Au-delà du paradoxe…

Marc Amfreville

Université Paris IV Sorbonne

  1. Il convient sans doute de commencer par s'expliquer sur un titre, sans doute inattendu alors que le présent article se propose de revenir sur Le Verbier de l'Homme aux Loups et les rapports de connivence qu'entretient à l'évidence avec ce texte, la préface « Fors », signée par Jacques Derrida. Il s'agit néanmoins de mettre en lumière un étonnement devant certains aspects des relations que nouent ces deux écrits, et de les confronter ensemble ou tour-à-tour aux réflexions antérieurs de Freud sur le célèbre cas de l'Homme aux loups. Tout en souhaitant conserver quelque chose de la perplexité initiale que fait naître cette confrontation, on tentera de la dépasser pour esquisser les liens qui unissent Derrida à Freud par-delà le l'essai d'Abraham et Törok.

  2. « Au-delà du paradoxe », une amorce qu’à bon droit on pourrait même développer : « En ce lieu où les deux sens du mot paradoxe se rejoignent ». Dans son sens proche de l’étymologie, paradoxe indique un écart par rapport à la norme, para-doxa, avec pour effet un inattendu, implicitement porteur de vérité. On peut d’abord être dérouté par l’affirmation poétique de Wordsworth selon laquelle « l’enfant » serait « le père de l’homme », mais on est par avance conscient qu’un autre ordre de sens est convoqué qui invite au dépassement de l’apparente incongruité, ici chronologique. Dans son acception logique et rhétorique cependant, « paradoxe » parle de l’irréductibilité des contraires. Il y a violence dans l’oxymore qui constitue le paradoxe, et cette coprésence des divergences et des antinomies dit leur irréductibilité. Le Crétois est menteur et il ne ment plus quand il dit que tous les Crétois le sont. La logique est défiée, dépassée parce qu’indépassable. Plus proche de nos préoccupations, Paul-Claude Racamier résume le paradoxe d’un jeune schizophrène en disant qu’il « ne pouvait vivre qu’en se suicidant1 ». L'auteur débouche sur la définition suivante :

Un paradoxe est une formation psychique liant indissolublement entre elles et renvoyant l’une à l’autre deux propositions, ou injonctions, inconciliables et pourtant, non opposables2.

  1. Pris ensemble, ces divers sens du paradoxe ont guidé les réflexions qui vont suivre et constituent, je tenterai de le montrer, un trait d’union entre Freud, Abraham et Törok, et Derrida, tel qu’il serait de nature à interroger le lien et les différences qui nous occupent entre psychanalyse et déconstruction.

  2. Rappelons dès l'abord plusieurs écarts, plusieurs distances en abyme, pour cerner la difficulté d’une entreprise critique qui entend revisiter — une fois de plus — un des textes des plus célèbres de Freud. Tout d’abord « L’Homme aux Loups » est un récit de cas, mais n’est pas un récit de cas. Freud reçoit en effet ce patient alors qu’il est jeune adulte, et c’est pourtant seule sa névrose infantile qu’il se propose de relater, névrose que Freud présente étrangement comme résolue quinze ans plus tôt, comme si elle était sans rapport avec les troubles présents qui amènent Serguéi Pankejeff à consulter, ou du moins comme s’il se refusait « la possibilité de mettre au jour le lien rattachant la maladie infantile à la maladie ultérieure et définitive3 ». On ne s’étonnera pas — mais on s’en étonnera tout de même, sur un autre plan — que Freud passe par exemple sous silence dans le récit des impressions initiales qu’il confie par lettre à Ferenczi et que reprend Ernest Jones dans sa biographie du père de la psychanalyse, d’un transfert massif et immédiat dès la première séance qui conduit le patient à réclamer à son analyste de se livrer avec lui à des pratiques homosexuelles d’ordre sadique-anal4. On songe ici irrésistiblement aux suppressions du même ordre qu’opère Freud entre son Journal clinique5 et le cas publié de « L’Homme aux rats », qui toutes vont dans le sens de pareille atténuation de la violence verbale la plus extrême. On remarque incidemment que cette réminiscence est absente de « Mes Souvenirs sur Freud » par l’Homme aux Loups6

