La dette envers l'enfance au miroir d'une dette envers la fille-soeur d'Oedipe

Natacha Israël

Résumé


Antigone est-elle vouée à ne pas exister en vue de la génération, en vue de fonder sa propre famille, parce qu’elle préfère se vouer d’abord à Œdipe, qu’elle accompagne à Colone, puis à Polynice dont elle honore la dépouille malgré l’interdit de Créon ? Est-elle vouée au sacrifice à cause de son attachement excessif au père-frère et à un autre de ses frères ? C’était probablement l’avis de Freud – un avis aujourd’hui discuté par Judith Butler, qui voit dans la fille d’Œdipe le rejet d’une norme dont Freud, en cela semblable à Créon, serait le champion. Si le geste de J. Butler entérine la thèse d’une Antigone en proie à des désirs socialement prohibés, il consiste à réhabiliter ces désirs à l’intérieur de la cité, face au Tyran, et à faire ainsi du combat d’Antigone un combat à la fois mélancolique et politique. La lecture lyotardienne d’Antigone consiste en général, quant à elle, à faire de la jeune fille la victime d’un différend entre deux « jeux de langage » irréconciliables, là où je propose de voir, tout autrement, la victime d’une excessive et fatale inquiétude – celle de Créon – motivée par la désobéissance. Plus inquiet, au dernier épisode de la tragédie, d’avoir bafoué la loi morale que d’avoir été contredit, Créon se dédit lui-même et tombe d’accord avec la jeune fille, laquelle s’est néanmoins déjà donné la mort après avoir été enterrée vivante. La tragédie encourage alors à interroger l’exigence initiale de la jeune fille, ce que je fais ici en m’efforçant de nuancer tant la grille de lecture freudienne que la lecture proposée par J. Butler, afin de revenir à la question de ce différend d’abord logé en nous-mêmes : celui de l’enfance et de la dette inaccordable envers celle-ci. Car nous pouvons encore rendre justice à Antigone à défaut de pouvoir résorber la dette envers notre enfance, toutefois à condition de supporter ladite dette, son existence, en sacrifiant quant à nous toute hâte, toute impatience à « enterrer » Antigone, fût-ce comme héroïne absolue (voire absolutiste) ou comme coupable de désirs incestueux (destructeurs pour les autres et pour elle-même). Je soutiens, en effet, que notre impatience à faire dire à la jeune fille ce qu’elle ne dit pas constitue une injustice dont la source loge elle-même dans notre hâte à juger, assigner, partant rejeter ce qui, souvent, résiste pourtant à la conceptualisation, même quand cette conceptualité s’applique à soustraire quelque chose à une autre conceptualité réputée « méchante ». Et je rapporte ici, ultimement, cette hâte à celle d’accorder l’inaccordable de l’enfance, au risque d’être injuste envers soi-même autant qu’envers les autres.


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