnée : « la voix est ce qui ne peut pas se dire21 ». En tant que silencieuse et muette, cette voix comme pure résonance est donc inobjectivable.

  3. On peut toutefois en faire entendre quelque chose. Je me permets de reprendre ici une explication que j'ai déjà donnée ailleurs22 : si l'on énonce une phrase - par exemple, la phrase suivante : « Pierre est allé.... ». Silence. Mais on entend bien que ce silence n'est pas rien ; bien qu'il ne dise rien, ce silence fait entendre toute la dynamique de l'énoncé : « Pierre est allé... » ; mais où est-il allé ? chez qui est-il allé ? ou qu'est-il allé faire ? Bref, il faut une suite ; sinon ça ne veut rien dire. Mais justement, cette dynamique du silence qui appelle la suite de l'énoncé, voilà ce qu'est cette pure résonance, cette résonance non sonore. Elle est aussi bien manifestée par l'écriture dans ce que nous appelons, non sans raison, les points de suspension : « Pierre est allé... » — trois petits points. Dans ce vide du discours est maintenue, en suspens, la dynamique du discours. Telle est cette pure résonance, cette résonance pure de toute sonorité. C'est le silence en attente de la continuité de la phrase ; autrement dit — pour reprendre ici quelque chose de la conceptualité husserlienne —, c'est le flux de l'énonciation, mais vide de tout contenu, c'est la pure résonance où rien d'autre ne résonne que la résonance elle-même.

  4. Cette pure résonance, ici illustrée par une simple phrase interrompue (mais on pourrait en donner d'autres figurations, notamment dans la situation analytique, lorsque l'analysant, pétrifié dans son silence, entend la pure résonance, la pure voix, qui lui enjoint de parler alors même que rien ne lui vient à dire), — cette pure résonance n'est donc pas la résonance sonore de la voix phénoménale ; mais elle est la résonance absolument silencieuse et donc aussi muette de la voix phénoménologique. La pure voix, la voix dans sa pureté essentielle, n'est rien d'autre que cette résonance. Et cette résonance rend possible la liaison des mots, c'est-à-dire la continuité de la chaîne signifiante ; elle est le transcendantal du flux énonciatif dont se soutient l'énoncé. Elle ne saurait donc être confondue avec l'énoncé. Elle est plutôt une pure énonciation sans énoncé.

  5. Mais, avant même d'évaluer les conséquences de cette conclusion, je voudrais souligner que, jusque là, la démarche analytique de Lacan, ou plutôt la construction par Lacan de son concept de voix comme objet a s'inscrit dans la logique de la déconstruction derridienne de la phénoménologie de Husserl. Dans les deux cas, en effet, et malgré ce qui par ailleurs les distingue (et sur quoi je vais revenir tout de suite), il s'agit de suivre la réduction de la voix phénoménale à la voix phénoménologique ; mais, là où Derrida en vient à l'impossible qui fait la butée de la thèse de Husserl (et aussi bien de Hegel), Lacan poursuit la réduction phénoménologique jusqu'à isoler, en quelque sorte, la voix comme pure résonance ou comme énonciation sans énoncé. Autrement dit : loin de congédier la phénoménologie, la démarche que je crois pouvoir deviner dans la réflexion de Lacan consiste à tenir le pari phénoménologique le plus loin possible, à poursuivre la réduction au-delà de la voix phénoménale et au-delà de la voix phénoménologique, jusqu'à ce point où la voix se défait de sa liaison au discours, pour n'être plus que voix déliée de tout contenu discursif23. En ce sens, on peut bien qualifier la démarche de Lacan de « phénoménologie sans réserve », à l'entendre d'abord comme phénoménologie sans retenue. Mais on peut et on doit aussi l'entendre au sens où cette réduction ainsi poursuivie ne conduit pas, contrairement à ce que Husserl pensait pouvoir en gagner, à l'hypostase du sujet comme présence à soi. Car le sujet n'est plus ici mis en « réserve », comme ego transcendantal ; il est le sujet barré du désir ($) qui ne se soutient que de son impossible rapport à soi, puisque l'objet–voix auquel il se rapporte, loin de permettre au sujet de s'objectiver pour s'approprier lui-même, est au contraire objet inobjectivable ; inobjectivable et non-spécularisable, de sorte que le « rapport » du sujet à cet objet est tel qu'il interdit justement au sujet de s'y rapporter à lui-même (c'est cette impossibilité que fixe le mathème du fantasme : $ ◊ a).