  3. Seconde distance, manifeste, induite par la nature même du travail d’Abraham et Törok. Explicitement, Le Verbier de l’Homme aux loups se donne à lire comme une construction, une fiction, et même une traduction (prenant en compte ici ce que ce mot suppose de parenté paranomastique avec la trahison, traduttore, traditore). Avec une honnêteté scrupuleuse, les auteurs soulignent la différence entre leur activité de psychanalystes-lecteurs et celle d’un thérapeute engagé dans l’écoute en présence, et le caractère irremplaçable, dans son inassimilation à tout autre schéma duel, du transfert/contretransfert. Et pourtant, ne sent-on pas poindre, mais nous y reviendrons, dans le moment même où s’affirme cet écart, cette réponse à l’objection princeps qui ne peut pas ne pas naître chez tout analyste à la lecture de leur essai, la volonté de gommer la différence entre séance et lecture — qui serait pourtant de nature à effacer la spécificité cardinale de l’espace analytique ! « Cinq années… la durée moyenne d’une analyse. Nous venons de les passer en compagnie de l’Homme aux loups7. » Et un peu plus loin « la répétition prolongée des séances fut remplacée [je souligne] par de nombreuses relectures8 ». (On peut d’ailleurs d’emblée s’interroger sur cette idée, tellement contraire à l’expérience de la cure, où précisément rien ne se répète sans au minimum d’infimes et signifiantes modifications.) Ce n’est pas, je pense, tomber dans l’hagiographie freudienne que de remarquer combien il s’agit avant tout pour Abraham et Törok de se présenter sur un mode légèrement mégalomaniaque comme ayant mis au jour ce que Freud n’avait pas su entendre. Pire, ou mieux, comme on voudra, la référence (à la découverte cruciale de l’anglophonie infantile, cheville ouvrière de leur réinterprétation), nous disent-ils, était présente dans le récit initial du cas, mais, comprend-on, le « Maître » n’en aurait pas tiré parti, il serait passé à côté.

  4. Dès lors, Abraham et Törok pouvaient simultanément se lancer dans ce qu’ils appellent la « construction d’une hypothèse9 » dont aucune prudence oratoire, précédente ou ultérieure, ne saurait dissimuler la nature triomphante : « Nous tenions l’interprétation du cauchemar aux loups. Mieux. L’ensemble des productions oniriques ou symptomatiques devenait accessible10 ». L’immodestie n’étant jamais mieux dissimulée que par son exhibition, en un mécanisme somme toute comparable à celui dont Poe et la Lettre volée nous ont rendus familiers, les auteurs posent la question suivante : « Allions-nous nous reposer sur nos lauriers11 ? » Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de discréditer la trouvaille — l’idée d’une scène traumatique centrale, encryptée —, mais comme annoncé, de mesurer une distance : celle que prennent Abraham et Törok d’avec le père de la psychanalyse, et celle donc, qu’on peut être amené à prendre d’avec une entreprise qui a précisément les limites qu’elle dénonce tout en reléguant de facto au second plan l’objection fondamentale de construction hors de l’espace analytique.

  5. Dernière distance, celle que ne prend paradoxalement pas Derrida avec ce Verbier qu’il préface et publie. Tout se passe comme si, lié d’amitié qu’il est avec les auteurs comme il donne à comprendre lui-même, il s’était résolu à écrire sans trop y croire, en n’exerçant qu’a minima son regard critique, ou plutôt comme si, convaincu de l’importance du texte en soi, il avait décidé de passer outre — ou au moins rapidement sur — ses propres objections. Il commence, comme souvent dans ses incipit, presque désinvolte, par « Qu’est-ce qu’une crypte ? Et si j’écrivais sur elle12 ? » Et d’ajouter : « Tout le mal d’une préface, je l’ai déjà dit ». Plus avant, s’il parle de « la respiration vivante de l’amitié », c’est pour avancer l’historique de réserves qu’en fait, il n’exprime qu’à mots couverts, reprochant à Abraham de rester du côté d’une métaphysique de la présence et de l’authenticité, plutôt que de saisir ce qui en Husserl va le conduire lui à la déconstruction. Derrida retrace, semble-t-il à regret, ce qui a peu à peu amené Abraham à tourner le dos à la phénoménologie. À partir de L’Écorce et le noyau (1968), ce dernier marque l’hétérogénéité des démarches, d’un geste que Derrida qualifie de « coupant13 » mais qu’il excuse presque en le présentant comme tenant à l’hétérogénéité elle-même. Plus avant, alors qu’il aurait depuis ses propres positions toutes les raisons de critiquer la proposition d’anasémie que fait Abraham — l’idée même d’une « origine », d’une « source du sens » —, Derrida se contente de décrire sans commentaire le programme anasémique, dont il importe d’ailleurs de relire la définition dans L’Écorce et le Noyau pour comprendre les enjeux du Verbier :

Prenons n’importe quel vocable introduit par Freud, qu’il l’ait forgé ou qu’il l’ait emprunté à la langue, savante ou familière. À moins d’être sourd à son sens, l’on est frappé par la vigueur avec laquelle, dès sa mise en rapport avec le Noyau inconscient, il s’arrache littéralement au dictionnaire et au langage. […] Le langage de la psychanalyse ne suit plus les tournants et les tournures (tropoï) du parler et de l’écriture habituels. Plaisir, Ça, Moi, Économique, Dynamique ne sont pas des métaphores, métonymies, synecdoques ou catachrèses, ils sont par la vertu du discours, des produits de dé-signification et constituent des figures nouvelles, absentes des traités de rhétorique. Ces figures de l’antisémantique, d’autant qu’elles ne signifient plus rien d’autre que la remontée à la source de leur sens habituel, requièrent une nomination, propre à en indiquer le statut et que — à défaut de mieux — on proposera d’appeler par le nom forgé d’anasémie14.

  1. Est-ce à dire que Derrida s’est senti en terrain connu, on hésite à s'avouer « séduit », puisque c’est précisément en partie son propre intérêt pour l’auscultation du sens qu’il retrouve, lui qui comme Abraham crypte et décrypte le langage ? Gageons qu’une phrase comme « la vigueur avec laquelle, il [le vocable] s’arrache littéralement au sens » ne pouvait que résonner pour lui avec une étrange familiarité. Cette fascination, nous sommes beaucoup à la partager, elle semble de fait voisiner — et donc par définition s'en différencier aussi — avec l’attention que porte l’analyste aux mots, et pourrait bien être à l’origine du succès de l’ouvrage. C’est précisément ce succès qu’il convient maintenant d’interroger, et pour ce faire, il va nous falloir commencer par un retour au texte de Freud.

  2. Nous n’avons assurément pas la place ici de revenir en détail sur le cas de l’Homme aux loups : il importe néanmoins de parcourir un certain nombre de points, avant tout rhétoriques, qui permettent d’interroger la place de l’interprétation avancée par Abraham et Törok. En préambule, et pour compléter mes réflexions précédentes sur la distance chronologique, je rappellerais que Freud met lui-même à distance le matériau rassemblé sous la menace d’une fin mise à l’analyse par le thérapeute.

Sous l’implacable pression de cette date déterminée, sa résistance, sa fixation à la maladie finirent par céder, et l’analyse livra alors en un temps d’une brièveté disproportionnée à son allure précédente, tout le matériel permettant la résolution des inhibitions et la levée des symptômes du patient15. »

  1. Aussi enclin qu’on soit à croire Freud aveuglément, la pression exercée sur le malade qui finit par trouver dans son souvenir une série d’éléments qui confirment les théories de son psychanalyste, a des allures d’enchantement, d’une magie à laquelle Freud est lui-même sensible puisqu’il décrit son sentiment d’être placé devant des « détails si extraordinaires et si incroyables » qu’il incite son patient « à une sévère critique de ses souvenirs16 ». Et d’ajouter aussitôt : « mais il ne trouva rien d’invraisemblable à ses dires et les maintint fermement17. »