  6. Sans doute n'est-il pas inutile de rappeler ici qu'en tant qu'objet a la voix procède de la Chose ; elle est cet objet chosique qui ferait la jouissance du sujet s'il n'en était pas irrémédiablement séparé du fait de son aliénation à la langue. Elle est la part chosique, la part de jouissance, qui ne cesse d'insister dans la chaîne signifiante sans jamais être un élément de cette chaîne et qui donc, en vertu de son statut transcendantal, assure la continuité du flux énonciatif, et cela jusque dans les intervalles entre les signes, c'est-à-dire là où rien ne se dit, mais où quelque chose — littéralement — s'inter-dit dans le silence. Comme la Chose, la voix est, pour le parlêtre, à la fois sa ressource et sa menace. Car elle ne cesse d'inscrire dans le sujet l'écart entre la parole et la jouissance qui est aussi abolition ; autrement dit : l'écart entre la voix signifiante, où le sujet se manque toujours lui-même, et la voix chosique dont on peut bien dire, là aussi, qu'elle est à la fois « absolument vive et absolument morte ». Absolument vive, parce qu'elle serait la parousie du sujet dans la pure présence à soi ; absolument morte, parce qu'elle-même et le sujet s'aboliraient dans cette coprésence fusionnelle.

 

  1. Phénoménologie sans réserve : cela signifie que, si la démarche de Lacan procède, à sa manière, d'une certaine « phonoménologie », elle ne conduit pas pour autant à une nouvelle version de la métaphysique de la présence. Le « sans réserve » de Lacan n'est pas la souveraineté qui fait l'horizon de la phénoménologie hégélienne lue par Bataille. À cet égard, la remarque de Nancy que je citais en introduction appellerait ici une correction. Même le « sans réserve » — disait-il — implique encore une réserve qui est la relève du sujet se réappropriant dans la présence, réappropriation qui fait sa jouissance. Certes, c'est aussi la jouissance qui est en jeu dans la thèse de Lacan ; mais cette jouissance, en tant qu'impossible, n'est justement pas la réappropriation dans la présence, elle n'est pas la relève du sujet. Aucune réserve, donc, même inavouée ou subreptice, dans la non réserve lacanienne.

  2. Et c'est en quoi ce que j'appelle ici la phénoménologie sans réserve de Lacan est aussi traversée de la phénoménologie et même — pour répéter ici la formule de Derrida — traversée de la « phénoménologie en général ». Sans doute, la déconstruction est-elle aussi une telle traversée. Et, d'une certaine façon, les deux traversées ouvrent à une même question, celle que Derrida posait à partir de Bataille : c'est la question de savoir comment transgresser l'économie du sens, comment s'émanciper du régime discursif du sens, ou — pour reprendre la formule déjà citée — comment faire avec « le sans-fond du non-sens dans lequel se puise et s'épuise le fonds du sens ». Et, pour Derrida comme pour Lacan, cette question engage un nouveau rapport à l'écriture. Mais, c'est justement en ce point qu'advient la divergence radicale entre Derrida et Lacan, entre déconstruction et psychanalyse — divergence que je me permets de contracter au plus court : d'un côté, l'écriture requise par la souveraineté, donc comme rapport à l'impossibilité ontologico-existentielle de vivre et même de penser sa propre mort ; de l'autre, l'écriture requise par ce que Lacan appellera l' « ab-sens », c'est-à-dire l'impossibilité du rapport sexuel. Dans les deux cas, la phénoménologie ne sera plus qu'un lointain souvenir.

Bibliographie

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  • Nancy, Jean-Luc. La Communauté désœuvrée. Détroits. Paris : Bourgois, 1986.

1 J. Derrida, « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve », L'Écriture et la différence,  369-407.

2 Ibid., 378.

3 Ibid., 377.

4 Ibid., 380.

5 G. Bataille, Hegel, la mort et le sacrifice, 42.

6 J. Derrida, Marges de la philosophie, 20.

7 J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, 62-63.

8 J. Derrida, « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve », 399.

9 J. Derrida, La Voix et le phénomène, 1967.

10 Cf. G.W.F. Hegel, Philosophie de l'esprit, add. § 462, 560.

11 J. Derrida, La Voix et le phénomène, 78.

12 Ibid., 85.

13 Ibid., 89.

14 Ibid., 95.

15 Ibid., 115.

16 « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve », op. cit., 385.

17 J. Derrida, La Voix et phénomène, 115.

18 J. Lacan, Le Séminaire X, L'Angoisse, 288.

19 Ibid., 319.

20 Ibid., 318.

21 J.A. Miller, « Jacques Lacan et la voix », 183.

22 Cf B. Baas, « Lacan, la voix, le temps », 149 à 253.

23 Cf. B. Baas, La Voix déliée.



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