  2. Il n’est nul besoin d’une oreille déconstructionniste pour noter ici qu’un doute ainsi fermement énoncé, même écarté, laisse des traces. Le lecteur du cas ne cessera plus de s’émerveiller ‒ et de remarquer son propre émerveillement ‒ devant un cas qui permet en moins de cent pages à Freud d’exposer en condensé l’identification, la castration, la formation du symptôme, la séduction, la dualité psychique, l’homosexualité latente, sans oublier l’hystérie, l’érotisme sadique-anal, la conversion du sadisme en masochisme, la névrose obsessionnelle, la phobie, les souvenirs-écrans, et j’oublie bien sûr le cheminement de l’interprétation des rêves, autour notamment des idées forces de condensation et de déplacement. Dans cette liste, suffisamment impressionnante, j’ai laissé ‒ contagion rhétorique ? ‒ un élément de côté que chacun aura sans doute rétabli pour lui-même, précisément parce que Freud en a retardé l’exposition. La théâtralité du procédé est soulignée par la réintroduction du doute, non pas sur les conclusions, mais sur les chances de réussir à les transmettre : « Je suis ici parvenu au point où je dois abandonner l’appui que m’a jusqu’ici offert le cours de l’analyse. Je crains que ce ne soit aussi le point où le lecteur me retire sa foi18. » Canalisant le scepticisme, Freud parvient sans doute à l'émousser.

  3. Enfin, arrive l’information centrale, la clef de voûte de tout l’édifice freudien — et on ne peut s’empêcher de noter le travail d’éloquence de la phrase elle-même qui diffère encore , le temps d'un dernière incise, la révélation :

Ce qui cette nuit-là (celle du cauchemar des loups) fut réactivé et émergea du chaos, traces mnémoniques inconscientes, fut l’image d’un coït entre ses parents19.

  1. Dans les pages qui suivent cependant, tout doute a disparu. Freud s’attache à calculer la date de l’observation ‒ l’enfant avait alors un an et demi ‒, à décrire les circonstances qui l’entouraient (malaria, accès de fièvre, autorisation de dormir dans la chambre des parents durant la sieste), ainsi que la scène « originaire » elle-même, un coït a tergo, trois fois répété, avec vision précise des organes génitaux de ses parents. Adroit rhéteur, Freud anticipe les objections de ses lecteurs, annonce qu’il y répondra, mais réclamant un suspens de l’incrédulité tout romantique, il tient d’abord à établir des liens avec le rêve, les symptômes et l’histoire de la vie du patient. Pour l’essentiel, je rappellerai ici que l’observation de ce qui est d’abord perçu comme un acte de violence à l’encontre de la mère, puis compris comme la source chez elle d’une indubitable satisfaction, amène le désir d’être sexuellement satisfait par le père, mais parce que se fait jour la nécessité pour parvenir à ces fins de la castration, redoutée plus que tout, l’objectif sexuel passif féminin « succomba au refoulement et dut être remplacé par la peur du loup20 » (357).

  2. On ne discutera ici ni de la validité des conclusions ni de leurs conséquences. Toutefois, on soulignera qu’elles sont présentées comme certes étonnantes mais néanmoins irréfutables. Quelle n’est alors pas la surprise du lecteur de voir Freud les remettre lui-même en question en envisageant que l’adulte ait pu construire pareils fantasmes, présentés alors comme des « produits de son imagination […] destinés à détourner son attention du présent21 ». Il parle même de « reconstruction » dans la cure, en lieu et place du souvenir, et il est essentiel de comprendre qu’il parle ici de reconstruction comme un travail conjoint du patient et de l’analyste. À peine a-t-on acquiescé mentalement à cette proposition cependant que Freud la contredit à son tour : le souvenir absent est remplacé par le rêve, qui convainc patient et analyste de la réalité des scènes primitives en question. Nous voici donc ramenés à l’idée force de la scène primitive réelle telle qu’elle a été minutieusement décrite par le patient, puis par Freud. Nouveau coup de théâtre : s’il est indispensable au regard du développement de la névrose et de ses formes spécifiques que l’observation d’un coït a tergo ait eu lieu, Freud concède maintenant qu’il a pu avoir d’autres acteurs que les parents. Pourquoi pas une scène entre chiens que l’enfant aurait ensuite déplacée ? Une dernière fois cependant, Freud nous bouscule en réaffirmant la fréquence à laquelle son expérience lui a montré que c’est bien à un véritable rapport sexuel de cette nature — qui seul permet la précision de la découverte des organes en action — auquel l’enfant a assisté entre ses parents.

  3. Pourquoi tant de revirements ? Pourquoi prendre le risque d’agacer son lecteur, et même de faire naître en lui une incrédulité qui pourrait contaminer sa réception de tout l’exposé et même des théories analytiques ? Comment ne pas songer ici à Michel Onfray et aux accusations de manipulations portées contre Freud ?

  4. C’est l’hypothèse fondamentale de ma lecture que Freud nous met précisément dans la position d’oscillation qui va lui permettre d’introduire ce qui est à mon sens la démarche la plus stimulante de son exposé, qu’il ne livre qu’en conclusion, et dont il a l’habileté de la présenter comme marginale, de la situer en apparence dans le seul contexte de la polémique qui le sépare de Jung sur la question de la préséance de l’héritage phylogénique :

J’aimerais certes moi-même savoir si la scène primitive, dans le cas de mon patient, était un fantasme ou un événement réel, mais eu égard à d’autres cas semblables, il faut convenir qu’il n’est au fond pas très important que cette question soit tranchée22.

  1. Le renvoi (sans autre précision) à L’Introduction à la psychanalyse (1916 alors que la première publication de « L’Homme aux Loups » date de 1918) permet d’éclairer cette part faite au doute, et d’y lire même une intuition fondamentale :

Il (le patient) a de la peine à nous comprendre lorsque nous l’engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, tels qu’ils nous les racontent et que nous voulons élucider, sont vrais ou faux. Il est pourtant évident que c’est là la seule attitude à recommander à l’égard de ces productions psychiques. C’est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c’est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et au point de vue de la névrose, ce n’est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses, c’est la réalité psychique qui joue le rôle dominant23.

  1. Au cœur de cette citation, on l’aura compris, le paradoxe conceptuel de « réalité psychique », tel qu’il n’était pas besoin de l’opposer à « réalité matérielle » pour en faire mesurer la radicalité. Les productions psychiques sont aspirées dans cette création langagière de sorte que leur irréductible opposition est maintenue jusqu’au bout et pourtant dépassée dans le nouveau concept paradoxal ainsi construit et simultanément déconstruit.

  2. Quand Freud dit, avec encore un certain degré de prudence, que cette « réalité psychique » joue le rôle dominant, n’implique-t-il pas en fait que toute réalité ne saurait être que psychique, puisque fantasmes et observations font l’objet d’une même élaboration, qu’ils sont également « créés ». C’est cette idée, dépliée, déployée, qui aboutit à la formulation que nous avons relevée et dont la simplicité dissimule les enjeux : il n’est au fond pas très important que cette question soit tranchée. Ce que Freud produit ici, c’est un suspens de la pensée, héritier de celui de l’incrédulité exposé plus haut, mais dans une radicalité absolue, pareille à la découverte de ce signe chinois, shern syr, qui signifie à la fois vie et mort, pareille aussi aux effets produits par les exemples égyptiens donnés par Freud dans « Des sens opposés dans les mots primitifs », ou enfin, plus proche de nous, pareille à la coexistence des contraires dans un verbe aussi courant que l’anglais « cleave », qui signifie à la fois, cliver, fendre ET coller, adhérer, rester attaché.

  3. Il est tentant de rapporter ces confrontations déstabilisantes, mais toutes intellectuelles, à l’expérience plus sensible du transfert, et je rappellerai volontiers le souvenir d’un tout premier entretien en hôpital de jour où une jeune patiente s’était dit dans l’impossibilité de me parler parce que derrière moi, se trouvait un arbre où étaient accrochés des pendus. Soucieux d’utiliser un savoir droit sorti des manuels de psychiatrie — et sans doute de mettre à distance une émotion bien éloignée de la neutralité bienveillante — je m’étais empressé de tenter d’amener l’adolescente ; appelons-la Léa, à critiquer son hallucination : « Et si je me retourne, moi, je le verrai cet arbre ? » La réponse ne s’était pas fait attendre : « Ben non, vous n’êtes pas fou ! » Sidération que cet instant où s’affirment la raison et la folie, mise à distance, niée au moment même où elle s’énonce, mais reprise, conservée intacte dans la différence posée d’une réalité autre, psychique et tenue pour telle, au contraire de s’énoncer commune dans un délire qu’elle aurait pu imaginer à deux. Ajoutons que par la grâce de pareille réponse, les positions telles que la jeune fille a pu se les représenter s’inversent : non seulement, elle dit en le niant « vous êtes fou », mais elle s’arroge le privilège du diagnostic et créé effectivement les conditions d’une telle déstabilisation qu’elle s’apparente, fugitivement, à la folie que Léa me prête en déclarant le contraire. Ajoutons, dernière possibilité qui n'invalide en rien les précédentes, que Léa ait voulu faire preuve d'humour...

  4. C’est, je le répète, à ce point de sidération que conduit « L’Homme aux Loups », précisément parce que les contraires n’y sont pas résolus, que la scène originaire a été observée et ne l’a pas été. Que se passe-t-il alors quand Abraham et Törok viennent nous livrer leur interprétation, et surtout, comment s’y prennent-ils ? On ne peut manquer d’être frappé, après l’annonce claironnante de résolution que nous avons relevée, de la place presque fugitive donnée dans le corps de l’essai à ce qu’ils considèrent comme le secret encrypté de l’homme aux loups : l’observation d’une scène de séduction de la sœur par le père, totalement absente du récit du cas livré par Freud, absente également des souvenirs de Serguei, absente du compte-rendu les deux tranches d’analyse avec Ruth Mack-Brunswick, menées en 1926-27, puis durant plusieurs années à partir de 1929. (On note par exemple : « Tout le matériel infantile se trouve là, rien de nouveau ne se révéla au cours de l’analyse faite avec moi24 » et plus loin : « la seconde analyse corrobore la première dans tous ses détails et de plus ne met à jour pas une seule parcelle de matériel nouveau25. ») Absente enfin des souvenirs de Muriel Gardiner qui a rencontré l’Homme aux Loups plusieurs fois et entretenu avec lui une longue correspondance, avant d’éditer en 1971 un recueil de tous les textes importants concernant le cas, y compris les souvenirs personnels du sujet. Cette scène de séduction, déduite de l’auscultation minutieuse des signifiants au terme d’un exposé dont la complexité interdit le résumé, a peut-être eu lieu. Pourtant, exprimé ainsi, le doute dissimule l’essentiel : avec la même radicalité que nous venons de repérer chez Freud, Abraham et Törok présentent cette scène à la fois comme une réalité indubitable et comme une fiction. Peu importe au fond que l’on soit ou non convaincu par leur intuition, que l’on conteste ou non la possibilité clinique d’une incorporation successive de la sœur et du père aboutissant à une mise en crypte telle que les auteurs en ont théorisé l’existence à partir des énoncés de Ferenczi. L’essentiel me paraît être le paradoxe du mode même de cette hypothèse : dans le même temps, les auteurs ont déchiffré le secret de l’Homme aux Loups et ils réaffirment le caractère « entièrement fictif » de leurs considérations26.

  5. On peut être agacé ou séduit par les procédés employés pour étayer l’hypothèse de départ (séduction et double incorporation, que « l’écoute de Freud n’aurait perçu qu’inconsciemment » (88).. Je me contenterais d’en rappeler ici une des étapes, que rapporte d’ailleurs Derrida dans « Fors », sa préface, par laquelle passent les auteurs pour mener à bien leur cryptographie, l’entreprise de déchiffrement sur un modèle hiéroglyphique qui les mène à leur conclusion. On relève, aussi conquis qu’il semble être par cette élaboration, que Derrida, se penchant sur l’étude des effets de langue et la résonance des signifiants opérées dans le Verbier, parle de « machinerie » et même de « machination verbale », qu’il justifie rétroactivement par ce qu’il nomme « l’initialité du traumatisme reconstruit ou conjecturé27 ». N’est-ce pas dire que si le diagnostic final peut convaincre, les détours langagiers qu’il emprunte ont un tour un peu forcé ? Il n’est pas certain que Derrida le pense, il est en tout cas certain qu’on peut le penser.

  6. Résumons donc l’étape en question : Ich stehe vor dem Kasten signifierait « je mens ». Il faut pour cela supposer que s’établit dans l’inconscient dit bilingue du sujet (d’où l’importance de l’anglophonie rappelée plus haut comme une découverte essentielle) une équivalence entre « stehen » et « stand », lequel est le contraire de l’anglais « lie », qui en plus d’ « être allongé », signifie « mentir ». Grâce au mécanisme courant dans le rêve, le mensonge s’exprimerait donc par son contraire. La même impression est produite par le jeu des signifiants central sur « tieret » (que je n’aurais pas ici la place de détailler), sur l’improbable homophonie du mot « loup » en anglais et « braguette » en russe…. Bref, autant le dire sans ambages, ces analyses fondées sur le langage, empreintes à tout le moins d'une certaine artificialité, ne peuvent convaincre qu’un amateur de rébus et de jeux de mots que ne devrait pas se contenter d’être l’analyste. Serait-ce à dire que l’analyse, au contraire de tout ce qu’a patiemment démontré Freud et d’autres à sa suite, ne s’appuie pas sur la dérive des signifiants, le jeu des sonorités, l’homophonie… ? Assurément pas. Mais le garant de cette pratique, pour séduisante qu’elle puisse paraître à certains à la lecture, n’est autre que le cadre. Dans l’espace analytique, les phénomènes de correspondances, de rime, de jeux dans la langue prennent un sens qu’ils ne peuvent avoir hors de lui, et qu’on ne saurait leur conférer sans risque de provoquer une pénible impression de gratuité, sinon de facticité. Le système lui-même, baptisé « cryptonymie », qui consiste à remplacer un mot par un synonyme de son allosème (sans parler du passage par d’autres langues comme dans l’exemple précédent) dit assez nettement, me semble-t-il, sa nature « intellectuelle » pour qu’on le reconnaisse essentiellement étranger à la pratique de l’écoute analytique, même la plus attentive au langage.

  7. Ce n’est donc pas, selon moi, dans ce jeu trop complexe des signifiants que réside la fascination durable exercée par Le Verbier, et d’ailleurs pas là non plus que Derrida voit, je pense, l’intérêt du texte. C’est sans aucun commentaire qu’il rapporte la technique de cryptonymie précédemment décrite. On peut en revanche parier sur le fait qu’il trouve dans le paradoxe souligné, dans la manière dont Abraham et Törok s’insinuent dans le doute qu’ils perçoivent chez Freud quant à ses propres affirmations28, la façon, disent-ils, dont « l’exposé est miné d’une incrédulité sournoise29 », suffisamment de raisons de se pencher sur le Verbier et de le publier. On pourrait relever à l’infini toutes les formulations de Derrida marquées au coin du paradoxe tel que j’ai tenté d’en rassembler les définitions et qui riment avec les interprétations d’Abraham et Törok. À commencer par le pluriel de ce « Fors » qu’il prend pour titre, qui appelle, dans sa connotation juridique, puis religieuse, la distance d’un jugement tout en renvoyant inexorablement, dans son usage détourné, à un « intérieur », un intime plus ultra. L’idée même d’incorporation porte en elle pareil potentiel d’oxymore dépassé, comme le montrent des formulations telles que : « ce que commémore la crypte, ce n’est pas l’objet lui-même, c’est son exclusion30 » ; « tenu en vie afin d’être tenu pour mort31 », que choisit Derrida pour gloser le texte du Verbier. Ne dit-il pas ensuite, en miroir : « ll y faut toujours silencieuse, la contradiction née de l’incorporation elle-même. Elle ne cesse d’opposer deux forces tendues et incompatibles, l’une contre l’autre bandée » avant de citer : « “plaisir mortifère”, “double exigence contradictoire : que le pénis du Père ni ne périsse ni ne jouisse” .32 »

  8. Parce qu’il lit et préface depuis sa place claire de philosophe déconstructionniste, au contraire de celle, ambiguë, d’Abraham et Törok, interprètes textuels ici, psychanalystes hors de l’espace analytique, Derrida laisse se déchaîner le paradoxe dans sa violence même. On ne peut s’empêcher de rappeler qu’à l’inverse, les auteurs du Verbier, saisis par cette même violence, sensibles, nous l’avons vu, à l’irrésolution de l’exposé de Freud, avaient éprouvé l’impérieuse nécessité d’ajouter le mot de la fin au récit d’un cas qui, dans les applications les plus paradoxales de la « réalité psychique », invitait pourtant à interdire toute clôture et à accepter la sidération.

  9. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que ce ne sont pas toujours les psychanalystes qui ont accepté ce que la pensée de Freud, dans ses implications les plus déconstructionnistes, a de fertilement déstabilisant. On songe cependant ici aux allusions répétées que fait Bion dans ses séminaires cliniques à la negative capability de Keats, cette capacité à accepter l’irrésolu, les incertitudes, les doutes33.

 

Bibliographie

  • Abraham, Nicolas et Maria Törok. Le Verbier de l'Homme aux Loups.  Paris : Champs Flammarion, 1976.

  • Abraham, Nicolas et Maria Törok. L'Écorce et le noyau. Paris : Champs Flammarion, 1987.

  • Bion, Wilfred. Séminaires cliniques. Paris : Éditions d'Ithaque, 2008.

  • Derrida, Jacques. « Fors ». Abraham, Nicolas et Maria Törok. Le Verbier de l'Homme aux Loups. Paris : Champs Flammarion, 1976. 7-73.

  • Freud, Sigmund. « Des sens opposés dans les mots primitifs ». Essais de psychanalyse appliquée. Idées. Paris : Gallimard, 1976.

  • Freud, Sigmund. « L'Homme aux loups ». Cinq psychanalyses. Paris : PUF, 1984.

  • Freud, Sigmund. Introduction à la psychanalyse. Petite Bibliothèque Payot. Paris : Payot, 1972.

  • Gardiner, Muriel, éd. L'Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même. Connaissance de l’inconscient. Paris : Gallimard, 1981.

  • Jones, Ernest. La Vie et l'œuvre de Freud : II. Paris : PUF, 1961.

  • Racamier, Paul-Claude. Les Schizophrènes. Petite Bibliothèque Payot. Paris : Payot, 1990.

1 P.-C. Racamier, Les Schizophrène, 49.

2 Ibid.

3 S. Freud, « L'Homme aux Loups », Cinq psychanalyses, 326.

4 S. Freud, Lettre à Ferenczi du 10 février 1910, cité par E. Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, tome II, 293.

5 S. Freud, L'Homme aux rats : journal d'une analyse.

6 Ce texte fait partie de ceux qu'a rassemblés Muriel Gardiner sous le titre de L'homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même.

7 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 77.

8 Ibid., 78.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 J. Derrida, « Fors », Le Verbier de l’homme aux loups, 9.

13 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 43.

14 N. Abraham et M. Törok, L’Écorce et le Noyau, 210-211.

15 S. Freud, « L’Homme aux loups », 328-329.

16 Ibid., 329.

17 Ibid.

18 Ibid., 349.

19 Ibid.

20 Ibid., 357.

21 Ibid., 360.

22 Ibid., 399. (Je souligne).

23 S. Freud, Introduction à la psychanalyse, chapitre 23, 347. (Souligné par l’auteur).

24 R. M. Brunsick, « Supplément à l'“Extrait de l'histoire d'une névrose infantile” de Freud (1928) », M. Gardiner, L’Homme aux loups, 270.

25 Ibid., 309.

26 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 129.

27 Ibid., 58.

28 Voir l’avant-propos du Verbier, 85-86.

29 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 85.

30 Ibid., 18.

31 Ibid., 20.

32 Ibid., 14.

33 Lettre de Keats à ses frères du 21 décembre 1817 ; voir W. Bion, Séminaires cliniques, par exemple p. 62.

 



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